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Dominique Kalifa

« Le mythe de Fantômas est toujours vivant »

Dominique Kalifa

Historien de renommée internationale, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre de l’Institut Universitaire de France, collaborateur du quotidien Libération, Dominique Kalifa est l’un des meilleurs spécialistes français de l’histoire culturelle du XIXème siècle et du début du XXème. Ce brillant esprit, spécialisé dans l’histoire des déviances, dont l’œuvre considérable balaye à la fois l’histoire du crime et de ses représentations, celui de la délinquance et de la répression, du fait divers et de l’enquête judiciaire au XIXème, du métier de détective privé à celui de commissaire de police au XIXème, avec des ouvrages qui ont fait date, comme L’Encre et le sangCrime et culture au XIXème siècle, ou les passionnants Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, s’affirme aussi comme un chercheur de tout premier plan lorsqu’il se penche sur des sujets plus « légers » tel Fantômas, dont il présida jadis la Société des Amis. Signant dernièrement un excellent Tu entreras dans le siècle en lisant Fantômas paru aux éditions Vendémiaire, Dominique Kalifa s’interroge sur cette figure tutélaire d’un Génie du crime aux mille visages, sur ce mythe, cette création littéraire sans précédent qu’Apollinaire, Cendrars et Magritte célèbreront. Creusant aussi le sillon d’une réflexion originale sur la « Belle Epoque » comme catégorie rétrospective, Dominique Kalifa vient de publier aux éditions Fayard La véritable histoire de la Belle Epoque, récompensée par le Prix Eugène Colas de l’Académie Française.

Conversation avec un grand historien

Vous êtes un historien reconnu pour vos travaux sur l’histoire du crime. Pourquoi cet intérêt pour le crime ?

J’y suis venu par la littérature. Adolescent, j’aimais beaucoup Arsène lupin et je reste un « lupinologue » convaincu ! Maurice Leblanc est un véritable romancier, dont la langue est remarquablement limpide. Le personnage d’Arsène Lupin qu’il invente, drôle, séducteur, généreux, incarne à merveille un certain esprit « Belle Epoque » et une conception du panache et de l’aventure « à la française ». C’est pourquoi son œuvre reste lue aujourd’hui encore par les adolescents. Ce qui m’a intéressé dans le crime réside moins dans le fait social en lui-même que dans ce qu’il fait dire, fait voir, fait écrire. Mes objets de recherche ont longtemps concerné le mouvement, l’imaginaire social et culturel produits par le crime.

Vous avez publié deux livres de référence en la matière, L’Encre et le sang, puis Crime et Culture au XIXème siècle. Vous y écrivez que le XIXe fut obsédé par les affaires criminelles. A cette époque, on invente tour à tour la police judiciaire, la statistique criminelle, le reportage et toute une littérature du crime. Pourquoi cette fascination pour le crime ?

Ce siècle a eu besoin de reconstruire et de circonscrire assez clairement ses normes, ses frontières, ses limites. Or la seule façon d’édifier des normes, c’est de s’intéresser à ce qui peut les transgresser, à ce qui en constitue la menace. C’est pourquoi le souci de rationaliser, de codifier, de normaliser la société fut l’une des grandes affaires du XIXe siècle. Il lui fallait en conséquence explorer les mille et une facettes de cette transgression majeure que constitue le crime.

Aux Etats-Unis, ¾ des films relatent des crimes et se passent dans des commissariats. Aujourd’hui, les romans policiers fleurissent, les films sur les détectives attirent un public de plus en plus large. Pourquoi cette passion pour la transgression criminelle ? Est-ce pour voir jusqu’où l’homme peut aller ? Ou est-ce une façon pour l’être humain d’exorciser la violence qu’il porte en lui ?

J’ai évoqué ces questions dans le livre que j’ai consacré en 2013 à l’histoire des Bas-fonds. Je m’y attache à comprendre pourquoi nous continuons à produire des représentations de cet envers social, qui constitue la « part maudite » de notre société. Il y a beaucoup de raisons à cela : d’abord le fait que, même si cela opère malgré nous, les bas-fonds nous fascinent. La misère ou la transgression extrême suscite en nous un intérêt morbide et un désir refoulé. Quand on croise un de ces « naufragés » que produit notre société, on détourne le regard. Mais le détourner signifie que l’on a commencé par regarder. Fascination et répulsion marchent de conserve, plaisir et abjection aussi. Il y a une part d’érotisme en cela, même si c’est difficile à admettre, une attirance de nature quasi libidinale. Il existe aussi des raisons « morales » qu’il ne faut pas occulter. S’intéresser au mal, au sale, à l’abject pour tenter d’y mettre un terme, cela fut l’obsession de générations de moralistes et de philanthropes, et bien sûr de nombreux réformateurs, romanciers, sociologues, reporters comme les muckrackers américains du début du XXe siècle. Là-dessus viennent se greffer des réalités beaucoup moins nobles et plus mercantiles : les industries culturelles se sont très vite et très tôt emparées de ce phénomène-là et l’ont transformé en un marché extrêmement productif, sans doute l’un des plus grands marchés culturels contemporains.

Les bas-fonds, c’est tout ce qui est bas en l’homme ?

Bas dans le monde social et ses représentations, bas dans les représentations qui en sont faites, bas aussi dans les conceptions du corps. Ce que Mikhaïl Bakhtine appelait « le bas corporel » – ce qui est au-dessous de la ceinture, le sexe, l’excrément, la saleté, etc. – en est évidemment une composante essentielle.

Vous expliquez qu’au XXème siècle la presse qui se veut la gardienne de l’opinion, va utiliser « les récits du crime » pour affirmer son rôle dans la cité. Exploite-t-elle le malheur des gens ?

C’est une question complexe. Si la presse ne parle pas d’un crime, s’il n’est pas médiatisé, il n’existe pas socialement, en dehors du cercle restreint des victimes ou de leur entourage. La médiatisation des réalités criminelles est donc inséparable de leur existence sociale. Mais elle constitue aussi une « matière » médiatique productive, et à gros rendement, d’où le sentiment qu’on peut avoir d’une « exploitation ». En même temps, on n’a jamais tant écrit, tant représenté, ni tant mis en scène des violences criminelles, notamment homicides, et pour autant, dans nos sociétés occidentales, la courbe de la criminalité homicide n’a pas cessé de baisser.

Votre ouvrage Les Bas-fondsHistoire d’un imaginaire traduit en 4 langues (anglais, espagnol, portugais et japonais) a connu un beau succès de librairie. S’agit-il d’une description de « La Cour des Miracles » de Victor Hugo ?

L’expression « bas-fonds » apparaît, dans son sens social, en 1840. Ce livre analyse les raisons d’une telle émergence, mais s’attache à comprendre ce phénomène de façon beaucoup plus ample. Il en recherche les racines dans la tradition biblique – la ville corruptrice, Babylone, Sodome, Gomorrhe – pointe l’étape majeure du XIIIe siècle qui invente la notion de « mauvais pauvre » et poursuit l’analyse jusqu’aux représentations contemporaines des cités du mal que mettent en scène les jeux vidéo ou les films de science-fiction. « La Cour des miracles » renvoie bien sûr à une réalité des XVIe et XVIIe siècles, mais c’est Victor Hugo qui, en 1831 avec son roman Notre-Dame de Paris, donne à ce motif toute son épaisseur. Son roman le replace dans un XVème siècle, un Moyen Age fantasmé. Mais l’essentiel est que la publication de Notre-Dame de Paris précède de quelques années l’invention des bas-fonds. Mais autant qu’à la Cour des miracles, c’est en regard à des représentations religieuses que cet imaginaire se construit. Le monde des bas-fonds se pense dans une topographie verticale, il suppose un haut et un bas, un endroit et un envers. Il plonge dans l’abîme. La relation est claire à l’égard de l’imaginaire païen des enfers. En anglais, the underworld (l’expression émerge au sens social vers 1860) était utilisé jusque-là pour désigner les enfers païens. Toute exploration des bas-fonds tient de la catabase, descente vers les dessous du monde. Hugo, dans « Les Misérables », pense la notion en relation avec l’univers de la « caverne sociale », dans un même processus vertical. Mais son propos est optimiste : Jean Valjean va remonter des bas-fonds à la lumière, et c’est le message du roman. Aujourd’hui, les représentations des mondes infra-sociaux se construisent de manières beaucoup plus diffuses, et plus horizontales.

Le crime a-t-il une adresse ?

Oui. Le crime a une adresse, il réside précisément dans ces bas-fonds qui ne sont pas seulement des « lieux du crime ». L’expression associe étroitement le crime, le « vice » et l’extrême pauvreté. Ils constituent ce lieu, le plus souvent fantasmé, où, pense-t-on, convergent et se superposent ces trois notions. On peut imaginer toutes les circulations et les dialectiques possibles, qu’organise l’idéologie : cela peut-être la misère qui conduit au crime, ou le vice qui conduit au crime et à la misère, etc. La pensée sociale privilégiera le premier scénario quand la libérale validera le second.

Vous avez très récemment publié un superbe ouvrage, sorte d’abécédaire sur Fantômas et son mythe : Tu entreras dans le siècle en lisant Fantômas (éditions Vendémiaire). Parmi les entrées, au nombre de 32 (32 comme les 32 volumes des aventures de Fantômas), aucune ne concerne Fantômas lui-même. Pourquoi ? Parce que Fantômas est l’Insaisissable par excellence, « le bandit aux multiples avatars » comme le dira Michel Leiris. Il est tout le monde et personne à la fois… Finalement, Fantômas est sans identité. « Il n’existe pas » finira par dire le commissaire Juve. L’homme en noir est-il l’incarnation de la mort ?

Oui. De la nuit. Du crime aux mille visages. Il incarne, presque ontologiquement, le masque. Derrière la cagoule, il y a encore une autre cagoule, et encore une autre, et cela à l’infini… Fantômas est le héros phénoménologique d’un roman sans fond. Cela dit, on trouve néanmoins une entrée dans mon livre où Fantômas est identifié sous le nom de Gurn, qui est sans doute son vrai nom, en tout cas l’un de ses avatars les plus solides. Mais vous avez raison, Gurn n’est pas exclusivement Fantômas !

Le policier Juve, lui en revanche, existe bien. Il aspire, dites-vous, à être « le roi des policiers ». Un policier si populaire que tous les Parisiens le connaissent. Il déclare une guerre sans merci à Fantômas. C’est une course interminable qui se solde par un échec. Car Juve, écrivez-vous, ratiocine au lieu d’agir. Il n’est pas sans faire penser, dans son obstination maladive, au personnage de Victor Hugo, Javert. Javert qui poursuit Jean Valjean jusqu’en enfer…

Il y a un peu de ça… Le personnage de Javert, d’ailleurs, est lui-même un avatar de Vidocq, la figure matricielle, qui est aux sources de Javert chez Hugo (et aussi un peu de Jean Valjean) et avant lui, de Vautrin chez Balzac. Vidocq, personnage réel, est aussi le fondateur de la police judiciaire en France. Étrange pays que le nôtre où la police criminelle est créée par un… criminel. Ancien bagnard, puis mouton, indicateur, Vidocq joue si bien le jeu qu’il devient chef de la brigade de sûreté avant de fonder la première agence de police privée. Ses « Mémoires », publiées en 1828, sont aux sources de la littérature du crime.

Gouache originale de Camila Farina

Vous écrivez que le commissaire Juve qui incarne l’ordre « finit par être envoûté par celui qu’il doit combattre » par Fantômas. Juve est-il le frère, le double, le revers de la médaille de Fantômas ?

C’est ce que l’on apprend dans le dernier volume, La Fin de Fantômas… Pierre Souvestre, l’un des co-auteurs de la série, était suffisamment intelligent pour comprendre que l’histoire qu’il racontait tenait de l’épopée au sens fort du terme, une épopée familiale où dieux et demi-dieux, du haut de leur Olympe, regardent s’agiter les misérables mortels que nous sommes. Lady Beltham est la maîtresse de Fantômas, Hélène est sa fille, Vladimir son fils, et l’on apprend in fine que Juve est son frère. Difficile de faire plus familial. A ceci s’ajoute le thème, classique lui aussi, du Double, omniprésent dans la série. Durant tous les épisodes, Juve est fasciné par Fantômas, tout se dédouble en permanence, il n’est donc pas étonnant de constater que Fantômas et Juve ne sont que les deux faces du même Janus. Quant aux auteurs, ils étaient deux, Pierre Souvestre et Marcel Allain, lequel épousera après sa mort la femme du premier et viendra vivre dans son appartement.

Ce double, serait-ce le mal et le bien que l’on porte en soi ? Une sorte de Docteur Jekyll et Mister Hyde ?

Oui. D’où la dimension très mythologique de ce texte. Pierre Souvestre était un esprit fort. Il écrit Fantômas pour s’amuser et gagner de l’argent. Nous sommes évidemment face à de la littérature de grande diffusion. Un texte mal écrit parce qu’il n’est pas du tout écrit, mais dicté au « Parlograph » (ce sont les secrétaires de Fayard qui établissent le manuscrit à partir des rouleaux). C’est de de littérature à la chaîne, à la vapeur comme on disait du temps de Dumas. Pourtant cette histoire a été célébrée par tous les poètes et tous les artistes. Apollinaire le premier, puis Jacob, Cendrars, Cocteau, Desnos, Aragon, Queneau.

Le cinéaste André Hunebelle réalise trois Fantômas entre 1964 et 1967. Il est vilipendé par toute la critique. A l’époque, Jean-Pierre Bouyxou, un journaliste, va même jusqu’à écrire dans la revue « Europe » : « On a saboté un mythe, on l’a miné, on l’a assassiné. » Pourtant les films FantômasFantômas se déchaîne et Fantômas contre Scotland Yard sont de savoureuses comédies populaires qui connurent un grand succès. En quoi André Hunebelle a-t-il failli ?

Parce que Fantômas doit faire peur. C’est l’incarnation du mal, de la cruauté, de la violence. Chez Hunebelle, il perd son caractère sanguinaire et le film verse dans le burlesque. Nathalie Sarraute, dans Enfance, insiste sur cette dimension effrayante, les mains de Fantômas, les mains qui étranglent, les mains qui tuent. On songe à l’affiche du film de Paul Fejos en 1932 où les mains de Fantômas dessinent une terrible menace. Ces mains la terrifièrent. Dans les films d’Hunebelle, Fantômas fait plutôt rire. Je les considère pourtant comme des films importants. Nous sommes au début des années 60, l’imaginaire de la « Belle Epoque » commence à se dissiper, et la figure de Fantômas, comme les autres, décline aussi. En transposant le personnage dans la modernité des années 60, avec ses décors, ses avions, ses hélicoptères, en choisissant Jean Marais, un proche de Cocteau (qui, dit-on, lui conseilla d’accepter le rôle), en y ajoutant le masque bleu (le bleu du peintre Yves Klein, la couleur du « vide »), Hunebelle modernise la mythologie de Fantômas. Il la « james-bondise », ce qui est pour certains sacrilège, mais cela permet aussi de « recharger » le mythe. Un nouveau départ s’en suit, dans la bande dessinée italienne (Diabolik et ses nombreux épigones) ou mexicaine. C’est pourquoi Fantômas est vraiment un mythe fort, peut-être même le seul grand mythe culturel que le XXème siècle ait inventé. Un grand récit oral, collectif, ouvert à l’investissement, à la réinvention, qui nous parle du destin tragique de notre temps.

Gouache originale de Camila Farina

La fin du cycle se termine par une mort par noyade des personnages dans le naufrage du Gigantic. On songe évidemment au Titanic. La fin de Fantômas symbolise-t-elle celle de la « Belle Epoque » ?

Oui, indéniablement, tout autant que le naufrage du Titanic, belle époque miniature et flottante. Fantômas signe à la fois l’apogée et la mort de la « Belle Epoque », le baptême tragique d’un siècle qui conjugue le progrès et la mort de masse. Car n’oublions pas que Fantômas est un tueur de masse. Il incarne au mieux un siècle qui est à la fois celui du progrès et celui des grands massacres, il l’inaugure et le préfigure, le met en scène et l’incarne. C’est pourquoi on n’en a toujours pas fini avec Fantômas, ni avec le 20ème siècle.

Cet ouvrage « Tu entreras dans le siècle en lisant Fantômas » paru aux Editions Vendémiaire, est une pure merveille. Magnifiquement illustré par des gouaches de Camila Farina…

Oui, je suis heureux que vous le remarquiez. J’ai demandé à Camila Farina, une jeune artiste contemporaine, d’imaginer 32 gouaches originales, autant que les entrées de l’abécédaire, et bien sûr que les 32 volumes de Fantômas. Ce choix m’est d’emblée apparu évident. L’alternative était d’illustrer l’ouvrage avec toutes les couvertures, photos, montages, œuvres, extraits de films que nous connaissions déjà. Mais si le mythe était toujours vivant, ce qui était ma proposition, il pouvait donc continuer à inspirer des artistes contemporains… Les magnifiques gouaches de Camila en sont la preuve. Elles sont, pour quelques semaines encore, exposées à la Bilipo, la bibliothèque parisienne des littératures policières, 49 rue Cardinal Lemoine.

Dans votre livre, on apprend aussi qu’il y a un Fantômas qui a été incarné au cinéma par le père de Johnny Halliday !

Oui, Jean-Michel Smet, le père de Johnny. Il incarne Fantômas dans l’extraordinaire film du surréaliste belge Ernst Moerman, Mr Fantômas, 280 000e chapitre, tourné en 1937.

Enfin, il y a aussi le mythe littéraire de Fantômas…

C’est Apollinaire, le premier, qui encense Fantômas dès 1914. Il y découvre la poésie à l’état brut, une sorte de matière imaginative à l’état brut, de lyrisme extraordinaire, de créativité primitive. Et il entraîne à sa suite tous les artistes du Bateau-Lavoir, Max Jacob, Cendrars, Gris, Raynal. La jeune génération surréaliste suivra : Desnos, Perret, Queneau, Tanguy, Aragon, Prévert, qui tous célèbrent Fantômas. Magritte lui consacre quatre toiles. D’autres suivent.

Gouache originale de Camila Farina

Fantômas représente quoi pour tous ces artistes ?

Il représente une création littéraire qui prend la littérature pour ce qu’elle est, un exercice, une pratique. Son évident manque de sérieux ouvre toutes grandes les portes de l’imagination, de l’humour noir, de la poésie brute. Breton, et tous les surréalistes avec lui, furent transportés par l’écriture automatique abrupte et matricielle, qu’incarnait Fantômas.

Il y a aussi une part de rêve avec Fantômas ?

De rêve et de cauchemar ! Les adaptations de Louis Feuillade, considéré à juste titre comme l’un des plus grands cinéastes au monde, inspirent les poètes. Feuillade réalise cinq épisodes de Fantômas en 1913 et 1914, cinq films dans lesquels les artistes et les créateurs des années qui vont suivre repèrent quelque chose de la poésie brute et fonctionnelle engendrée par le siècle. Ce qui m’a le plus fasciné avec Fantômas, c’est l’incroyable destin d’un produit de la culture de masse transformé, érigé, encensé en forme pure de la créativité absolue.

Enfin Fantômas est un homme dominateur, un séducteur, un amant passionné. Toutes les femmes en sont folles… On n’échappe pas à l’emprise de Fantômas. Il a deux enfants, une fille et un garçon. Il séduit la femme de son fils, et entretient avec sa fille une relation ambigüe, à la limite de l’inceste. Fantômas n’est-il pas la figure parfaite du pervers ? Il vampirise les autres. « Les femmes deviennent sa chose ». Comme il n’est personne, comme il n’est qu’une coquille vide, il se remplit de la chair, de l’âme et de l’apparence des autres…

Hélène, on l’apprendra in fine, n’est pas la fille de Fantômas, mais le bandit lui-même l’ignore. Pierre Souvestre joue de toutes ces ambiguïtés. Fantômas, bien sûr, se nourrit physiquement et symboliquement de la richesse des autres. En ce sens, c’est un vampire. Mais c’est surtout un monstre humain, qui vole, tue, torture, pille. Une figure allégorique, à l’évidence. Il n’a pas de visage parce que le Crime n’a pas de visage. Les seuls traits qu’on lui a prêtés, sont ceux de l’acteur René Navarre, grande vedette du cinéma des années 1910-1920, qui incarne Fantômas dans les films de Feuillade. Il reçut des centaines de lettres d’admirateurs et d’admiratrices. Dans les films magnifiques de Louis Feuillade, l’ouverture est un fondu enchaîné des diverses apparences de René Navarre, des divers masques du bandit. Fantômas n’est rien d’autre qu’une illusion sur pellicule.

Vous vivez entouré de mythes fameux. Des héros, des détectives, comme Rouletabille, Fandor, de fins limiers comme Vidocq, des gentlemen cambrioleurs comme Arsène Lupin, des criminels comme Fantômas. Est-ce votre famille d’élection ? Vos multiples métamorphoses ?

Restons modeste. Mais je veux bien me reconnaitre dans la figure de l’investigateur, qui prend en ce début de siècle les traits du reporter ou du détective. Les analogies sont fortes entre le travail de l’historien et celui de l’enquêteur : même tentative de reconstitution rétrospective de la vérité. Mais je n’ai aucune fascination pour les criminels !

Pourquoi les années 1900 vous sont-elles si chères ?

Le Paris de 1900 est brillant… J’aime ce lien étrange qui y relie la « haute » et « basse culture », qui associe Fantômas et Apollinaire, le boulevard, les salons mondains et les bas-fonds de la pègre parisienne. C’est un moment de grâce. Sa dialectique et cette symbiose rend son étude passionnante. Même si j’aime camper en 1900, c’est aussi pour circuler à partir de là, en amont comme en aval.

Vous venez de publier un superbe essai sur la « Belle Epoque » qui a reçu le prix Eugène Colas de l’Académie française. S’il y a une « véritable histoire de La Belle Epoque » comme l’annonce le titre de votre essai, c’est qu’on nous a raconté des histoires… L’’imaginaire, la mémoire collective aurait-elle embelli, idéalisé les choses ?

L’expression « Belle Epoque » désigne par nature un âge d’or. C’est une construction assez tardive qui, effectivement, nous raconte de très belles histoires sur le début du XXème siècle. Non pas des histoires nécessairement fausses ou fantasmées, mais nimbées d’un éclairage enchanteur. A les écouter, on plonge effectivement dans ce qui serait l’enfance merveilleuse du XXème siècle, baignée par le progrès, la consommation, la liberté des mœurs, un monde qui aurait été englouti dans l’horreur de la première guerre mondiale. Tout n’est pas faux dans cette représentation. Mais c’est une représentation …

Peut-on dater exactement cette « Belle Epoque » ?

Ce que rétrospectivement on appela la « Belle Epoque » correspond à l’entrée dans le vingtième siècle. Impossible de dater ce phénomène culturel avec une régularité de métronome. Il a suscité bon nombre de débats chez les historiens, qui ont proposé des points d’entrée différents. Disons pour aller vite que le changement de siècle et l’Exposition universelle de 1900 constituent des repères assez fiables.

Peut-on dire que la «Belle Epoque » a duré de 1900 à 1914 ?

Oui, indéniablement, la Grande Guerre met fin à la « Belle Epoque ». Si le début est plus complexe à dater, la fin, elle, est évidente.

On parle de la « Belle Epoque » mais cette époque n’était pas forcément belle pour tout le monde. Belle pour les privilégiés et les Parisiens, elle ne l’est pas pour les couches sociales défavorisées, les pauvres, les ouvriers, les provinciaux…

La société française est fortement inégalitaire. Pourquoi le serait-elle moins en 1900 qu’aujourd’hui ? Pourtant, même si elle connait de larges poches de misères et des situations terribles dans le monde ouvrier, ce début de siècle est marqué par une réelle embellie économique et sociale. Les niveaux de vie moyens et la consommation augmentent, la tendance est à l’amélioration relative, mais générale, des conditions de vie. L’accès à la culture se généralise, au travers du journal, du livre populaire, du café-concert puis du cinéma. Reste que l’album légendaire de la « Belle Epoque » a longtemps été centré sur les seuls milieux mondains et aristocratiques, le monde du théâtre, les élites sociales et culturelles. Sur la « vie parisienne », qui est aussi celle des châteaux, des stations balnéaires ou thermales.

L’historien Dominique Kalifa

En parlant des années 1900, Maurice Chevalier écrit « Dieu que Paris semblait heureux de vivre ». Vous relatez effectivement que ce début de siècle fut une période de paix, de prospérité, de légèreté, de joie de vivre, de douceur, de flonflons, d’exceptionnelle créativité littéraire, d’inventions esthétiques et d’exploits scientifiques (La « Belle Epoque » c’est l’avènement de l’électricité, l’inauguration du métro en juillet 1900, L’Exposition Universelle, Les Jeux Olympiques de 1900, les Frères Lumière qui inventent le cinématographe, les avant-gardes culturelles). Pourtant, même à cette époque, il y a des menaces, des zones d’ombre…

Parce qu’une société n’est jamais blanche ou noire… De surcroît, comme la quasi-totalité des éclairages que nous avons de cette époque, à commencer par l’expression « Belle Epoque », sont des éclairages rétrospectifs, ces représentations n’ignorent pas que cette période se termine mal. Mécaniquement, cette fin tragique pèse sur notre lecture. J’ai tenté, dans ce livre comme dans les précédents, de lutter contre toute téléologie et tout anachronisme. Faire de l’histoire des représentations, c’est comprendre comment les individus, les hommes et les femmes, ont habité leur temps, comment ils ont donné du sens au monde qui les entoure. Ces deux écueils, l’anachronisme et la téléologie, nous guettent en permanence. Il convient donc à mon sens de réprimer ce que nous savons par ailleurs, c’est-à-dire la fin de l’histoire, puisque les acteurs, eux, ne la connaissaient pas. C’est évidemment un exercice difficile, mais c’est essentiel si on veut comprendre comment les gens ont vécu; or les Français de 1900 n’ont jamais vécu la « Belle Epoque », ils n’ont jamais pensé leur temps comme tel, ils ont seulement profité de leur vie.

Vous écrivez que le naufrage du Titanic, le 12 avril 1912, « sorte de Belle Epoque flottante et miniature » préfigure le cataclysme qui va engloutir cette société insouciante du plaisir et de la fête. Puisque tout s’achève brutalement le 1er août 1914 par la guerre et les tranchées…

En effet. L’image que nous avons de La « Belle Epoque » est le produit de très nombreux facteurs. De la littérature, des souvenirs, du cinéma, de tout ce que la production culturelle nous a légué comme éclairage sur cette période. Mais rien ne prouve que les contemporains, les hommes et les femmes de 1900, aient vraiment ressenti les choses comme tel. Mon livre cherche à restituer la façon dont les acteurs ont vécu leur temps, mais il s’efforce aussi de comprendre pourquoi nous avons par la suite construit et diffusé des représentations du début du siècle. Comme toute séquence historique, les années 1900 ont été en permanence réinventées.

Quand est apparu pour la première fois l’expression « Belle Epoque » ? Vous énoncez finement que « nommer n’est jamais neutre ». Qu’est-ce qui est à l’œuvre politiquement, idéologiquement, derrière cette dénomination ?

L’expression commence à frémir à la fin des années trente. Vers 1936-1937, elle se diffuse pour désigner ce qui serait un bon vieux temps nostalgique. Mais ce n’est vraiment qu’en 1940, au début de l’occupation, dans le cadre d’un programme radiophonique diffusé sur Radio-Paris, une station allemande, que l’expression est explicitement associée aux années 1900. Radio-Paris était aux mains des nazis, mais pour éviter l’indigestion propagandiste, elle combinait émissions politiques et divertissements. Parmi ces programmes de distraction, l’animateur André Alléhaut eut l’idée de proposer une émission consacrée aux chansons « rétro », celles des années 1900, qu’il intitule « Ah la Belle Epoque ! ». C’est la première fois qu’on identifiait de façon évidente les années 1900 à l’expression « Belle Epoque ». Plus tard, ce furent aussi des spectacles de music-hall. Cette image de la France correspondait aux attentes des Allemands, elle était aussi pour nombre de Parisien une échappée hors d’un présent très difficile, une valeur-refuge en quelque sorte.

En exergue du « Voyage au bout de la Nuit », Céline écrit que la guerre c’est « de l’autre côté de la vie ». « La Belle époque », c’est « le bon côté de la vie » ? La jeunesse, l’âge de l’insouciance, le temps des illusions…

C’était bien sûr, une forme d’évasion, une façon de retrouver son âge d’or, sa belle époque, sa jeunesse. Et cela continua à la Libération et durant la Quatrième République. La France affaiblie éprouvait le besoin de se ressourcer dans le temps de sa splendeur passée. Avant d’être un livre, la « Belle Epoque » était un cours dispensé à la Sorbonne. Nous avons, avec des étudiants, réalisé un petit micro-trottoir pour interroger les gens sur ce que représentait pour eux la « Belle Epoque ». Les plus lucides nous dirent : « La Belle Epoque c’est quand on est jeune, quand on est amoureux ». C’était déjà ce que Roland Dorgelès écrivait au début des années 1950 : la Belle Epoque, c’était le temps de mes vingt ans, en 1900, sur la butte Montmartre.

La « Belle Epoque » a une dimension festive évidente. A-t-elle aussi une dimension érotique ?

Oui, une très claire dimension érotique et sexuelle. L’album « Belle Epoque » diffuse un imaginaire où les mœurs sont libres. Il évoque les cocottes, les grandes courtisanes, les maisons closes, les premiers films pornographiques. On imagine une légèreté qui rendait la vie plus facile .En réalité, cette société restait très normée, la syphilis inquiétait, la prostitution aussi, et l’on est encore loin d’une quelconque révolution sexuelle. Mais l’esprit est gaulois, indéniablement.

Pour ne pas être gagné par le découragement et supporter l’insupportable, l’homme a-t-il besoin de se voiler la face, de falsifier la réalité et de célébrer ce qu’il y a de bon, de meilleur en lui. En ignorant par exemple que l’homme est un loup pour l’homme, que la réalité, c’est la guerre…

Les sociétés ont besoin d’épouvantail, Fantômas en est un, mais elles ont autant besoin de valeurs refuges, de se réinventer des paradis terrestres. La « Belle Epoque » est un de ces Eden. Les âges d’or se créent généralement lors des périodes ou des moments de « fondation », dont toutes les civilisations ressentent le besoin. Pour se rassurer. Pour se ressourcer. Pour exister. Le XXème siècle, « siècle des extrêmes » selon l’expression d’Éric Hobsbawm, siècle de la mort de masse et des grands massacres, eu aussi besoin de son baptême. Pour les Français, 1900 représente ce moment où le pays est puissant, où le régime républicain triomphe, où l’empire colonial est à son zénith, où la France est une puissance écoutée du concert des nations. Entre 1900 et 1914, Paris est sans doute la capitale culturelle la plus attractive du monde. L’année 1913 est considérée dans le monde entier comme l’annus mirabilis de la création esthétique, annonciatrice d’un XXe siècle culturel qui y serait tout entier contenu. La thèse ne manque pas d’arguments. En 1913, Proust publie le premier tome de la Recherche et Valery Larbaud A. O. Barnabooth, Cendrars et Sonia Delaunay composent la Prose du Transsibérien, Apollinaire célèbre les peintres cubistes, Stravinsky fait jouer le Sacre du printemps et Schönberg Pierrot lunaire. Cette extraordinaire vitalité, matricielle, semble ainsi emporter l’Europe sur la voie de l’innovation, et se cristallise à Paris, capitale culturelle. Que cette célébration de la « Belle Epoque » débute en 1940, un moment où la France vaincue, amoindrie, humiliée, collabore avec l’occupant nazi, ce n’est pas un hasard non plus.

Sur quoi travaillez-vous actuellement ?

J’achève un manuscrit sur l’imaginaire amoureux et sensuel de Paris…

Propos recueillis par Isabelle Gaudé

Dominique Kalifa à l’Université Keio de Tokyo avec son collègue Kosei Ogura qui a fait traduire la Belle Epoque en japonais

« PARIS, une histoire érotique », un remarquable essai de Dominique Kalifa. A lire absolument…

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