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L’Enchanteur du Bristol

Eric Frechon, le Chef triplement étoilé du Bristol

Sa cuisine est époustouflante. Il est l’un des meilleurs cuisiniers au monde. Un modèle pour tous et une source d’inspiration pour les chefs de la jeune génération. Pénétrer dans l’univers gastronomique d’Eric Frechon, c’est s’embarquer pour Cythère. On ne touche plus terre, catapulté jusqu’aux étoiles par l’échelle aromatique, l’alchimie des flaveurs inédites, les sapidités inimitables de ce génie de la cuisine. On adore sa poularde de Bresse transfigurée par un bouquet d’écrevisses, comme des roses pimpantes de la mer qui piqueraient au vif une volaille bien terrestre. On s’enthousiasme pour ses sublimes macaronis farcis, truffe noire, artichaut et foie gras, gratinés au vieux parmesan. On pleure de plaisir devant ce mémorable rouget de roche, émouvant comme un tableau, avalé par une fleur de courgette et farci d’un caviar d’aubergine… A la table 3 étoiles d’Epicure, le corps tout entier est convié au plaisir. Même le cerveau est à la fête. En bouche, on va de surprise en surprise, le palais vibre, s’émerveille au contact de saveurs inoubliables, de tendres textures, et de parfums rares comme si l’excellence d’un plat avait le pouvoir d’affiner nos sensations. De les décupler, de les révéler. C’est la richesse de l’aliment qui en nous donnant son goût « ouvre en nous une nouvelle bouche, une deuxième langue » affirme Michel Serres dans son essai « Les Cinq Sens », soulignant au passage qu’étymologiquement « l’homo sapiens » est l’homme qui sait goûter, qui a le palais délicat. Ce n’est donc pas un hasard, si tous les palais fins se pressent des quatre coins de la planète, pour savourer à la table d’Epicure, ce temple gourmand incontournable, la cuisine hautement poétique de ce magicien, ce maître qu’est Eric Frechon. Un festin de Frechon, c’est la félicité assurée. C’est fulgurance sur fulgurance. C’est tout simplement Eric Frechon…

Qu’est-ce qui a de l’importance pour vous dans la vie ?

Le plaisir, au sens large du terme.

Pour vous la cuisine, c’est le goût des autres ?

Non, c’est mon goût, que je partage !

Avez-vous un souvenir inoubliable en matière d’émotion gustative ?

Oui, les senteurs de la tarte aux pommes de ma maman… Sinon, je garde en mémoire un souvenir assez désagréable : la première fois que j’ai goûté du caviar. Autant maintenant, j’adore parce que c’est un mets que l’on apprend à déguster, c’est le fruit d’une éducation, autant la première fois, je n’ai pas aimé du tout.

Avez-vous déjà goûté chez vos confrères une recette sublime ?

Evidemment ! La première qui me vient à l’esprit, c’est une bécasse absolument incroyable de Ducasse, au Louis XV à Monaco. Ce souvenir remonte à une trentaine d’années.

Vous sentez vous à votre place, chez vous, dans une cuisine ?

Oui, je suis très à l’aise dans mes cuisines, parce que j’aime être en contact avec les jeunes, j’aime cette dynamique et cette passion.

Votre plus grand bonheur professionnel a-t-il été l’obtention du titre de Meilleur Ouvrier de France en 1993 ?

En fait, j’en ai eu deux : il y a d’abord eu le titre de Meilleur Ouvrier de France, un titre personnel puis l’obtention des trois étoiles, qui récompense toute une équipe.

Feuerbach affirmait « L’homme est ce qu’il mange ». Quel est votre rapport à la nourriture ?

Ce sont souvent les cordonniers les plus mal chaussés ! Nous, les cuisiniers, nous goûtons énormément de choses à longueur de journée mais nous avons du mal à faire de vrais repas assis. Donc, notre rapport à la nourriture n’est pas tout à fait normal !

Quelle a été votre plus belle rencontre dans le monde de la cuisine ?

Pour n’en citer qu’une, ce serait Paul Bocuse.

Poularde de Bresse en vessie

De quoi êtes-vous le plus fier ? De votre ascension fulgurante, d’avoir épinglé trois étoiles au firmament du restaurant Epicure ou d’avoir enchanté le palais de milliers de gastronomes ?

Incontestablement, d’avoir enchanté le palais de milliers de gastronomes !

Pensez-vous que l’estomac influe sur le cerveau ?

Lorsqu’on a faim, on éprouve une frustration, il suffit de combler cette faim pour ressentir aussitôt la satisfaction de la satiété, donc une forme de bien-être. Un estomac heureux, c’est un cerveau enclin à l’optimisme. Panse et penser vont de pair ! Ils sont indissociables. Les sensations gustatives réveillent, stimulent l’intellect. La nourriture enseigne des choses à l’homme et renseigne sur l’homme. C’est pour cette raison que ce rapport à la nourriture me semble si important. Brillat-Savarin d’ailleurs ne cessait de répéter : « Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es ».

Le restaurant Epicure

Vous êtes à la tête du restaurant du Bristol : Epicure, du nom du philosophe grec. On confond souvent l’épicurisme avec l’hédonisme, croyant qu’être épicurien, c’est ne songer qu’aux plaisirs, par exemple les plaisirs de la table avec tout ce que cela comporte d’excès. Or, c’est tout le contraire, l’épicurisme est un ascétisme. Dans sa correspondance à un ami, Epicure écrit : « Envoie-moi un petit pot de lait caillé afin que je fasse bombance » Pour Epicure, on peut éprouver un grand plaisir avec un ingrédient tout simple. Le Bristol prône-t-il la même tempérance ?

C’est même notre philosophie ! On peut travailler du caviar, qui est un produit assez noble mais on va lui donner un poireau grillé, qui est quelque chose de très terrien, de très basique dans la cuisine, et ce sera en légume unique. On ne travaille pas que des produits nobles. On fait du radis-beurre, on fait du hareng pommes à l’huile, des choses vraiment toutes simples. C’est à nous, après, de les mettre en scène pour les rendre trois étoiles. On privilégie une extrême simplicité, en préservant et sublimant la quintessence du produit.

Vous êtes un merveilleux dialecticien de la gastronomie. Vous réconciliez l’irréconciliable, vous mariez des saveurs incompatibles, des alliances improbables. Par exemple, beaucoup de vos plats, infiniment originaux, célèbrent les noces de la terre et de la mer comme le foie gras de canard aux huîtres, la poularde de Bresse cuite en vessie aux écrevisses et truffes, le ris de veau aux couteaux, le lapin au poulpe. Cherchez-vous à inventer de nouvelles correspondances entre les ingrédients ?

Je suis né en Normandie, entre terre et mer, cela se ressent dans ma cuisine. C’est vrai que cette dichotomie m’intéresse tout particulièrement parce que ces mélanges surprenants, ces alliages inédits permettent d’innover et de rendre les plats plus originaux. Effectivement, c’est un peu ma patte mais c’est aussi ça le trois étoiles, c’est arriver à marier des choses à priori incompatibles, en mélangeant des ingrédients que d’emblée personne n’aurait eu envie d’associer. La règle du trois étoiles est que pour chaque plat, quand on goûte ce plat, on doit s’en souvenir. Un trois étoiles, c’est un plat de mémoire… Les plats de mémoire passent par l’originalité des plats, par le mariage des goûts, par un visuel surprenant, par la magie d’une saveur inoubliable, par une émotion mémorable.

La poularde de Bresse cuite en vessie, c’est un hommage à « Monsieur Paul » ?

C’est plutôt un hommage à la Mère Brazier, « Monsieur Paul » n’a fait que la réinterpréter à sa manière. Mais ces plats sont tellement représentatifs de la cuisine française qu’il faut garder ces traditions.

On dit que votre « Lièvre à la Royale » est à se damner. La sauce, sublime de bout en bout, est un morceau d’anthologie. Avez-vous fait évoluer cette recette au fil du temps ?

Je dis toujours, j’ai mis trente ans pour faire mon Lièvre à la Royale ! Quand on arrive dans le métier, on apprend à faire des Lièvres à la Royale. Une fois chef, vous réalisez votre premier Lièvre à la Royale que vous tentez d’améliorer d’année en année. Et puis un jour, vous vous dites « là, je l’ai ! » et à partir de là, vous n’y touchez plus !

Depuis combien de temps, n’y touchez-vous plus ?

A peu près quatre-cinq ans !

Est-ce difficile à réaliser comme recette ?

Selon moi, c’est la recette qui représente le mieux la cuisine française et le savoir-faire du cuisinier. Parce qu’il y a le choix du produit, il y a les marinades, il y a des cuissons, il y a des sauces, il y a des farces. C’est-à-dire que toutes ces traditions françaises se retrouvent en un plat. Sans compter la sensibilité du cuisinier. Prenez deux cuisiniers, avec la même recette écrite et les mêmes ingrédients, à l’arrivée, on n’aura pas le même Lièvre. Pour l’un, les os seront plus caramélisés, pour l’autre, la sauce sera plus onctueuse…

Pour un petit dîner chez vous, quel est votre menu préféré ?

Ce serait un bon poulet de ferme rôti. Avec en dessert, une tarte cuite (une tarte aux pommes ou une tarte aux pêches.)

Julien Alvarez, chef pâtissier du Bristol et Eric Frechon

Actuellement, quels sont les desserts à l’honneur sur la carte de l’Epicure ?

Il y a le citron de Menton givré au Limoncello. Comme j’aime bien recréer l’atmosphère des produits, nous donnons vraiment la forme du citron au citron. Julien Alvarez, notre chef pâtissier, a créé aussi un dessert au chocolat « Fève de Cacao », mousseux et croquant à la fois. On fait un lait fumé avec de la vanille, on lui fait un appareil mousseux à base de fève de cacao, avec de la fève de cacao cristallisée. On le déguste à même la cabosse du chocolat.

Dessert « Fève de cacao »

Votre cuisine est intemporelle, elle n’épouse pas les modes mais les saisons. Vous ne cherchez pas à être tendance, vous cherchez juste à être pleinement vous-même. Est-ce pour cette raison que vous êtes devenu le chef le plus à la mode ?

Je ne suis pas le plus à la mode… mais effectivement, je fais une cuisine intemporelle, ça c’est certain ! Je ne n’endors jamais sur ce que je fais, je remets tous les ans tout en question, à part bien sûr quelques recettes incontournables comme La Poularde de Bresse et Le Lièvre à la Royale où je sens que je ne pourrais pas les emmener plus loin, tellement elles sont abouties. Mais sur tout le reste, en effet, ce sont les saisons qui nous font changer les cartes. Si, cette année, on a un très joli plat d’asperges (on les propose avec un sabayon au vin jaune), l’année suivante, on en recrée un nouveau pour essayer de faire encore mieux. Notre cuisine, c’est de l’intemporel qui dure dans le temps.

Un dîner à l’Epicure, c’est de la pure poésie, un rêve devenu réalité, une fête des sens, une expérience inoubliable ?

C’est ce que l’on tente de faire en tout cas, tous les jours et pour chaque personne. Nous sommes ouverts sept jours sur sept, midi et soir. Au total, 100 personnes œuvrent en cuisine, dans notre laboratoire de création, pour satisfaire les clients du restaurant l’Epicure, mais aussi du 114, la brasserie, du café Antonia en terrasse où l’on fait quand même 150 clients l’été, et du room service.

Vous avez de magnifiques mains ! La cuisine, c’est d’abord et avant tout le tactile ?

C’est drôle ce que vous dites… Quand on s’est connu, Clarisse (qui est devenue mon épouse) m’a dit « tes mains sont impressionnantes, je suis tombée amoureuse de tes mains » ! C’est un fait, la cuisine commence par le toucher. Quand on a un produit absolument magique en main, c’est plus que plaisant. On prend un grand soin à le lever, à le travailler, à le déposer dans une assiette. Par ce contact, on transmet de l’amour…

J’ai l’impression que vous avez le goût de l’absolu. Vous flirtez avec la perfection, l’excellence, sans jamais vous contenter du moyen ou du médiocre, comme si vous exigiez toujours davantage. Ce goût de l’absolu engendre le sublime. Etes-vous un perfectionniste ? Visez-vous toujours l’inaccessible ?

Vous m’avez parfaitement décrit ! Je suis un gros travailleur qui a réussi à développer les potentialités, les richesses qu’il portait en lui, grâce au Bristol, parce que dans cette belle maison, j’ai des patrons qui ont eu l’intelligence de me faire confiance, de m’accompagner et de me laisser m’exprimer. Ici on a la meilleure cuisine, la meilleure brigade, les meilleurs produits. Après, il n’y a plus qu’à s’exprimer ! Je suis un homme très heureux et accompli, même si c’est vrai que le désir de perfection rend parfois un peu insatisfait.

Le Bristol

Le Bristol est un sublime hôtel, c’est même l’hôtel favori des clients de Booking.com. Woody Allen a tourné « Midnight in Paris » au Bristol. Il y a séjourné durant plusieurs semaines. Comment est-il ?

Malheureusement, je ne l’ai pas croisé beaucoup, parce que ce sont des gens qui sont difficilement accessibles. De plus, il travaillait énormément. Il ne venait pas dîner au restaurant mais on a fait beaucoup de service en chambre.

Depuis des années, vous êtes célébré partout dans le monde. En 2009, en plus de recevoir le troisième macaron Michelin, vous êtes élu « Chef de l’année ». Dans la foulée et durant trois années consécutives, l’Epicure est élu « Meilleur restaurant d’hôtel au monde ». En 2015, vous êtes élu 7ème sur 100 (aux côtés de Pierre Gagnaire, Paul Bocuse, Alain Ducasse,Thomas Keller, Joan Roca, Michel Bras…) du classement des chefs du monde qui incarnent au mieux les valeurs de la profession et proposent une cuisine incontournable. Qu’est-ce que cela fait d’être l’un des plus grands chefs au monde ?

Honnêtement, je vous avoue que je ne fais pas trop attention à tous ces titres… Bien sûr, je suis très heureux et très fier de les recevoir ,mais je ne m’y attache pas. Je reste très humble là-dessus parce que demain tout peut changer. J’avoue que je ne me laisse pas distraire par ce qui se fait ailleurs, ni à l’extérieur ni même à l’étranger. Je vis tellement en autarcie ici que je fais ma propre cuisine telle que je la ressens, et je ne me laisse pas perturber par toutes ces modes, par cette course effrénée à la nouveauté, aux cuisines exotiques ou aux tendances fluctuantes.

Macaronis façon Eric Frechon

Avez-vous reçu au Bristol des Présidents de la République française ? Quels sont leurs plats préférés ?

Emmanuel Macron n’est pas encore venu… François Hollande est venu en banquet mais jamais au restaurant. Par contre Nicolas Sarkozy adorait mes macaronis (macaronis farcis truffe noire, artichaut et foie gras de canard, gratinés au vieux parmesan). J’aurais presque pu les appeler « Macaronis Nicolas Sarkozy » ! Il en a tellement parlé dans tous les articles de presse que ce macaroni est devenu la Soupe aux truffes VGE de Paul Bocuse !

Vous consacrez beaucoup de temps à transmettre votre passion de la cuisine, à former des apprentis, des stagiaires, des cuisiniers qui deviendront les Grands de demain. Pourquoi cette mission vous tient-elle tant à cœur ?

J’estime que le fait de passer Meilleur Ouvrier de France nous confère des devoirs. On a quelque part un devoir que l’on s’impose à soi-même – ce n’est pas une règle – qui est un devoir de transmission. Il s’agit de préparer les grands de demain, d’assurer la relève. A un moment donné, c’est une belle satisfaction pour nous aussi de voir ces petits grandir. Et puis c’est un peu ma cuisine, mon style, qui perdurera à travers d’autres cuisiniers. Ils garderont un « esprit Frechon » !

Ce sera « L’Ecole d’Epicure » !

Exactement !

Vous êtes à la tête du « Lazare » (un superbe « restaurant bistronomique » installé sur le parvis de la gare Saint Lazare), du « Minipalais » au Grand Palais, et du « Drugstore » Publicis en haut des Champs-Elysées. Vous signez la carte estivale d’un restaurant à Saint-Tropez « La Petite plage ». Vous écrivez des livres de recettes plus alléchantes les unes que les autres, comme « E » de Eric Frechon paru aux éditions Solar, qui composent une magnifique bibliothèque gourmande. Qu’est-ce qui peut encore faire rêver le fabuleux cuisinier que vous êtes ?

Le concours des Meilleurs Ouvriers de France arrive bientôt. Ce concours très exigeant qui récompense l’excellence du savoir-faire français demande des mois de préparation à tous ceux qui souhaitent le passer. On va tout faire pour aider les cuisiniers qui s’y présentent à décrocher ce titre prestigieux. Ce sont de vraies satisfactions pour nous. Après, il y a aussi les plus belles créations que l’on invente au quotidien dans nos cuisines….C’est ça qui nous fait vraiment rêver.

Enfin, avec qui aimeriez-vous dîner ?

Il y a énormément de personnes avec qui j’aimerais dîner ! Par exemple, Clint Eastwood, pour qui j’ai beaucoup d’admiration, j’adore ses films ! J’apprécierais aussi de partager un moment avec Michel Onfray autour d’une table, c’est un homme très intéressant…

Eric Frechon dans sa cuisine
Propos recueillis par Isabelle Gaudé

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Le dictionnaire amoureux de Montaigne

Le philosophe André Comte-Sponville

Saluons la sortie du magnifique et magistral Dictionnaire amoureux de Montaigne du philosophe André Comte-Sponville aux éditions Plon. A lire et feuilleter « sans ordre et sans dessein, à pièces décousues… » comme le requerrait Montaigne. Entrer dans ce livre c’est explorer ce monument de lucidité et d’humanisme que fut Montaigne. Le philosophe gascon nous réconcilie avec nous-mêmes, mieux, nous rend ami de nous-mêmes. Il n’est qu’à tirer profit de son expérience pour apprendre à s’accepter et à s’aimer. « C’est une perfection absolue et pour ainsi dire divine que de savoir jouir loyalement de son être » écrit Montaigne. C’est encore Montaigne qui n’a pas son pareil pour nous inciter à aimer la vie, à la goûter pleinement, à « étendre la joie, mais retrancher autant qu’on peut la tristesse ». Sa merveilleuse lucidité nous libère de nos illusions sur nous-mêmes, nous révèle l’inconsistance de notre moi. Grâce à lui, on réalise que la « vie est elle-même à soi sa visée », qu’elle ne va nulle part, elle passe, simplement, elle passe, et sans cohérence ni progrès. » Mieux que personne, Montaigne peint ce passage et nous exhorte à en profiter intelligemment, à « servir la vie selon elle ». Car « on ne vit pas pour, on vit simplement ». Ne reste que le plaisir de vivre, de jouir de notre vitalité. Montaigne fait l’éloge de la volupté en nous invitant à accepter « la sagesse de nos organes », et ce miracle du corps accroché à notre âme, indissociable, avant que n’arrive l’inévitable mort. » Tous les jours vont à la mort, écrit Montaigne, le dernier y arrive »…

Michel de Montaigne

Quelle merveilleuse philia que celle d’André Comte-Sponville pour son maître, « ce génie tout libre de Montaigne » comme le disait Pascal. Devant tant d’émerveillement, d’admiration pour l’auteur des Essais, on pourrait parler d’amour sinon d’attachement au sens aristotélicien du terme. Cet élan de gratitude d’André Comte-Sponville envers le plus fraternel de nos écrivains mais aussi le plus « humain trop humain » qui jamais ne voulu « échapper à l’homme », irrigue chaque ligne, chaque page de ce bien nommé Dictionnaire amoureux de Montaigne. Car Montaigne fut un être unique. Un homme désarmant de sincérité, de simplicité, de tolérance, de vérité, sans complaisance ni vanité qui se peignit dans ses Essais « tout entier et tout nu ». C’est sans doute pour cette raison qu’il nous semble aujourd’hui un ami si proche, si libre, si contemporain, si fraternel, si familier, en un mot si sympathique. Dans ce Dictionnaire amoureux de Montaigne, dans cette communion des esprits, même la mélodie philosophique d’André Comte-Sponville s’accorde parfaitement à la musique des mots de Montaigne. La prose libre et poétique de l’auteur du Petit traité des grandes vertus fait écho au style vagabondant, à sauts et gambades de Montaigne. Dans ce texte, tout n’est qu’harmonie. Résultat : c’est inlassablement beau…

A celui qui proclamait sans feinte que son livre (Les Essais) « ne sert à rien », on pourrait objecter que cette fête de l’esprit que sont les Essais, rédigés il y a plus de quatre siècles, furent pour beaucoup un livre phare. Tolstoï emporte avec lui les Essais lorsqu’il partit pour mourir, Gide racontait que le fameux chapitre 5 des Essais « Sur les vers de Virgile » consacré à l’amour, lui arrachait des larmes, André Comte-Sponville, lui, parle du chapitre 9 « De la vanité » comme l’un des plus beaux textes que nous ayons. Pour découvrir ce chef-d’oeuvre, lisez André Comte-Sponville. Lisez son Dictionnaire amoureux de Montaigne. C’est un grand livre. Et incontestablement, ce livre fera date.

Isabelle Gaudé

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Les femmes sont en deuil

L’avocate et écrivaine Gisèle Halimi

Gisèle Halimi était mon amie. Je l’avais rencontrée une première fois dans les années 2000 lors d’une interview sur son métier d’avocate et j’avais été éblouie par son brio. Quelques années plus tard, un peu pour la rejoindre, un peu pour participer au combat, j’avais intégré la rédaction du magazine « Choisir, la cause des femmes » fondé par Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi. Et c’est là que j’ai appris à la connaître. Gisèle Halimi était une grande dame. Une femme d’esprit au grand coeur, une femme généreuse et lumineuse mais aussi une insurgée, une rebelle, une insoumise, une combattante qui toute son existence avait résisté aux pressions et aux oppressions. Gisèle Halimi, c’était une vie consacrée à lutter contre les injustices et les aliénations. Gisèle Halimi, c’était une femme qui avait décidé d’offrir aux autres femmes sa propre destinée pour livrer un combat en faveur de la dignité des femmes, afin d’améliorer leur condition. Gisèle Halimi, c’était un modèle pour les femmes et un modèle pour moi. Gisèle Halimi, c’était une femme de lettres. Une quinzaine d’ouvrages (essais, romans) à son actif, tous vibrants, brillants et merveilleusement écrits. Gisèle Halimi, c’était une amie et ce soir je suis triste. Pour entendre, une dernière fois, sa voix vibrer non dans une plaidoirie mais dans sa prose, j’ai eu envie de retranscrire cet entretien que nous avions eu ensemble (entretien initialement publié dans le Grandes Ecoles Magazine de juin 2002) . Au revoir Gisèle…

Maître Gisèle Halimi, qu’est-ce qu’une avocate du pénal ?

Une avocate qui défend des indivi­dus poursuivis pour des délits ou des crimes. Cela dit, j’oppose sans les opposer véritablement parce qu’on me le reprocherait infini­ment, les avocats du pénal et les avocats d’affaires. Ces derniers n’ont personne devant eux. Ils ont des sociétés. Pour eux, tout se passe donc dans un échange de correspondances, il y a l’intérêt des associés à faire prévaloir, et ceci est purement matériel. Il y a bien des délits dans les sociétés mais, comme vous le savez, ce sont des délits financiers. Tandis que l’avocate du pénal défend des gens dont la vie même est obscur­cie, menacée par une comparution devant un tribunal pénal qui va prononcer des peines. C’est à ce moment-là, et toute la différence est là, qu’on mesure l’énorme soli­tude d’un individu confronté à toute une machine, à un engrena­ge qui est l’engrenage judiciaire de la société. Il y a un gigantesque rapport de force qui le défavorise totalement, quelle que soit la faute, quel que soit le crime. Or, dans un pays civilisé, juger c’est comprendre, et pour compren­dre, il faut donner la possibilité de s’expliquer. Mais, cette dispropor­tion de forces produit quelquefois l’inhibition d’un homme ou d’une femme, innocent ou pas — et j’ai envie de dire que quand ils sont innocents c’est pire, puisque lorsqu’ils sont innocents le ciel leur tombe sur la tête — du fait de la force de cet engrenage, de la solen­nité, de la force impérieuse d’une justice et de la mise en scène éta­blie. Donc, pour pouvoir défendre quelqu’un — c’est mon point de vue mais je ne dis pas que tout le monde doive le partager, quoique je le souhaiterais — face à cet engre­nage, pour rétablir un tant soit peu d’abord un rapport de force moins inégal, et pour comprendre l’indi­vidu, il faut un minimum de com­passion, au sens latin du terme (compatire : souffrir un peu avec lui). C’est-à-dire entrer en dedans de lui pour comprendre comment, en déroulant sa vie et son par­cours, et en particulier le bout de sa vie, comment il a abouti brus­quement, en quelques secondes, à une rupture et a basculé dans le crime. Pourquoi, comment, qu’est-ce qui s’est cassé, qu’est-ce qui n’a pas fonctionné, qu’est-ce qui a poussé à la transgression ? Toutes ces interrogations sont nécessaires pour refaire le chemin parcouru et pour l’expliquer. Et pour véritable­ment découvrir le personnage, il faut incontestablement un peu de compassion. En tout cas, moi, si je n’en ai pas, je n’ai pas de talent.

Au début de votre carrière, vous étiez une jeune juriste idéaliste qui pensait qu’avec les mots ou l’éloquence, on pou­vait changer le cours des choses. Pour votre premier client, un légionnaire qui avait dérobé 3 kilos de pommes de terre, vous avez fait une belle plaidoirie lit­téraire. Il a été condamné à 6 mois d’emprisonnement par un tribunal militaire : cette dés­illusion vous a donné envie de quitter le barreau. Qu’est-ce qui finalement vous a poussé à ne pas le faire ?

C’était ma première plaidoirie. Et j’étais évidemment effondrée à cause du verdict. J’avais choisi de citer Saint-Exupéry, Péguy, des mots parfaitement absurdes de­vant un tribunal militaire pour qui ce genre de procès devait se régler en cinq minutes. Donc, je me suis dit : au pire je suis responsable de cette condamnation, et au mieux, je n’ai pas su l’aider. J’ai donc voulu quitter le barreau. Ce qui m’a permis de passer par-dessus ce moment dépressif, c’est d’abord, comme je le raconte dans mon livre, cette conversation avec mon patron, qui était quelqu’un de tout à fait exceptionnel, un ancien résistant, un homme intègre, ce qui était rare dans la Tunisie colo­nisée de l’époque. C’est d’abord lui et ce qu’il m’a expliqué qui m’ont fait revenir sur ma décision. Mais c’est aussi, je crois plus que tout, cette volonté qui était en moi de justement continuer à redonner force à cette arme absolue : les mots. J’ai une passion pour convaincre, et dans ma jeunesse, cette passion confinait un peu à la mystique. Le combat contre l’in­justice, je me disais que je ne pouvais le mener que comme cela, avec mes mots, et que ce combat, il fallait continuer de le mener. Il ne faut pas oublier qu’à cet âge-là et après cette plaidoirie, je continuais de subir l’injustice et surtout de la voir subir autour de moi dans la Tunisie des années 50. Donc, le contexte continuait d’exister mais seulement moi, j’avais pris un coup de barre sur la tête. Heureusement, j’ai pu m’en relever, et sauvegarder ainsi mes rêves d’adolescente, être avocate comme je me l’étais promis à l’âge de dix ans.

Dans votre livre Avocate irrespectueuse, paru chez Plon, vous évoquez la torture pendant la guerre d’Algérie. Dans un livre, paru chez Plon, Services Spéciaux, le général Aussaresses avoue comment il a tué et exécuté en Algérie de 1955 à 1957. Vous dont l’histoire professionnelle a rencontré la Grande Histoire, quel jugement portez-vous sur cette époque ?

C’est une époque tout à fait charnière de notre histoire et c’est la raison pour laquelle dans « l’appel des 12 », nous nous entêtons à vouloir que cette défaillance, cette honte, cette systématisation de la torture comme moyen d’enquête et comme moyen de répression, soient reconnues et entrent dans notre histoire car autrement notre histoire serait truquée. Il y a une vérité historique qu’il faut rétablir. Quant à moi, je l’ai vécu, si vous voulez, moi, l’idéaliste amoureuse, passionnée de la France, pays des droits de l’homme, de la Révolution française, de Rousseau, Voltaire, Diderot, des Lumières, des paysages même de la France (au lycée, j’ai eu le premier prix de français en décrivant un Noël de neige en France avec des paysannes en sabots etc., alors que c’était un fantasme qui m’habitait, car de ma vie, je n’avais vu ni la neige ni les sabots) comme un choc terrible. Je me suis posée le dilemme à ce moment-là, d’une manière assez brutale : si c’était ça la France, alors tout ce qu’on m’avait appris dans mon lycée français était mensonger. On m’a endoctrinée, on m’a manipulée. C’est alors que j’ai connu un moment de désarroi très fort. Mes plaidoiries de l’époque étaient d’autant plus acharnées qu’elles défendaient à la fois nos valeurs et qu’elles avaient comme dessein de me défendre moi-même et de faire en sorte que ce que je portais en moi ne se transforme pas en désespoir, en illusions. Il me fallait pour cela surmonter ma désillusion, pour ainsi dire ressusciter, car je me sentais en cendres.

Vous relatez dans votre livre Avocate irrespectueuse, qu’en 1957, le général Aussaresses décide de vous faire enlever et assassiner mais qu’un ami bienveillant, Paul Teitgen, vous sauve in extremis…

Oui ! J’ai appris cela en le lisant ! Paul Teitgen était alors Secrétaire général de la police, préfet de police d’Alger en quelque sorte. A l’époque, je n’avais pas compris le pourquoi de cette expulsion. Je lui en ai beaucoup voulu puisqu’un matin à l’aube, deux inspecteurs de police m’ont dit de faire mes bagages, que j’avais cinq minutes et que j’étais expulsée. J’ai eu beau protester : mais comment, je suis venue avec une autorisation régulière, la voilà ! Une autorisation que l’on m’a donnée à Paris, je me suis entendue répondre : Paris c’est Paris, ici c’est Alger ! Allez dépêchez-vous l’avion va partir. Je l’avoue, sur le moment, j’étais folle de rage. Comment lui, lui qui essayait de lutter contre Massu, de tenir une comptabilité de tous ceux que Massu faisait disparaître, lui qui me disait : Gisèle, il faut résister, il n’y a qu’un devoir comme toujours, voilà qu’il m’expulsait. C’est beaucoup plus tard, lorsque je lui ai demandé : Enfin mais pourquoi ? Je devais plaider ce matin-là ! Il m’a répondu : Non ! Vous deviez mourir ! Il m’a alors expliqué que des indicateurs lui avaient révélé le complot d’assassinat qui se tramait contre moi, orchestré par le général Aussaresses. Or pour lui, la seule manière de me sauver, c’était de m’éloigner d’Alger.

Etre avocate pour vous, c’était une vocation ou une rébellion contre la machine sociale. Vous écrivez « au nom de la loi, contester la loi »…

C’était beaucoup de choses à la fois. C’était à l’origine, je pense, une prise de conscience d’une injustice phénoménale dans le monde. Je trouvais que le monde marchait sur la tête dans la manière qu’il avait de traiter les uns et les autres, les femmes et les hommes, les Arabes et les Français tout-puissants, colonisateurs. Donc, il y avait déjà un sens profond de la révolte contre l’injustice, et la volonté, la passion de vouloir convaincre, de lutter contre cela avec des mots. Et puis, la loi que d’une certaine manière, obscurément, je contestais, dans ces fondements même parce que j’avais des tendances un peu marginales. J’aurai aimé m’abstraire, déserter tout ce système, toute cette légali­té et toutes ces valeurs qu’on disait nécessaires et vivre ma propre vie, en marge. En même temps, cet attachement à la loi me permettait aussi de me sauver moi-même d’une marginalité qui n’aurait proba­blement pas été aussi fructueuse ­pour moi que ce que j’ai fait.

Vous dites « ma vie c’était défen­dre » mais défendre, c’était pour vous aussi d’une certaine façon « accuser la loi », accuser la soc­iété ou le système, l’enfance du criminel…

Oui, bien sûr. C’était aussi mont­rer ce que j’ai dit plus haut : cet énorme déséquilibre entre la loi qui accuse et l’accusé qui veut se défendre, mais toujours dans le cadre de la loi. C’est la quadrature du cercle. Le métier d’avocat est compliqué : c’est pour cela que je revendique la plus extrême liberté car ce n’est pas automatiquement, bêtement le respect de la loi. Ce que font certains magistrats qui se transmuent en machines enregis­treuses. Délit n° 1, on tape sur une touche, cela correspond à la peine n° 1. Or, cette attitude, c’est le contraire du rôle d’avocat. Je veux que la justice ait profondément un rôle culturel, c’est-à-dire qu’elle opère la remise en question, qu’elle suscite un changement profond de tout à la fois, et ce, à travers le par­cours d’un individu qui est de toute manière un révélateur de notre société. Il s’agit de voir en quoi cette transgression est révéla­trice de la société et implique de dysfonctionnements dans la socié­té, y compris dans la loi.

Donc, on peut dire aussi que dé­fendre c’est s’engager et s’oppo­ser ?

Oui ! Il n’y a rien à ajouter à cela !

Toute votre vie, vous vous êtes sentie écartelée entre votre désir de plaider, celui d’élever vos enfants et votre vie de femme. Comment jongle-t-on avec tout cela ?

Entendons-nous bien sur le sens de cet écartèlement ! Pas un instant, dans ma vie, je n’ai songé que je ne devais faire qu’une chose. C’est d’ailleurs, un peu ce qui a rendu ma vie si compliquée. Ma vie, c’étaient les deux vies en une : mener deux choses à la fois. Au moins deux, d’ailleurs ! Je me sentais écartelée parce que je subissais comme vous, comme toutes les femmes, ce conditionne­ment atavique depuis des millénai­res, comme quoi nous sommes les gardiennes du foyer, des mères par excellence. Si nous travaillons à l’extérieur, nous sommes coupa­bles, nous sommes de mauvaises mères, même si nous nous organi­sons. Qu’on le veuille ou pas, ce fond de culpabilité des femmes quand elles ne sont pas 24 heures sur 24 au foyer est quelque chose qui malheureusement existe et survit à tous les efforts d’intelligen­ce et de lucidité. Donc, c’est pour cela que j’ai été très souvent dans ma vie déchirée, d’autant que ma vie n’a pas été un long fleuve tran­quille du point de vue profession­nel puisque j’ai été arrêtée à Alger par des paras putschistes (1958), que je devais être fusillée, que mes enfants étaient seuls, qu’ils avaient 5 et 3 ans. Tout cela a fait ce bouillonnement qui, quelquefois, me donnait un peu le vertige, il faut bien le dire.

Vous n’avez jamais fait partie d’aucun réseau politique, ma­çonnique, ni profité d’aucun soutien. Tout ce que vous avez conquis, vous vous le devez. D’autant plus que vous étiez une femme. Avez-vous aujourd’hui, un sentiment d’accomplissement ?

Le temps a passé, et aujourd’hui, j’ai le sentiment de m’être appro­priée véritablement ma liberté. A l’origine, la lutte était pour cet accomplissement, pour se l’appro­prier. A présent, de ce point de vue-là, je trouve que je n’ai pas fait de concessions, je n’ai jamais adhéré à un parti, même s’il faut savoir que je suis fondamentale­ment de gauche. Cela dit, person­ne ne me soutient. Ce livre, par exemple, a suscité des réactions très diverses. Il a emballé les jeu­nes avocats, les syndicats d’avo­cats, les avocats qui réfléchissent à ce dilemme « toute la loi », mais jusqu’à quand, contre qui, com­ment, etc. On m’a ainsi invitée au prestigieux concours des jeunes stagiaires pour que je puisse expli­quer la nécessité de l’irrespect. Quant à la profession elle-même, elle ne l’a pas reçu de la même façon. J’ai eu un rappel à l’ordre du Bâtonnier. Il n’empêche : ce que je dis dans ce livre est historique­ment exact et les archives de l’Or­dre sont là pour le démontrer. Mais la profession est corporative et préfère le silence.

Dès le début de votre carrière, vous avez tenu à la féminisation du mot avocate. Vous avez été rappelé à l’ordre par le Conseil de l’Ordre. En quoi le « e » était-il un choix, une conquête ?

D’abord, je rappelle et c’est en cela que la défense du Conseil de l’Or­dre était absurde, que la première avocate qui a son buste au palais de justice Maria Verone, était pré­sentée comme une avocate, déjà à l’époque, en 1898, ainsi qu’il l’est écrit sur le marbre. Pourquoi c’est une bataille ? En tout cas, c’est une bataille que la profession menait contre les femmes. Etre avocate, ce n’est pas s’agréger à la masse d’avocats, sans spécificité, sans distinction. Avocate, ce n’est pas seulement une femme dans le métier, c’est une femme qui parce qu’elle est femme fait le métier autrement. Qui cumule ses vies. Du côté du Conseil de l’Ordre, c’était une bataille qui rejoint d’ail­leurs toutes les batailles contre la féminisation des titres quand les titres sont d’un niveau supérieur par exemple à celui de directrice d’école maternelle. On accepte mal le vocable de directrice de cabinet. C’est une conquête et il faut croire que les hommes ne sou­haitent pas que ces conquêtes soient marquées concrètement par le langage. Or, je prétends que le langage n’est jamais innocent et que la féminisation des titres accompagne ces conquêtes en leur donnant la place dans l’histoire et en faisant en sorte que ces conquêtes ne se fondent pas, ne s’uniformisent pas avec les métiers qui, jusque-là, étaient le territoire hégémonique des hommes.

Vous êtes aussi une avocate affective. Il y a une véritable empathie, voire une affection qui vous lie à vos clients. Par exemple, dans le cas de Maria, cette jeune femme battue par son mari, que vous soutenez moralement et affectivement, et qui le jour de son divorce, fut abattue par son époux, devant vous, son avocate, en plein tribunal…

Maria, c’est la tragédie de mes années de jeune avocate…

Avez-vous porté cette culpabilité, vous qui lui aviez dit que les maris violents menacent toujours de tuer leur femme sans jamais le faire, lorsqu’elles cherchent à les quitter…

Oui. La preuve, c’est que j’ai bétonné cette histoire, que je ne l’ai jamais racontée, que je ne l’ai pas consignée dans mon journal habituel. Je l’ai refoulée parce que je crois que pour moi, l’enterrer dans l’oubli c’était une condition de survie. Je me sentais tellement responsable. Et puis, elle a resurgi. Quant à l’affectivité envers mes clients, il est vrai qu’au départ, il y a cette compassion. Ce qui explique d’ailleurs que je ne pourrais jamais défendre un tortionnaire ou un violeur, parce que là je ne peux pas entrer dans son système. Bien sûr, je veux qu’il soit défendu mais moi je ne m’en sens pas capable. Donc, il y a cette dose d’empathie, il faut que je partage un peu, que j’essaye de voir, de comprendre mais de l’intérieur du personnage et non pas du haut des lois répressives. Parce que là, je ne pourrais pas plaider, je ne serai pas bonne.

Par votre engagement et vos actions judiciaires, vous avez participé à l’avancée sociale : réformes telles que l’abolition de la peine de mort, les droits des femmes et vous avez demandé des peines plus sévères pour le viol. Selon vous, les progrès du droit peuvent-ils être attribués à la seule parole ?

Je crois qu’il y a une série de facteurs qui interviennent. Mais la parole en tant qu’elle a transformé des procès de faits divers en faits « politiques » c’est- à-dire qu’on s’adressait non pas au juge pour demander pardon mais, au contraire comme dans le procès de Bobigny, parler au-dessus de la tête du juges, à l’opinion publique, à la société, incontestablement a une grande part, mais en même temps, il y a une dialectique. C’est qu’une fois qu’il y a eu des relais qui ont été pris par l’opinion publique, le troisième relais qui a été la loi, a changé. Pour ce qui concerne la plaidoirie, je crois effectivement que c’est par cette force du mot, par cette arme, par la force de conviction aussi que l’on peut transformer des procès en en faisant de grands procès, de grands moments culturels. Je dis toujours, ne faisons pas des procès expiations mais des procès explications. Ce sont ces procès explications qui sont les leviers du changement de la culture.

L’irrespect des lois politiques, des ordres moraux, de la bienséance consensuelle, vous a valu aussi, une fois, le respect. Au procès du Congo…

C’est un drôle de moment. Il parait que cela va faire un film ! D’ailleurs, tous les ingrédients y sont : le côté exotique, ce fleuve, moi en train de hurler au téléphone dans ce café bondé avec au bout du fil le Président de la République. Au reste, c’est la première fois que je me suis sentie très malheureuse, car au départ je voulais sauver ces gens, je les aimais suffisamment pour les sauver. Et en même temps pour la première fois, ce qu’on appelle le transfert de l’accusé sur son avocat ne se faisait pas ou se faisait mal. Je me sentais prise avec des pincettes, pas assez révolutionnaire, bourgeoise comme ils ont dit. J’ai eu cette difficulté là mais je dois dire qu’en la surmontant, convaincue que j’étais de vouloir les sauver, j’ai été payée par un jugement absolument unique dans les annales judiciaires. Ainsi la cour révolutionnaire de Brazzaville, à 2 heures du matin, après trois jours de débats, a déclaré : « Compte tenu que ces séditieux, ces quatre Français coopérants avaient reconnu leur faute et qu’ils étaient défendus par Gisèle Halimi, avocate tiers-mondiste, avocate de Djamila Boupacha et de Mehdi Ben Barka, amie du peuple congolais, nous les lui remettons… » Avouez que c’est amusant ! Je me suis retrouvée à 2 heures du matin avec les quatre Français qui ne sont même pas rentrés à la prison ni rien. Ils étaient en short et en chemisettes. Et à l’aube, nous avons pris l’avion pour Paris. Voilà que mon irrespect, celui-là même dont j’avais largement usé pour défendre les gens auxquelles la cour faisait allusion, Djamila Boupacha, Ben Barka, cet irrespect qui me permettait de lutter contre la répression à notre égard en Algérie, contre la bien-pensance; cet irrespect donc, tout à coup, me valait un respect inattendu ! Au fond, j’ai peut-être sauvé les vies de ces quatre Français non pas parce que j’ai démontré quelque chose, mais tout simplement, parce que c’était moi, leur avocate, qui étais là ! Extraordinaire, non ?

Propos recueillis par Isabelle Gaudé

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Franck Magnier : « On doit rire de tout ! »

Le scénariste et réalisateur Franck Magnier
Le scénariste et réalisateur Franck Magnier

« Faire rire, c’est faire oublier. Quel bienfaiteur sur la terre qu’un distributeur d’oubli ! » remarquait Victor Hugo. A ce titre, Franck Magnier est un bienfaiteur de l’humanité ! Une carrière jalonnée de succès et d’éclats de rire homériques. C’est lui, l’écrivain vedette des Guignols de l’info. Durant six ans, de 1994 à 2000, il nous régale de ses saillies et de son humour vitaminé. Chaque soir, sur Canal +, on salue la gouaille de celui qui n’a de cesse de moquer les politiques et les puissants. On se souvient encore du « mulot » de Jacques Chirac (nom donné à la souris de l’ordinateur !) L’enfant d’Arras, le poète qui a le don de faire fleurir le verbe, poursuit sa route et devient l’un des plus populaires scénaristes de France. Bienvenue chez les Ch’tis, c’est lui. Grâce à son style décapant, décalé, drolatique, il réinvente la comédie. Une comédie originale, pleine d’esprit, imprégnée d’une tendresse contagieuse. Il faut dire que l’homme a à portée de cœur des trésors d’affection, en témoigne cet amour absolu qu’il voue à son épouse. Franck Magnier tricote du rêve, de la bienveillance, de la solidarité comme d’autres tissent dans la violence, la mort et le conflit. Dans Bienvenue chez les Ch’tis, il explore le côté lumineux de la force sur fond de logorrhée Ch’timi. On boit du petit lait… Dany Boon explose dans ce film, le résultat est irrésistible : c’est la fête de la fraternité. On ressort des Ch’tis régénéré, le sourire aux lèvres et une irrépressible envie d’embrasser tout le monde à la sortie du ciné. C’est ça l’effet Franck Magnier ! C’est une bouffée d’oxygène dans un monde asphyxié par la violence. Une façon de gommer le laid pour ne garder que le beau. Avec lui, on oublie tout, l’implacable dureté de la vie, l’âpreté du réel, le malheur et la fugacité de l’existence. Résultat : le film pulvérise tous les records, plus de 20 millions de spectateurs, et une nomination aux César du Meilleur scénario dans la foulée pour Franck Magnier. Mais le génie du tempo ne s’arrête pas là. La même année 2008, un autre de ses scénarios fait mouche : Astérix aux Jeux Olympiques. Un succès inouï, 7 millions de spectateurs, un film jubilatoire porté par l’irremplaçable, l’inoubliable Benoît Poelvoorde dans le rôle de Brutus. En un rien de temps, une génération d’ados reprend les répliques cultes du film dans la cour du lycée. Tout s’enchaîne alors très vite. Le métier se penche sur le berceau de cet artiste surdoué et lui propose les fonds nécessaires pour réaliser trois films coup sur coup : Imogène Mc Carthery, Boule et Bill, et Les Têtes de l’emploi avec la belle Elsa Zylberstein et le fabuleux Franck Dubosc. Franck Magnier passe derrière la caméra et réussit à faire entrer tout un monde dans cet espace de liberté qu’il offre aux acteurs. Les performances d’acteurs se multiplient, le tournage se révèle être un pur bonheur, Les Têtes de l’emploi galvanisent le public. Aujourd’hui, Franck Magnier entame 2020 avec un bel appétit, la musette pleine de projets. Au menu : des comédies sociales hilarantes, une adaptation du fascinant thriller Prédateurs de Maxime Chattam, une série comique. Bref, du plaisir à jet continu. Cette fois encore, cet artiste génial dont la vie se résume à faire du bien aux autres, qui toute son existence a mené un combat contre l’endurcissement des coeurs, compte nous régaler de ses merveilles. Et nous, nous avons définitivement besoin de ce « bienfaiteur » pour continuer de croire en la bonté de l’humanité…

Indispensable Franck Magnier

Etes-vous un homme joyeux ?

Pas du tout !

Etonnant puisque vous nous régalez depuis des années de textes désopilants !

Je suis extrêmement pessimiste ! Je reprendrai à mon compte la phrase de Pierre Desproges : « L’humour est la politesse du désespoir. » L’optimisme est, pour moi, un effort… 

Une élégance ?

Plutôt un effort ! Cela dit, je préfère être lucide qu’optimiste. J’essaye de rire le plus possible ou en tout cas de faire rire les autres, ce qui me procure du plaisir. Rire des situations tragiques, c’est mon moyen à moi de m’en sortir. J’ai eu une enfance marquée assez précocement par un certain nombre de drames qui m’ont obligé à mettre à distance la souffrance. 

L’humour est-ce une défense pour vous ?

Du plus loin que je m’en souvienne, j’ai toujours eu ce goût pour le drôle, le comique, la satire, la caricature, l’outrance. L’humour, y compris l’humour noir, est un trait constitutif de ma personnalité. Dans toutes les situations de la vie, je ne peux m’empêcher de chercher l’ironie, le côté burlesque, loufoque, décalé. Jeune, c’était déjà une manière de penser, puis c’est devenu un tic professionnel et un tic existentiel. Sans compter que je trouve cela magique d’arriver à faire rire les gens. C’est comme créer une sorte cataclysme dans la cervelle de l’autre. Ce que j’apprécie le plus quand les gens rient, c’est de voir l’enfant qu’ils étaient avant de devenir adulte. Il y a quelque chose de juvénile, de puéril dans un rire qui éclate. Nous trimballons tous notre image sociale, une image sérieuse que l’on prend au sérieux, nous y adhérons sans recul. Le rire permet de bousculer nos certitudes, de faire tomber les masques. C’est une mise à distance, une irrévérence salutaire…

Rire vous sauve ?

Probablement… Mais parfois, malheureusement, rire ne suffit pas. Je dois à mon épouse mon salut, ma rédemption. C’est elle qui est optimiste et elle l’est pour deux ! Je lui répète tout le temps que je le jour où je l’ai rencontrée, j’ai repris goût à l’existence…

Quelle belle déclaration d’amour !

J’espère !

Etes-vous d’accord avec Nietzsche qui affirmait : « Il faut que les hommes aient beaucoup souffert pour avoir inventé le rire. » Selon vous, le rire naît-il de la douleur ?

Je ne saurai le dire… En ce qui me concerne, je reconnais que la douleur existentielle a nourri mon sens de l’humour. A partir du moment où l’on réalise que l’on est de passage, qu’il n’y a rien après la mort, il ne reste qu’à en rire…

Mais peut-on rire de tout ?

On doit rire de tout ! Si « Le rire est le propre de l’homme » comme le disait Rabelais et si l’on ne peut rire de tout, c’est que l’on n’est pas humain à 100%. On doit rire de tout, c’est obligatoire, mais pas avec n’importe qui. Vous pouvez faire certaines blagues avec certaines personnes quand vous êtes sûr de partager le même sens de l’humour et qu’il n’y a pas d’ambiguïté sur l’interprétation. Par exemple, lorsque j’étais auteur aux  Guignols de l’info, avec mon complice Alexandre Charlot, nous étions spécialistes dans l’analyse des différentes sortes de rire du public. Il y avait le rire qui explose, le rire exutoire, le rire qui dure, le rire un peu gêné, et puis le rire où on sent que la gêne augmente, que cela fait rire une partie du public mais que la blague n’a pas été parfaitement comprise par tous. 

Quel regard portez-vous sur les comédies actuelles françaises ? Pourquoi sont-elles si peu récompensées par les César ?

L’histoire de la comédie est compliquée en France. Il existe une forme de snobisme dans le cinéma tricolore. Patrie du cinéma, la France fait du cinéma d’auteur. Si vous faites de la comédie, c’est un peu « déshonorant » mais en même temps, on vous jalouse lorsque vous avez du succès, parce que cela fait des entrées. A cause de ce regard condescendant (une condescendance générale qui va du producteur aux acteurs), les comédies sont rarement récompensées. Enfin, dernièrement, on a quand même créé pour les César un « Prix du Public » qui récompense les films qui font le plus grand nombre d’entrées dans l’année. Or, il s’avère que ce sont presque toujours des comédies !

C’est pourtant difficile de faire une bonne comédie !

Effectivement ! C’est une mécanique difficile, d’une incroyable précision. Il y a quelque chose de très millimétré dans les dialogues, les gags,  les mouvements et les situations comiques. C’est réglé comme un coucou suisse. Malheureusement, cette beauté de la facture comique en France n’a pas la cote…

Franck Magnier, le scénariste de Bienvenue chez les Ch’tis

Une comédie réussie exige aussi un certain tempo…

En fait, il faut que ce soit au bon rythme. Il ne s’agit pas à tout prix d’accélérer le tempo. Je me souviens que lorsque nous avons écrit Bienvenue chez les Ch’tis avec Alexandre Charlot, nous étions vraiment dans la volonté de faire avancer l’histoire sur une structure narrative. Mais Dany Boon qui a une fabuleuse expérience de la scène, lui, identifiait tous les endroits où l’on pouvait s’engouffrer dans un développement comique. Il nous disait, à tel moment, il y a un bon numéro d’acteur, un numéro comique à faire. Cela a été pour nous un enseignement incomparable. Maintenant, quand nous écrivons des films, nous réfléchissons immanquablement aux endroits où l’acteur va pouvoir donner bien plus.

Le métier de scénariste de cinéma s’apprend-il ? 

J’ai construit toute ma carrière sur mon sens de l’humour. Quand je suis arrivé au Guignols, je n’y connaissais rien. J’ai donc improvisé. Les Guignols de l’info, c’était la caricature, l’outrance. C’est une tradition française de se moquer de l’actualité des hommes politiques. Je portais ça en moi, c’était déjà dans mon ADN ! Par contre, lorsque j’ai commencé le cinéma, il a fallu apprendre tout autre chose. Je suis passé du format « une minute trente » au format « une heure et demi ». Et puis, je suis passé d’un statut d’auteur tout-puissant qui fait la pluie et le beau temps, à scénariste de cinéma. Et scénariste de cinéma en France, cela ne pèse pas bien lourd…  Il y a une blague professionnelle qui dit : «  Savez-vous à quoi on reconnait une actrice belge ? C’est la seule qui couche avec un scénariste ! » Là aussi, j’ai dû apprendre sur le tas, contrairement à aujourd’hui, où se multiplient les écoles et les spécialisations scénaristes. L’industrie de la série a formaté une génération de jeunes auteurs qui écrivent à la chaîne. Je suis persuadé que dans dix ans, la plupart des séries seront écrites par des ordinateurs. Evidemment, je ne parle pas de la série Chernobyl , magnifiquement écrite, mais dans 70 % des séries, un épisode est divisé en trois sous-parties, A, B, C. Vous donnez la partie A à écrire à dix auteurs, la B à dix autres et la C à dix autres encore. Et ensuite vous ramassez les copies. On est loin du mythe romantique de l’auteur torturé qui regarde au loin la mer avant de pondre une ligne…

Vous êtes un scénariste à succès, avec plus de 20 millions d’entrées pour Bienvenue chez les Ch’tis le meilleur score d’un film français au box office. Avez-vous eu le vertige devant ce succès ?

Cela ne risquait pas ! Parce que les scénaristes ne sont pas exposés à la lumière, ils restent dans l’ombre ! Pour être honnête, venant des Guignols, où nous étions entourés de spectateurs tous les soirs, avec une émission très populaire, des dizaines d’interviews, de grandes journées que Canal + organisait avec des rencontres avec le public, j’étais loin du vertige ! 

J’ai l’impression que vous regrettez cette époque ?

Oui et non. Non, parce que je l’ai vécue, donc c’est fait, c’est bien et j’avais vingt-cinq ans de moins ! Oui, parce que je pense que c’était une époque d’une très grande liberté. Beaucoup d’insouciance, de légèreté et une joyeuse ambiance. Enfin, il y avait une énorme satisfaction à écrire dans la journée ce que l’on voyait le soir même à l’antenne. Je ne passais pas mes journées à écrire des scénarios qui parfois ne se vendent même pas… Quand votre travail rencontre le public, c’est un achèvement, un moment qui fait sens. Je dois reconnaître que le succès des Ch’tis a quand même eu pour moi une heureuse conséquence : on nous a proposé de réaliser un film…

A quoi attribuez-vous le prodigieux succès des Ch’tis ?

C’est, semble-t-il, la conjonction de plusieurs paramètres. Il y a d’abord Dany Boon. C’est un comédien extrêmement populaire. Les Ch’tis, c’est le paroxysme de la trajectoire d’un artiste qui rencontre une histoire, celle qui offre à son jeu le meilleur écrin possible. C’est aussi un film où il n’y a pas de méchants. Je crois que plus l’époque est dure, plus il y a cette volonté de ressortir du cinéma avec un petit sourire en se disant finalement : « la nature humaine n’est pas si méchante que ça, on peut encore y croire. » Il s’agit de remettre un peu d’utopie, de bienveillance dans les rapports humains, les rapports sociaux, dans le monde du travail afin que la vie en société ne finisse pas nécessairement en conflit. 

Aviez-vous conscience de ce phénomène lorsque vous écriviez le scénario ?

Non, c’est impossible d’en avoir conscience ! Quand j’écrivais pour Les Guignols de l’info, je me souviens du nombre de fois où je sortais une blague ou une expression en me frottant les mains et en me disant « là, ça va cartonner ! » A chaque fois, cela faisait un bide ! Le jour où j’ai inventé « le mulot » pour la souris d’ordinateur de Jacques Chirac, quinze jours plus tard, je l’entendais partout et même dans la rue. Cette expression est même entrée dans le dictionnaire ! Malheureusement, on ne peut pas prévoir à l’avance ce qui va plaire ou pas, ce serait trop facile !

Jacques Chirac et son « mulot » aux « Guignols de l’info »

Etes-vous Ch’ti ?

Complètement ! Je suis d’Arras. C’est pour cette raison que Dany Boon est venu vers moi. On s’était rencontré auparavant et il voulait absolument avoir un scénariste qui connaisse le Nord-Pas-de-Calais.  A l’époque, il a pensé à moi car il venait d’avoir entre les mains la version initiale du scénario d’Astérix aux Jeux Olympiques. Il l’a lue et il s’est dit que ce serait pas mal qu’on travaille ensemble. C’est ainsi qu’est née notre collaboration pour Bienvenue chez les Ch’tis 

Franck Magnier, le scénariste du film Astérix aux Jeux Olympiques

 

Avez-vous conscience qu’à travers vos films se dessine une même ligne directrice, celle qui consiste à réconcilier les humains plutôt qu’à les diviser. Si vos films sont si attachants c’est parce qu’il y a du lien, de la bonté dedans…

Ce n’est pas du tout une volonté consciente, intentionnelle. Je constate juste que j’aime les personnages qui se battent pour devenir ce qu’ils sont. Ce sont parfois des personnages qui sont devenus ce qu’ils ne voulaient pas être. Ils ont le sentiment de passer à côté de leur vie, qu’ils ne sont pas à leur place. J’apprécie ces personnages qui luttent pour arriver à rejoindre leur destin, pour s’accomplir.

Et vous, êtes-vous devenu qui vous êtes ?

Alors ça, c’est la grande question !

Aujourd’hui, quel film aimeriez-vous tourner ? 

J’ai beaucoup de souhaits mais il faut que le financement suive, que les financiers se penchent avec tendresse sur mon berceau… J’ai un très beau projet de comédie sociale, une superbe aventure, une histoire d’usine de machines à laver qui ferme. L’histoire d’un petit groupe d’ouvriers qui va entreprendre quelque chose de complètement fou. C’est en écriture et cela avance très bien. C’est vraiment mon projet phare. Nous avons aussi, avec Alexandre Charlot, beaucoup d’autres projets en écriture. Un autre projet qui a une dimension plus ludique mais toujours avec une couleur sociale. Je travaille aussi sur l’adaptation d’un roman de Maxime Chattam Prédateurs. J’ai enfin une série comique en lecture chez une Plateforme. Comme il y a un risque pour que cela ne se fasse pas pour cause de non-financement, on multiplie les projets….

Franck Magnier signe l’adaptation du thriller Prédateurs de l’écrivain français Maxime Chattam (sur la photo). Le best-seller devrait renaître bientôt dans une série télé de 8 épisodes.

Comment avec votre talent et votre fabuleux parcours, peut-on vous refuser un financement pour un film ?

C’est pourtant le risque ! Vous pouvez avoir des scénarios très aboutis qui ne se font pas. La dernière fois, j’avais un film complet, très drôle, j’avais un producteur dans la place, et pourtant je n’ai pas réussi à faire le film car je n’ai pas obtenu le financement. Il y avait une dimension politique vaguement subversive qui a déplu. Il y a des sujets plus ou moins facilement acceptés…

Parce que les financiers ne veulent pas prendre de risque ?

Evidemment ! Le problème du risque est devenu crucial aujourd’hui. Comme tout le monde voit qu’il y a une dispersion des spectateurs avec l’arrivée des plateformes, le métier devient prudent.

Voulez-vous dire que les plateformes comme Netflix vont remplacer le cinéma français ?

Avec l’arrivée des plateformes s’opère une grande mutation dans le cinéma français. Nous sommes dans une industrie artistique ou dans de l’art industriel, je ne sais comment dire cela, qui nécessite des moyens investis financiers et humains considérables. Aujourd’hui, il n’y a pas un film qui tient la route sans un minimum d’argent. Or on assiste actuellement à la remise en cause des circuits financiers classiques du cinéma français. L’arrivée des plateformes a pour conséquence la mondialisation de l’offre télévisuelle. C’est-à-dire qu’on ne regarde plus un feuilleton américain sur TF1, on regarde maintenant un feuilleton américain sur une plateforme américaine… et la différence est énorme. Car, en France, le système de financement du cinéma passe par les chaînes de télévision. Ce sont les chaînes de télévision, à commencer par TF1, Canal + etc. qui sont les premiers financiers du cinéma français. Quand un film est fait, il passe d’abord au cinéma puis ensuite sur les chaînes de télé qui l’ont coproduit et c’est ce système là qui fait tourner la machine. A partir du moment où les spectateurs préfèrent regarder la série américaine directement sur Netflix ou sur une autre plateforme, les chaînes de télé française perdent énormément de spectateurs, tout s’écroule puisque les recettes publicitaires des chaînes tombent, et les capacités d’investissements qui vont avec aussi. 

C’est inquiétant…

En effet. Il va y avoir un lissage des productions, une américanisation des formats et déjà là on voit bien que l’impact sur les audiences télé est conséquent. Tout le monde se gargarise des millions d’entrées au cinéma en France mais si les chiffres restent très bons au niveau des entrées, quand on regarde de près ces chiffres, le cinéma français ne fait que baisser…

Vous avez raison, les chiffres parlent d’eux-mêmes : avec 213 millions d’entrées au cinéma pour l’année 2019 (la meilleure année pour le cinéma en France depuis 50 ans) il y a 117 millions d’entrées pour les films américains, avec une nette progression de plus de 32 % par rapport à l’année précédente…

Oui, je reste très partagé sur ce qui se passe actuellement. Dernièrement, je parlais avec un producteur qui m’assurait qu’on ne pouvait que se réjouir de rejoindre le grand modèle mondial. En même temps, la plupart des gens qui font des films aujourd’hui ne se payent plus. Je n’appelle plus ça un métier, j’appelle ça une passion. Ce n’est pas la même chose. Les films sont très durs à monter et ne font pas forcément de recettes. Quand on parle de producteurs qui gagnent leur vie chichement, on peut se demander comment ils font pour vivre. On me répond, c’est tous des fils de famille, des héritiers. Donc, si vous n’avez pas une fortune personnelle, vous ne pouvez pas faire de cinéma ! On en revient à une devinette qui circule dans le milieu du cinéma : « Comment fait-on pour faire une petite fortune au cinéma ? Avec une grande fortune ! »

Les temps changent !

Oui, l’image s’est totalement désacralisée en 30 ans. J’ai la cinquantaine. A mon époque, lorsqu’on allait au cinéma, à 15-20 ans, le cinéma c’était « La sortie de la semaine ». Aujourd’hui, qu’est-ce qui se passe ? Lorsque je prends le train pour aller à mes rendez-vous à Paris, je vois des gens qui regardent des séries sur leurs téléphones portables. A quoi cela sert que le cinéaste se mette en quatre pour faire de bons plans, des profondeurs de champs, des mouvements de caméra puisque vous avez une vue de la taille d’un timbre poste. On me parle également d’un grand mouvement qui s’appelle le binge-watching. La plateforme vous livre la série en entier. Quand j’étais jeune, je regardais Les Mystères de l’Ouest à l’émission Samedi est à vous. Et j’attendais avec impatience le samedi suivant pour voir un nouvel épisode. Ca s’appelle le désir, l’envie, et cela fait partie de l’érotisme de l’existence. Alors qu’avec le binge-watching, les gens se visionnent à la suite tous les épisodes d’une série, en une nuit, dés qu’elle arrive… On m’explique aussi qu’il y a toute une population qui regarde les séries en accéléré pour aller directement au dénouement. Pourquoi soigner les dialogues, si c’est le cas ? C’est bizarre de vivre un changement aussi fondamental. J’ai l’impression que pour beaucoup, nous sommes dans le même état que les stars du muet qui ont vu arriver le parlant et le passage du noir et blanc à la couleur. On est en pleine révolution industrielle et comme dans toute révolution, il y a des têtes qui tombent….

Comment lutter contre le rouleau compresseur du cinéma américain ?

On ne peut pas lutter… Le cinéma exige des moyens… Ce vers quoi on va tendre, ce sont de grosses comédies populaires pas forcément de très grande qualité mais avec des acteurs populaires et de gros moyens. Le film à budget moyen va sans doute disparaître. Cela me parait difficile, déjà non pas de lutter avec le cinéma américain, mais de tout simplement continuer à exister… En fait, si on n’a pas les moyens de résister, on ne peut pas résister. Or, là les moyens, on est en train de nous les enlever…

Le réalisateur et scénariste Franck Magnier, François-Xavier Demaison, Elsa Zylberstein, Franck Dubosc et le réalisateur et scénariste Alexandre Charlot à la joyeuse avant-première du film Les Têtes de l’emploi le 14 novembre 2016

C’est désespérant… Revenons à des choses plus joyeuses ! Parmi vos trois films réalisés, quel est votre meilleur souvenir ?

Difficile d’isoler un moment… Pourtant, sans hésiter, je vous répondrai que je me suis senti très heureux sur le tournage des Têtes de l’emploi. J’ai vraiment trouvé là une liberté dans la réalisation que je n’avais pas ressentie auparavant dans mes deux premiers films. Avec ce film, on a pu renouer avec l’humour un peu vachard des Guignols. On avait des interprètes extraordinaires. On a montré à la France entière qu’Elsa Zylberstein était une formidable actrice comique, alors qu’elle n’était pas du tout connue comme telle ! Ma rencontre avec Elsa, c’est peut être l’un des meilleurs moments de ma carrière. Il y a eu vraiment un bel échange entre nous qui nous a permis de faire évoluer son personnage ensemble. J’ai le souvenir d’une sensation de liberté grisante sur le plateau. C’était magique. Les acteurs jouaient au maximum, s’exprimaient réellement. Je me suis senti pleinement réalisateur dans ce film et cela a été une grande fierté.

Avez-vous beaucoup ri durant le tournage ?

Oui, on n’a pas arrêté ! Je m’entends très bien avec Franck Dubosc qui est un excellent exemple d’horlogerie comique, d’une précision extraordinaire. C’est un homme très fin et très drôle. Le tournage était très joyeux ! 

La ravissante actrice Elsa Zylberstein révèle dans Les Têtes de l’emploi, la comédie réalisée par Franck Magnier et Alexandre Charlot, une puissance comique incroyable.

Pour vous, qu’est-ce qu’un bon acteur ?

C’est un acteur qui compose, qui a une compréhension qui va au-delà du personnage, qui rayonne sur l’histoire en entier. C’est aussi un acteur extrêmement physique. Un acteur, c’est d’abord un corps. Il doit habiter, incarner un personnage dans sa manière de se mouvoir, de s’asseoir etc.

Comme Jean Dujardin ?

En effet, c’est un acteur extrêmement investi et physique.

Selon vous, qu’est-ce qui fait qu’un film est inoubliable ?

C’est déjà un film que l’on n’a pas oublié le lendemain ! Qui continue de nous habiter et laisse en nous comme le sillage d’un parfum… Peut-être est-ce tout simplement un film qu’on a envie de revoir cinq fois, dix fois…

Y a-t-il un film que vous ayez eu envie de revoir un nombre infini de fois ?

Oui, La Guerre du feu de Jean-Jacques Annaud. Depuis des années, je rêve de faire un film d’aventure préhistorique. J’espère avoir un jour cette chance. Sinon, j’ai beaucoup aimé aussi Into the Wild. Quant à l’humour, je peux revoir dix fois, cent fois, Papy fait de la résistance ! C’est, pour moi, le summum, le meilleur film comique français. Je le trouve extraordinaire !

Propos recueillis par Isabelle Gaudé

Inséparables depuis Les Guignols de L’info, le tandem des réalisateurs et scénaristes Franck Magnier et Alexandre Charlot.

Boule et Bill une comédie de Franck Magnier et Alexandre Charlot

Imogène Mc Carthery un film de Franck Magnier et Alexandre Charlot

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Sur la guerre

Le grand historien, spécialiste de la guerre, Hervé Drévillon

Pour tout savoir sur la guerre, plongez-vous dans l’oeuvre considérable, magistrale et passionnante de l’un des meilleurs historiens français de la guerre, éminent spécialiste de l’histoire militaire, Hervé Drévillon. Ce brillant esprit, professeur d’histoire à l’Université de Paris I-Sorbonne, directeur de l’« Institut des Études sur la Guerre et la Paix » et Directeur de la Recherche au Service Historique de la Défense, a commis de nombreux ouvrages sur le sujet. Petit florilège de ses essais :

Le remarquable ouvrage d’Hervé Drévillon,
L’individu et la Guerre. Du chevalier Bayard au Soldat inconnu.

Mondes en guerre. Tome I. De la préhistoire au Moyen Age.
Une série dirigée par Hervé Drévillon et Giusto Traina.
Mondes en guerre Tome II. L’âge classique. Une série dirigée par Hervé Drévillon

Les lumières de la guerre. sous la direction d’Hervé Drévillon et Arnaud Guinier

Histoire militaire de la France. Tome I. Des Mérovingiens au Second Empire. Série dirigée par Hervé Drévillon
Histoire militaire de la France. Tome II. De 1870 à nos jours. Série dirigée par Hervé Drévillon.
Guerres et armée napoléoniennes. Sous la direction d’Hervé Drévillon, Bertrand Fonck et Michel Roucaud

I.G

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Hommage à Athènes du Page

Le poète Athènes du Page nous a quittés le 6 janvier 2021.

Retenez bien ce nom : Athènes du Page. C’était un merveilleux poète qui de poèmes en nouvelles, de vers en prose, d’acrostiches en aphorismes, s’aventurait du côté des lisières et des marges, qui explorait l’inconnu et révélait la densité du monde jusqu’au vertige verbal. « Sa main amie », comme le disait Cendrars, osait toutes les associations, les rapprochements insolites, avec des mots qui crevaient la phrase. Il y avait chez lui des fulgurances extrêmes, une musicalité, une richesse d’invention, des trouvailles qui bousculaient le langage. Sa poésie était un alcool fort, âpre, sans concession. C’était la symphonie littéraire d’un solitaire rêveur qui oscillait entre mélancolie tourmentée et fichue espérance. Rien d’étonnant alors à ce que la mélodie d’Athènes du Page le rangea à part dans la poésie française. C’était un poète inclassable qui avait le don d’échapper à toutes les étiquettes (classique, moderne, symbolique, surréaliste). Sa liqueur poétique était si puissante que toute autre poésie avait moins de goût après lui. Comme s’il était le seul à capter en même temps les secrets du cœur et le désespoir du monde… Comme s’il savait suggérer, mieux que quiconque, l’indicible de l’univers. C’est un fait : plus ses mots nous échappaient, plus le sens se dérobait, plus ses vers nous possédaient. On s’imprégnait du parfum bouleversant de son poème « Ma fille », une prose belle à se damner, tendre et vibrante, qui avait la couleur de l’amour. Et de demeurer longtemps au bord des larmes, déchiré par cette musique des mots où « parfums, couleurs et sons se répondent ». Lire Athènes du Page, c’était retrouver la complicité du monde, dans ce qu’il y a de plus vivant, de plus organique. C’était faire le grand écart entre l’amour, le temps et la mort. C’était avancer jusqu’à l’invisible, avec pour tout viatique la lumière éclatante du verbe, pour s’élever, s’élever jusqu’aux hauteurs, ces chemins d’en haut où s’évertuait à camper Athènes du Page…

On l’aura compris, il serait dommage de passer à côté d’Athènes du Page. A côté de la beauté de ses vers. Tout commeSans et horsAvant la lettreAcrostiches et Aphorismes autant d’indispensables recueils qu’il faut avoir dans sa bibliothèque. Pour mieux lire le monde…

Hegel remarquait «Tous ceux qui ont écrit sur la poésie ont éprouvé une certaine répugnance à donner une définition de celle-ci ou à décrire ce qui est poétique ». Cela signifie-t-il pour vous que la poésie est l’indéfinissable par excellence ?

Indéfinissable, oui sans doute. Bernard Noël le traduit ainsi : « La poésie est une poire introuvable quand on a soif ». Admettre que la prose est poétique signifie que tout texte littéraire est potentiellement un poème. Si toutefois il fallait le caractériser, je dirais que c’est un écrit relativement court dont la visée est de transcender la langue. Je crois que le poème est avant tout un travail sur la langue, sur la matière mot, sur la lettre même qui en est la plus fine particule. Recomposer à partir de la lettre une langue propre au poète, à la manière d’un peintre qui recrée une image du monde à partir de quelques couleurs primaires. C’est une recréation, une réinvention dont la fabrication n’a pas de but précis sinon, à l’aune du cœur et de l’âme, d’éclairer chaque terme, d’entrechoquer les mots pour en faire naître les étincelles sonores qui resteront dans les oreilles et les mémoires.

Paul Valéry écrit que « Tout le monde tend à ne lire que ce que tout le monde aurait pu écrire ». Est-ce pour cette raison que la poésie est peu lue ? Est-elle par trop indéchiffrable ? Ressemble-t-elle à un langage codé seul compréhensible par les autres poètes ? Est-ce pour cette raison enfin, qu’étant difficile d’accès, elle ne plaise pas à tout le monde ?

Cette phrase de Valéry est très juste. « Le monde est fainéant et jouisseur, les écrivains n’ont pas de foi, ils se copient les uns les autres » écrivait Céline. Tout lecteur se sent un écrivain en puissance après avoir lu un livre « à sa portée » et d’ailleurs beaucoup prennent la plume… pour réécrire ce qu’ils ont déjà lu. Les cours formatés pour devenir écrivain à succès font salles combles et ces usines à clones érigés en modèle mercantile produisent les mêmes effets, à savoir une mer d’huile, une mer littéraire sans vagues ni relief, le calme plat. La poésie se doit d’écarter les eaux, pousser la langue dans ses retranchements, et d’une certaine façon la « faire parler ». « La pensée se fait dans la bouche » disait Tristan Tzara. La langue du poète n’est pas la langue du quotidien, elle n’est pas la langue de l’inconscient mais de la pleine conscience, la langue qui véhicule l’entière portée des mots. Si la poésie est difficile d’accès c’est parce qu’elle est ouvragée. Il faut s’arrêter sur l’ouvrage, le regarder, l’entendre, il faut un peu de temps et une porosité d’esprit totale, alors seulement, le charme opère.

Le poète est-il un mage, un voyant, un chaman ou un prophète ?

Naguère, il était chanteur. Les hymnes homériques étaient chantés, les premiers poètes, les Aèdes, chantaient, les troubadours du Moyen-âge chantaient aussi. Les rappeurs chantent, me direz-vous, oui mais avec des mots et des musiques parfois insipides. Depuis le XVIIIème siècle, la musique des mots a remplacé la musique sur les mots. La musique interfère et souvent prend le dessus, c’est un art qui se mêle moins avec les mots qu’avec la voix. Je préfère, quant à moi, une poésie écrite et lue à haute voix qui se suffit à elle-même, la résonance est plus forte, plus intérieure, plus intime dans un silence de cathédrale. D’ailleurs les psalmodies d’église sont la preuve frappante que les mots sont assez forts pour remplir l’espace aussi grand soit-il. Le poète est-il un mage, un prophète, un voyant ? C’est un volontaire qui se dévoue à descendre en lui-même pour en extraire la vérité du tréfonds. Les entrailles sont des rages, des vertiges, des écœurements, des désirs, il en sort des « mots substance », éthérés, abscons, hallucinés, que le poète tente de rendre lisibles malgré tout.

Vous dites que la poésie vous fait penser à un jeu de balles qu’il faut lancer le plus haut possible…

Oui, le poète est un jongleur qui jette les mots en l’air, les rattrape et les relance. Il commence avec deux mots, puis trois dans le même mouvement circulaire, la versification, puis quatre, puis cinq et de plus en plus haut pour avoir le temps de les reprendre et de les projeter à nouveau. Dextérité, équilibre et hauteur de vue.

Etre poète, c’est ne jamais rien céder sur ses exigences. Jamais de facilités, jamais de style convenu ou conventionnel, jamais de déjà-vu. C’est inventer un langage dans le langage. Pour fuir la bêtise et les préjugés ? Ou comme dit Ramon Gomez de la Serna « rechercher tout ce qui défait le cliché » ?

C’est la discipline littéraire la plus stricte, la plus contraignante et de facto la plus exigeante. Elle s’apparente en musique au contrepoint. Des règles que l’on peut transgresser ou plutôt transcender comme un jongleur qui glisserait une balle rouge dans son jeu de quille blanc. La balle ronde a tout pour déstabiliser les quilles oblongues, pourtant elle tourne dans la même harmonie d’ensemble. C’est ce qu’il faut atteindre avec le poème, la consonance, la dissonance et enfin la rime ou la métrique comme concordance. On parle de résolution en musique.

On dit souvent que la poésie, comme la musique apaise la douleur humaine. Mais le poète ne souffre-t-il pas plus que les autres ? A-t-il trouvé son pharmakon (le poison et le remède) en « composant du miel avec sa cendre » ? La poésie est-ce « enchanter en chantant son mal » ?

Le poète est plus sensible que les autres donc il souffre davantage. Il ressent aussi des joies bien plus intenses. La poésie agit comme un pantographe qui élargit le geste, le cri, démultiplie les sensations. Le poète est en prise avec son temps. Tout en restant libre, il ne peut se départir des courants qui traversent son époque. Pour Antonin Artaud, le poison c’était le surréalisme, le spleen collait aux basques de Baudelaire. Si la poésie adoucissait les mœurs jadis, elle les a perverties en d’autres temps. Elle n’a pas de vocation particulière si ce n’est l’étonnement, la révélation. René Char : « Celui qui vient au monde pour ne rien troubler, ne mérite ni égards ni patience ». Quant au pharmakon, on peut dire que les poisons, Les Fleurs du malLes Paradis artificiels ont trouvé leur remède dans la beauté même de leurs poèmes.

René Char écrit cette phrase merveilleuse : « La poésie me volera ma mort ». Ecrire de la poésie est-ce sans cesse évoquer cette absence ?

Le poète s’efface devant sa poésie, façon de dire qu’elle lui survit. D’ailleurs la poésie est une sur-vie, une vie au-dessus de la vie. La poésie est un mot. René Char aurait pu dire « Le mot me volera ma mort ». La mort est un mot, une seule lettre les sépare, toute la poésie est dans ce hiatus.

Que cherchez-vous à atteindre à travers la poésie ?

L’inaccessible bien sûr. C’est-à-dire l’arc tendu, la tangente, l’asymptote, la courbure. En parlant de courbure, il y a une anagramme très poétique de Jacques Perry-Salkow et Etienne Klein : « La courbure de l’espace-temps » qui devient « Superbe spectacle de l’amour ». Peut-être est-ce aussi l’inattendu que j’attends de la poésie…

Continuons notre promenade dans les mots… Vous avez composé de magnifiques acrostiches. Pour vous, écrire un acrostiche c’est revenir à l’atome, au noyau même de la matière, au cœur du mot, c’est-à-dire la lettre, a, b, c…

Oui, c’est exactement ça, j’ai voulu me fixer une contrainte très forte, une centaine d’acrostiches avec un mot par lettre, en balayant tout l’alphabet, en évitant les répétitions (hormis les articles le, la, les, de, du, des…) tout en racontant une histoire. Un Exercice de style en quelque sorte à la façon de Raymond Queneau. Après pas mal de sueur et d’exhumation de mots du dictionnaire dans les k, w, x, y, z, le résultat, est, je crois, assez original. Pour m’aider, j’ai écrit un programme informatique qui générait aléatoirement des milliers d’acrostiches mais sans grand résultat à part un couple de mots que j’ai repris « Odyssée Parnassienne ». Cela fait partie du travail d’un écrivain, chercher, découvrir, fouiller. Le travail de l’OULIPO correspond à cette volonté de triturer, tordre les mots pour le plus grand plaisir de tous les bricoleurs de la langue. Ceci dit, je ne suis pas adepte d’une poésie trop technique, la combinatoire lasse très vite et le poète se doit de garder son lecteur en haleine. Je crois en une poésie humaine, nerveuse.

Vous avez publié un recueil d’aphorismes Aphorismes. Nietzsche était un maître en la matière, qui brûlait et renversait les certitudes des lecteurs par ces lance-flammes lapidaires que sont les aphorismes. Quand Nietzsche disait « Depuis trop longtemps, la terre est un asile de fou », vous répondez cent ans plus tard « Tout ce qui m’apparaît clairement est d’une extrême noirceur. J’ai de la suie dans les idées ». L’art de l’aphorisme est-il le souffle et l’arme des esprits qui font montre d’une absolue liberté ?

Oui, l’aphorisme, c’est la crème de l’esprit, la substantifique moelle. C’est ramasser une pensée sur une phrase ou deux. Cela parait simple mais il faut beaucoup creuser et tamiser pour ne garder que les pépites. Nietzsche excellait dans ce domaine et il faisait montre d’une liberté totale. Le travers à éviter dans cet exercice et dans lequel beaucoup tombent : la mièvrerie, la banalité, le convenu. S’il fallait résumer l’aphorisme sous forme d’aphorisme : Les beaux esprits s’y révèlent, les médiocres s’y enfoncent !

Propos recueillis par Isabelle Gaudé


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Le retour du réel

Avec « Toute ressemblance…» (avec le monde réel, existant ou ayant existé, est purement fortuite…), Michel Denisot signe un premier film très réussi, intelligent et particulièrement jubilatoire. Il épingle avec élégance la métamorphose insidieuse du monde contemporain. Où comment cette société du spectacle, totalement asservie à l’impérialisme de l’image, qui comme l’écrivait Guy Debord « est la négation de la vie réelle », impose sa loi et finit par abolir la vitalité humaine. Quid de l’histoire ? D’abord, c’est une plongée palpitante dans les coulisses du JT d’une grande chaîne télévisuelle. A travers le personnage de Cédric Saint Guérande, le fantastique Franck Dubosc, présentateur vedette du 20h, on réalise très vite qu’en 2019, le pouvoir médiatique ne s’embarrasse pas de détails. Il n’admet tout simplement aucun contre-pouvoir… Exit le doute, la vérité, le réel, et pratiquement le politique (qui pour s’exprimer doit montrer patte blanche ! ) Dans cette ambiance quasi totalitaire mais bon enfant, l’image incarne la pensée dominante ou la doxa, et le présentateur du JT s’arroge tous les droits, comme celui de choisir à loisir d’informer ou de désinformer, de falsifier le réel ou de l’embellir. Il contrôle tout. Nul ne réagit face à ses écarts : aveuglé par le pouvoir de la petite lucarne, c’est l’assentiment immédiat, la crédulité absolue du côté du spectateur. Dans ce joli monde conçu comme représentation, notre Cédric Saint Guérande, œil de velours et séduction toute en retenue, trône aux cimes de l’audimat, adulé et vénéré par des millions de téléspectateurs. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu’au jour où un nouveau patron de chaîne vient détruire cette belle harmonie. Alors que CSG, dopé au succès et aux amphétamines, consacre le plus clair de son temps à s’étourdir dans une vie festive en totale immersion dans sa bulle matricielle (bonjour la fusion intra-utérine !), ce bébé humain qui a de plus en plus de mal à devenir adulte (régression quand tu nous tiens…) va devoir revenir sur terre. Le grand patron a décidé de rajeunir et de féminiser le 20 heures. La guerre est donc déclarée. N’écoutant que son ego surdimensionné (lequel apparaît en réalité bien vacillant puisqu’il éprouve en permanence le besoin d’être rassuré par le regard d’autrui), CSG affronte son patron (symbole du père ? de la loi ?). Enragé à liquider son rival (à tuer le père ?) à n’accepter aucune hiérarchie ou pire par incapacité contemporaine à reconnaître l’Autre, CSG commence sa chute. On le découvre alors plus spectateur qu’acteur de sa vie, incapable de se réconcilier avec le réel, aliéné qu’il est par l’image, ses faux semblants, son cortège de paraître et d’apparences, quasiment condamné à la solitude. Et c’est là où Michel Denisot fait preuve d’une subtilité rare. Il offre à la splendide Caterina Murino, belle à couper le souffle dans ce film, la chance d’incarner le réel. Son personnage Elisa symbolise la vraie vie. Le réel dans ce qu’il a de plus imprévisible, de moins contrôlable. Elisa d’abord c’est l’amour. L’amour, cet invisible dans ce monde trop plein de visible. Elisa la vivante, la vibrante, qui refuse les faux-semblants et les mensonges, qui s’échappe car rien ne peut la contrôler sinon la passion. « Ne te courbe que pour aimer et si tu meurs, tu aimes encore » disait René Char. Aveuglé par le pouvoir médiatique et ses fantasmes de toute-puissance, CSG a perdu de vue l’essentiel, il est passé à côté de la vie réelle. Il intuitionne pourtant que la vraie vie est ailleurs et que quelque chose sur terre libère comme l’amour réel…

D’apparence léger, ce film est une remarquable réflexion sur le réel. Il ne peut être qu’accueilli qu’avec ferveur puisqu’en le visionnant sur le grand écran, peut-être deviendrons-nous plus lucides, plus réalistes, et même voyants face au petit écran…

En attendant, nous avons voulu rencontrer l’incarnation du réel (et l’incarnation de la beauté) !

Conversation à bâtons rompus avec Caterina Murino

L’actrice Caterina Murino

Caterina Murino, vous venez de crever l’écran dans la série télévisée « Le temps est assassin » adaptée du roman de Michel Bussi. Cette série en 8 épisodes diffusée sur TF1 a réuni plus de 6,3 millions de spectateurs par semaine. Un véritable succès. Comment avez-vous vécu ce tournage ?

Avec beaucoup d’émotion. C’était un rôle puissant, d’une belle intensité dramatique. Les productrices et le réalisateur m’ont fait un très beau cadeau en me confiant le personnage de Palma. Celui d’une femme trompée qui veut protéger sa famille et se bat pour elle jusqu’au bout. Cette histoire c’est d’abord un magnifique travail d’écriture de Michel Bussi. Et puis un travail d’adaptation qui donne naissance à un scénario haletant. Mes partenaires étaient tous flamboyants dans ce décor sublime qu’est la Corse, la Corse qui finalement demeure la vedette de la série. Enfin, je suis très reconnaissante au public français de nous avoir suivis avec passion d’épisode en épisode jusqu’au dénouement.  

Depuis ces records d’audience, les passants vous reconnaissent-ils davantage dans la rue ?

Non ! Les gens s’imaginent que le but ultime des acteurs dans la vie, c’est d’être reconnu dans la rue. Mais c’est terrible de croire ça ! Moi, cela ne m’intéresse pas du tout. Par contre, j’ai reçu de magnifiques textos, de messages vraiment incroyables sur les réseaux sociaux. Des mots sincères et touchants qui me réchauffaient le cœur. Quelqu’un m’a même écrit un message bouleversant parce mon personnage l’avait touché. Des femmes, des téléspectatrices qui s’étaient identifiées au vécu de Palma m’ont raconté leur histoire. Je suis en émerveillement devant tant de générosité et d’empathie.

Elisa (Caterina Murino) et Cédric Saint Guérande (Franck Dubosc) dans le film « Toute ressemblance… »

Le mercredi 27 novembre est sorti le film très attendu de Michel Denisot « Toute ressemblance… » Vous a-t-il contacté directement ou avez-vous passé un casting pour décrocher le rôle principal féminin ?

Je n’ai pas passé de casting. Je connaissais déjà Michel Denisot. Je l’avais rencontré il y a quelques années lorsqu’il présentait sur Canal +, le Grand Journal. Nous nous sommes revus lors d’un déjeuner qui a duré plus de trois heures. J’avais face à moi quelqu’un d’extrêmement cultivé, d’extrêmement élégant, d’extrêmement gentil, à l’humour piquant, toutes ces qualités que j’ai retrouvé dans le film.

Durant des années, le journaliste Michel Denisot a reçu dans son Grand Journal (et à Cannes) les plus belles actrices du monde. Et c’est à vous qu’il a pensé pour incarner Elisa. Vous éclipsez toutes les autres… Est-ce parce que vous êtes l’une des actrices les plus charismatiques de votre génération ?

Ah non ! Je ne crois pas !

Pourtant, dès le début, Michel Denisot avait déjà dans l’idée que ce serait vous !

Je savais depuis plus d’un an que Michel Denisot préparait son film. Même si j’avais son numéro de portable, je n’ai pas cherché à le joindre, encore moins à le solliciter pour le rôle. C’est mon ex-agent qui, un jour, m’a contacté en me disant « Ecoute, Michel voudrait te rencontrer pour te parler de son film ». Et j’étais, comme vous le dites, très étonnée qu’avec toutes les actrices susceptibles d’interpréter le rôle d’Elisa, il ait pensé à moi ! Merci Michel !

L’actrice Caterina Murino (photo Paris Match)

Rien d’étonnant à cela, vous êtes une actrice incandescente !  

Trop gentil ! Mais ce qui était touchant c’est que Michel Denisot et Olivier Kahn ont vraiment lutté pour m’avoir. Le tournage de la série « Le Temps est assassin » et le tournage de « Toute ressemblance… » ont débuté en même temps, le 4 septembre 2018. L’un à Paris, l’autre en Corse. Donc, durant huit semaines, j’ai pris un avion tous les jours, pour faire Paris-Corse. Dimanche, j’atterrissais en Corse pour y tourner le lundi. Et dès le lundi soir, je reprenais un avion pour rentrer à Paris et y tourner dès le mardi matin. Le mardi soir, à nouveau l’avion et ainsi de suite tous les jours et ce, durant deux mois !  

Vous deviez être épuisée ?

Je n’y comprenais rien en fait ! Mais j’étais très heureuse parce qu’Elisa ne ressemblait pas à Palma ! Et qu’interpréter deux rôles en même temps me galvanisait !

Sur le plateau du Quotidien, Yann Barthès reçoit l’équipe du film, l’acteur Franck Dubosc, le réalisateur Michel Denisot, l’actrice Caterina Murino et l’acteur Jérôme Commandeur

« Toute ressemblance… » est un film sur les coulisses du monde de la télé. Michel Denisot montre l’envers du décor et fait ressortir les ridicules de certains comportements des gens de télé. On découvre un univers de manipulations, de trahisons, d’excès, de coup bas, de jeux de pouvoir mais aussi d’addiction à la drogue…

Oui ! Michel voulait révéler au public certaines vérités sur les médias. Il m’a donné un personnage proche de moi car je ne bois pas, je n’ai jamais touché une cigarette ni touché à la drogue. C’est un rôle qui dit non à tout ça. Cette femme porte à son compagnon un amour sincère et elle tente de lui faire comprendre que la vie c’est autre chose que l’égo et la drogue.

Que cherche Elisa dans la vie ?

A un certain moment, Elisa va quitter Cédric. Elle ne veut plus voir son compagnon sombrer dans les addictions. Elle ne l’accepte plus. Elle recherche l’intégrité chez un homme. C’est une femme qui n’est pas dans le paraitre. Elle possède une certaine richesse de l’âme et n’a pas besoin de faux-semblants pour avoir le sentiment d’exister. Peu lui importe que son compagnon soit chaque soir vénéré par six millions de téléspectateurs. Elle ne recherche ni la célébrité ni la reconnaissance. C’est une femme ancrée dans l’existence, qui veut simplement vivre dans la vraie vie, et non dans un monde de paillettes saturé d’apparences.  

Est-ce la première fois que vous tourniez avec Franck Dubosc. Est-il drôle et sympathique comme dans « Camping » ?  

Oui, absolument, c’est la première fois ! Et non, il est beaucoup mieux que ça ! Cela a été une vraie surprise pour moi. C’est un homme qui n’a rien à voir avec son image. C’est un homme humble, attentionné, prévenant, qui écoute les conseils de tout le monde. J’ai beaucoup aimé travailler avec lui. Si j’avais bêtement des a priori à cause de cette image trop réductrice de son rôle dans « Camping », j’ai découvert un magnifique compagnon de voyage…

Lors de l’avant-première du film « Toute ressemblance… », le lundi 25 novembre, Franck Dubosc et son épouse, Danièle.

Dans toute ressemblance, Franck Dubosc incarne le présentateur préféré des Français. Il est beau, riche, célèbre. Chaque jour, il fait vibrer la France entière. Mais lui, qu’est-ce qui le fait vibrer ? Le pouvoir est sa drogue. Est-il dans l’illusion infantile de la toute-puissance ? Son succès lui donne-t-il un sentiment d’impunité ?

Totalement ! Il se drogue au pouvoir. Et la drogue réelle l’amène à penser qu’il est un Dieu… Finalement, il perd un peu la tête…

D’ailleurs, dans « Toute ressemblance », Franck Dubosc affirme qu’il est le Roi. Il est le roi, le roi du monde qui règne sur le réel grâce à la régence télévisuelle. Il a sa cour, ses codes, ses courtisans. Il se sent indétrônable. Jusqu’à l’arrivée du nouveau président de la chaine incarné Denis Podalydès, qui veut sa tête…

C’est la guerre des égos ! Entre celui qui rafle tous les succès, le présentateur du JT et son patron qui  est aux manettes de la chaîne. L’égo du boss est dérangé par le triomphe de Franck Dubosc. Il s’énerve à tort – car au lieu de penser au succès de la boite dont il a la gestion – il s’agace que les records d’audience ne viennent pas de lui mais de Cédric.

Cédric de Saint Guérande, dit CSG, affirme au début du film «  Mon paradis, c’est ça : avoir tous vos yeux braqués sur moi, tous les soirs ». Dans l’ère visuelle, être visible, être partout sur les réseaux sociaux, être vu par tout le monde, passer à la télé, capter l’attention de tous, c’est devenu le nec plus ultra. Pour vous, être actrice, c’est se mirer et s’admirer dans les yeux des spectateurs ?

Non, pas pour moi ! Etre actrice c’est arriver à donner une âme et un corps à de l’encre tracée sur du papier. Mais aussi offrir une parole et raconter une histoire qui grâce à un écran, peut amener à un combat.  

Lors de l’avant-première du film « Toute ressemblance… », le réalisateur Michel Denisot et son épouse, Martine.

Les acteurs dépendent-ils du désir des réalisateurs ?

Toujours ! Il faut rentrer dans leur imaginaire. Pour le rôle de Palma, les productrices Isabelle et Aline m’ont dit dès le début, Palma c’est toi ! Mais ça c’est rare… C’est comme une grâce… Car, malheureusement nous ne sommes pas uniques au monde et chaque actrice a le pouvoir d’interpréter n’importe quel rôle.

 Est-ce que plus on vous voit à l’écran, plus les réalisateurs pensent à vous pour un rôle ?

Il y a les deux. Quand on voit trop un acteur, cela peut engendrer un phénomène de lassitude. Et quand on ne le voit pas assez, on peut l’oublier !

 

Le réalisateur du film « Toute ressemblance » Michel Denisot

Avez-vous une actualité théâtrale ?

Oui, cela fait deux ans que je fais une tournée théâtrale en Italie, qui se terminera le 8 mars prochain. Je joue dans la pièce « Huit femmes » de Robert Thomas, adaptée cinématographiquement par François Ozon en 2002.

Aimeriez-vous jouer au théâtre à Paris ?

J’aimerais tellement ! Je suis une grande fan d’Alexis Michalik, le metteur en scène qui a monté « Intra Muros », « Edmond » et « Loin ». C’est un jeune metteur en scène qui a un talent fou. En découvrant ses spectacles, on voit qu’il est amoureux du théâtre, qu’il a inventé un nouveau code du langage théâtral, qu’il dirige merveilleusement ses comédiens. Pour moi, ce serait un rêve de travailler avec lui…

 Et du côté du cinéma, y-a-t-il un réalisateur avec qui vous aimeriez jouer ?

Il y en a beaucoup ! Dernièrement, j’ai vu « Les Misérables ». C’est un très jeune metteur en scène, il a su raconter une histoire proche de lui. On voit qu’il a compris tout de suite, les codes du cinéma. Il raconte quelque chose de quotidien mais de bouleversant avec une énergie et une force qui vont droit au but. C’est un film « coup de poing ». J’aimerais tourner avec Ladj Ly.

Vous êtes une femme vraie, entière, extrêmement généreuse. Donner du bonheur aux autres vous rend heureuse. Et vous, qu’est-ce qui vous fait du bien à l’âme ?

On a perdu de vue ce qui faisait l’essentiel de la vie. La vie c’est la normalité, la quotidienneté. Par chance, la vie m’a donné des choses un peu extraordinaires, mais moi ce que j’adore c’est le quotidien ! Sans doute que si je n’avais que du quotidien dans ma vie, je m’en lasserai. Mais aujourd’hui, faire les courses, voir des amis, dîner avec mon fiancé, recevoir ma famille, passer un samedi soir à regarder la télé sous la couette, c’est simple, pour moi, c’est le bonheur !  

Propos recueillis par Isabelle Gaudé

L’actrice Caterina Murino
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Les Gourmandises de Gamot

Le chef pâtissier Sébastien Gamot

Retenez bien ce nom, Sébastien Gamot. Il est le chef pâtissier qui monte qui monte et dont le patronyme demain attirera toutes les attentions. On s’enflamme pour ses desserts uniques, exquis, succulents, éblouissants, renversants, époustouflants. Comme Rimbaud inventait des voyelles, Gamot invente des couleurs, des parfums, des goûts. C’est le poète de la pâtisserie, le virtuose de la viennoiserie, le pape des papilles. Il nous joue une partition parfaite aux envolées lyriques. C’est l’épopée du moelleux, du fondant, du croquant, de l’acidulé qui souffle un vent de légèreté sur des desserts aériens. Le chocolat s’élève, les fruits s’envolent. Ce n’est plus de la pâtisserie, c’est de la haute voltige. Rien d’étonnant à ce que ce jeune prodige normand, modeste et génial, ait été élu « Meilleur Pâtissier du Grand Ouest » en 2018. Jusqu’à la fin novembre 2019, Sébastien Gamot officie au restaurant gastronomique « 1912 » aux Cures Marines à Trouville. On peut encore déguster ses chefs-d’œuvre comme le « Chocolat bio/ Vanille de Madagascar/ Poivre de Likouala » ou le « Figue/Hibiscus/Baies de Bataks. » Précipitez-vous à cette adresse et laissez votre palais s’enivrer de poivre et de pulpe de cacao,  se perdre dans le goût délicat du sorbet avant de succomber de plaisir. Gageons que ce merveilleux créateur inscrira un jour son nom au firmament des meilleurs pâtissiers de ce monde tout comme son maître Pierre Hermé dont il fut durant quatre ans le chef pâtissier au « Royal Monceau ». En attendant, Sébastien Gamot ouvrira sa toute première boulangerie-pâtisserie conçue comme un véritable laboratoire du goût (il nous promet déjà du pain au poivre et mille autres merveilles…), en avril prochain à Benerville, à la lisère de Deauville, en Normandie. C’est sans doute le plus beau cadeau qui sera fait aux habitants de cette région. La chance de goûter quotidiennement une dose de féerie rien qu’en poussant la porte de la boutique. Là, il leur sera donné le meilleur de ce que l’on peut attendre en matière de boulangerie et de pâtisserie. A n’en pas douter, les gourmandises de Sébastien Gamot illumineront votre journée. Aspirer la lumière, le beau et le bon avec une cuillère, quoi de plus jubilatoire ?

A ne pas manquer…

Votre passion pour la pâtisserie remonte à l’enfance. Vous racontez que très jeune, vous regardiez les brioches monter dans le four…

Oui, ma vocation est précoce. Dès l’âge de 8 ans, je voulais devenir pâtissier. Voir la brioche se lever dans le four, ca m’intriguait. Le côté « chimique » qui préside à la cuisine me passionnait. Partir avec de la farine, de l’eau, de la levure, puis assister à la métamorphose, à la transmutation de ces ingrédients pour finir par obtenir une brioche dorée, cela me semblait magique…

Vous avez officié chez les plus grands, Alain Ducasse, Yannick Alleno, Christophe Michalak et Pierre Hermé. Votre premier poste de chef pâtissier fut au Royal Monceau, aux côtés de Pierre Hermé, élu  « Meilleur Pâtissier du monde en 2016 ». Qu’avez-vous appris à son contact ? 

J’ai beaucoup appris sur les produits : comment utiliser un produit simple mais très goûteux. Par exemple des produits assez basiques comme de la vanille, du thé. Rien qu’avec ça, Pierre Hermé arrive à faire de la magie, il crée des desserts extraordinaires.

Estimez-vous que Pierre Hermé est le plus grand pâtissier au monde ?

Oui ! C’est mon idole ! J’ai adoré travailler avec lui. On s’entendait très bien. C’est lui qui m’a choisi. A l’époque, je travaillais avec Camille Lesecq au Meurice (juste avant Cédric Grolet) et il m’a sollicité. Je suis resté quatre ans à ses côtés et ce furent quatre années de bonheur. J’étais Chef Exécutif. Pierre Hermé créait des recettes sur le papier et je leur donnais vie, je les réalisais. Je faisais aussi des desserts à l’assiette, des déclinaisons à base de gâteaux.

Quelle est votre pâtisserie préférée chez Pierre Hermé ?

« La Tarte infiniment vanille ». Elle se compose de trois vanilles différentes, une vanille de Madagascar, une vanille de Tahiti, et une vanille du Mexique. Cette conjugaison des trois donne un goût exceptionnel à la pâtisserie. Un pur bijou.

Vous n’avez travaillé que dans des lieux de prestige. Quel palace parisien vous a le plus marqué ?

Peut-être l’hôtel Meurice parce qu’à l’époque, nous avons décroché les trois étoiles Michelin avec Yannick Alleno. J’étais son adjoint au chef pâtisserie et j’avais 28 ans. Je garde de cette époque un très bon souvenir.

Parmi vos souvenirs gustatifs, quel est le plus marquant ?

Lorsque j’ai dégusté pour la première fois les desserts de Pierre Hermé. C’était de la pure félicité…

« Les Cures Marines » à Trouville

En 2017, vous avez rejoint la brigade du chef Johan Thyriot à l’hôtel « Les Cures Marines » à Trouville. Vous avez quitté Paris parce que vous deveniez papa d’une petite fille. Revenir en Normandie, c’était pour vous, un retour aux sources puisque vous êtes natif de la région. Depuis, vous travaillez de concert avec Johan Thyriot et comme il apprécie tout particulièrement le poivre, vous travaillez vos desserts avec beaucoup d’épices…

Comme Johan Thyriot a une vraie connaissance des poivres – chose que je ne possédais pas – j’ai appris au fur et à mesure grâce à lui. A début, j’ai fait des essais de desserts, puis j’ai trouvé mon rythme de croisière !

Cette communion des contraires, cette alliance improbable entre l’harmonie du chocolat et le choc pimenté et amer des poivres donne des notes surprenantes à vos desserts. C’est du grand art. Vos desserts sont tout simplement exceptionnels…

C’est gentil, cela me touche !

Pouvez-vous nous parler de votre dessert « Chocolat Mokaya, thé ananas épicé, poivre de Timiz » ?

Oui, c’est un chocolat Mokaya de 68%. Ce qui donne le goût, c’est le sorbet aux épices. Il y a un thé épicé avec de l’ananas, du gingembre, de la cannelle. Je pousse un peu fort les arômes pour essayer de tuer le chocolat, pour apporter de la saveur en bouche.

Chocolat Mokaya, thé ananas épicé, poivre de Timiz

Votre assiette est radieuse, on dirait un souffle de chocolat, une gourmandise aérienne, libre comme l’air, prête à s’envoler…

C’est un dessert léger ! Le poivre c’est la marque du chef, le design c’est ma patte. J’aime que ce soit épuré. Je n’aime pas manger un dessert au restaurant qui soit pâteux. Il faut qu’on ait envie de le finir et une fois fini, qu’on en est encore envie !   

A la carte d’automne, on trouve un dessert tout aussi enivrant et délicat. Il s’agit de figues, le fruit est rôti et les feuilles en crémeux rafraîchis d’un sorbet à l’Hibiscus et Baies de Bataks.  Vous faites jaillir des goûts incroyables avec ce dessert. C’est un pur délice !  

Je suis content qu’il vous plaise !

Enfin, vous créez aussi des mignardises au miel, des « caramiels » avec le miel de vos ruches installées sur le toit des « Cures Marines » ?

Oui, mais malheureusement, nous n’avons que deux ruches. Là, pour le coup, c’est vraiment nature !  Dans ces mignardises, il n’y a que du miel et rien d’autre !

Vos sablés au chocolat au cœur fondant sont à pleurer de plaisir… Tout simplement succulents !

Que de compliments ! Merci !

Rien d’étonnant à ce que vous ayez été élu « Meilleur Pâtissier du Grand Ouest » en 2018 par le Gault & Millau ! Est-ce pour vous une consécration ?

Oui ! C’est une reconnaissance pour moi et mon équipe.

Sébastien Gamot élu par le Gault & Millau « Meilleur Pâtissier du Grand Ouest 2018 « 

Pour vous, un bon dessert, c’est une promesse de bonheur ?

Si ce n’est pas beau et bon, je suis malheureux… Je suis exigeant, j’aime que ce soit carré, propre, parfait.

Que cherchez-vous à atteindre quand vous composez vos desserts ?

Je vise l’excellence. C’est ma façon de m’exprimer. Je veux atteindre un certain niveau, un certain résultat.

La pâtisserie est-ce un retour à l’enfance ?

Lorsque l’on déguste une bonne pâtisserie, il arrive parfois qu’un souvenir ou un goût associé à l’enfance nous reviennent en mémoire. Ce sont des réminiscences gustatives. On retrouve les odeurs, les parfums, les saveurs de cet âge tendre. Ce retour à l’enfance, c’est un peu comme la madeleine de Proust. On se souvient d’un financier ou un riz au lait savouré il y a vingt ans. C’est comme un flash, en retrouve subitement en bouche la texture, le parfum et l’instant précis de la découverte du goût. A ce moment là, les saveurs du présent et du passé se télescopent, et ça c’est magique !

Les gourmandises de Sébastien Gamot méritent d’être connues dans le monde entier comme celles de Pierre Hermé. Vous installerez-vous bientôt à votre compte ?

Oui ! Le moment est venu pour moi de prendre mon envol ! En avril prochain, en 2020, je lancerai ma propre boutique à Benerville en Normandie. Ce sera une boulangerie-pâtisserie. En plus de la pâtisserie, j’aimerais réaliser toutes sortes de pains, comme des pains à base de poivre par exemple. Bien sûr, je ferai aussi de la viennoiserie, des pâtisseries, des confiseries, des desserts à l’assiette à emporter. L’avantage de cette boulangerie à Benerville, c’est d’être bien placée, il y a un parking attenant au magasin où les gens peuvent se garer 

Si cette enseigne marche bien en Normandie, en créerez-vous d’autres ailleurs ?

C’est mon projet !

Et peut-être une à Paris alors, comme le grand pâtissier Cédric Grolet, connu pour sculptures de fruits à l’hôtel Meurice, qui va bientôt ouvrir sa première boulangerie-pâtisserie (le 22 novembre 2019) au 35 avenue de l’Opéra, à Paris…

Pourquoi pas ! Mais si j’ouvre une boutique sur Paris, ce sera exclusivement de la pâtisserie. Je réaliserai sans doute des « desserts signatures ».

Où puisez-vous votre inspiration ? Vous renouvelez-vous souvent ? Avez-vous besoin de vous surprendre ?

J’ai toujours besoin de dépassement, de compétition, d’aller plus loin !

Enfin, nos lecteurs l’auront compris, vos desserts sont inoubliables, mémorables, renversants. En un mot, exquis !  Que peut-on vous souhaiter ?

De réussir mes projets dans l’avenir…

Propos recueillis par Isabelle Gaudé

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Le Meilleur de 2019 en livres et en images

La panthère des neiges, © Vincent Munier
Sylvain Tesson « Le face-à-face avec l’animal, c’est la véritable expérience de l’Altérité »
Peter Handke : « Ecoutez: ma route, mon droit, le dernier chemin libre sur notre planète – je veux le défendre.
Je veux ? Je dois. C’est mon rôle »
Un spectacle au théâtre national de la Colline, du 3 au 29 mars 2020. Distribution : De Peter Handke, mise en scène Alain Françon. Avec Pierre-François GarelGilles PrivatSophie SeminDominique Valadié.

Jérôme Garcin : « Il est si jeune encore et il y a tant de rôles à endosser, tant de vies imaginaires à épouser, tant de mues à faire et de peaux neuves à porter »

Riss : « Quand on émerge vivant d’une telle horreur, on n’a pas envie de retrouver intactes, toujours aussi triomphantes, la bêtise et la médiocrité.
Comme si rien n’avait changé (…)
On n’ose pas s’exprimer de peur de choquer, d’être incompris puis rejeté. Pour revenir parmi les vivants, on ne dit rien qui pourrait nous en exclure.
Car la vie ne nous est pas due. Mais seulement accordée »
Michel Desmurget : « Notre société a compris qu’il était de toute première importance de fabriquer les personnels acculturés dont le marché avait besoin. (…) Le rêve de l’industriel, c’est l’ilote, l’esclave sans conscience des sociétés antiques, le Crétin des sociétés modernes. »

I.G







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Johan Thyriot : « Le poivre c’est ma signature »

Le chef étoilé Johan Thyriot

« Je suis un amoureux du palais » dit-il joliment et c’est peu dire que grâce à ce jeune chef cuisinier, cet enfant de la Meuse, le palais est à la fête. Avec lui, chaque bouchée est un bout d’absolu, une surprise gastronomique. A table, on vogue entre incrédulité, vertige et volupté, en un voyage exquis aux frontières de l’inconnu. Déguster la cuisine du chef étoilé Johan Thyriot c’est faire la stupéfiante expérience qu’il existe encore sur terre des goûts inexplorés, des fumets rares, des parfums inédits, des arômes et des saveurs originales, des alliances méconnues qui ne demandent qu’à élargir la palette gustative. Voici donc une cuisine audacieuse, inventive, qui ne manque pas de piment, et dont les grains moulus des 44 poivriers vont stimuler, électrocuter, faire décoller vos papilles. Car le chef Johan Thyriot, ce cuisinier surdoué, s’est donné pour mission de délivrer les palais fins de la routine. Exit le classique, le connu, le déjà-vu, le déjà goûté, le répertorié et le remâché, place à l’innovation, à l’inédit, aux chefs-d’œuvre de l’imagination. Ici tout est nouveau, incroyablement nouveau. Et c’est merveille, car dans les assiettes, ce sont nuances, subtilités, finesses comme s’il en pleuvait… A table, c’est tantôt un joyau de homard saphir serti de poivres exotiques de Phu Quoc rouge, alangui sur une mousse de betterave dorlotée par des poivrons aux parfums de passion et de graines de la paix. Les mots manquent à décrire cette fraîche coulée iodée qui implose en bouche comme une vague déferlante et rafraîchissante. C’est un peu comme avaler les embruns de cette Manche qui ondule constamment derrière les fenêtres cathédrales du vaisseau étoilé qu’est le restaurant « 1912 ». C’est encore un filet Black Angus plus tendre et moelleux qu’un doux velours, le fondu du bœuf qui rosit de plaisir et flirte avec le glacis d’une sauce divine, un jus de viande aux notes réglissées, le tout accompagné de frites d’aubergines relevées d’une giclée de gingembre. En bouche, la sapidité dorée, charnue de la viande d’exception alliée à l’ambre du gingembre provoque une telle onde de plaisir, un tel bouquet de bonheur que le palais, confit de gratitude, s’agenouille mentalement pour remercier le ciel de cette divine saveur qu’il n’est pas prêt d’oublier. Le corps se réjouit de prolonger de telles agapes, c’est vrai, ce qui ressemble au bonheur ne voudrait jamais finir… On se met à convoiter l’inaccessible, la perfection et elle arrive comme par magie sur la table joliment dressée, sous la forme d’un filet de Bar étuvé aux zestes d’orangettes, jeu de concombre, coco et câpre. Et là, c’est l’apothéose… Du sublime à jet continu. L’apothéose, avant la prochaine apothéose qui s’annonce avec le dessert. Le dessert du fabuleux chef pâtissier Sébastien Gamot, un dessert poivré comme il se doit, « Le Chocolat Mokaya, thé ananas épicé, poivre de Timiz » signe le final et l’acmé du repas. C’est léger, frais, acide, vaporeux, craquant, acidulé. Le peps du poivre combiné à la cannelle dynamite le chocolat ravageur… Une émotion vaporeuse vous emporte et soudain… c’est l’éternité dans une bouchée, l’infini à la portée des cuillères… On l’aura compris la cuisine de Johan Thyriot est exceptionnelle. Elle est si originale qu’après elle, toutes les autres cuisines semblent fades… Ce magnifique fleuron du groupe Accor qu’est l’hôtel « Les Cures Marines » de Trouville et son restaurant gastronomique « 1912 » n’est pas seulement un hommage au faste de la Belle Epoque, c’est aussi un lieu où un chef qui a un stupéfiant sens du goût, nous initie à l’ivresse de l’ingoûté, crée de l’inoubliable, tout simplement parce qu’il a le goût de l’absolu…  Que rêver de mieux ? 

Le restaurant gastronomique 1912

A 39 ans, vous avez déjà une belle carrière derrière vous. Elève de Christian Willer au Martinez puis de Philippe Labbé, vous travaillez ensuite pour les chefs Michel et Sébastien Bras qui vous proposent de prendre la direction de leur restaurant au Japon. Vous partez avec votre compagne sur l’île d’Hokkaido et vous décrochez une troisième étoile pour le restaurant « Michel BRAS Toya ». Aujourd’hui, les critiques gastronomiques vous prédisent un très bel avenir. Comment le voyez-vous cet avenir ?

Je le vois surtout dans une démarche éco-responsable et respectueuse vis-à- vis de la nature. Bien sûr, j’espère un jour pouvoir être reconnu comme un chef qualifié, mais ce qui m’importe avant tout c’est d’aider la planète à mon niveau, dans la façon de procéder à mes achats, d’exploiter les marchandises et de privilégier les produits locaux. Cuisiner les produits du terroir normand c’est non seulement rendre hommage à une région, c’est aussi travailler en équilibre avec la nature.

Michel Bras est pour vous une source d’inspiration. Est-ce parce qu’il est l’un des plus grands chefs cuisiniers de la planète ou parce que c’est un artiste doublé d’un humaniste ?

 Disons que parmi mes mentors, Philippe Labbé m’a appris la technique (c’est un technicien hors pair, il m’a appris à travailler, à avoir le geste, le geste précis) et Michel Bras, lui, m’a initié à la poésie culinaire. Tous ses plats respirent la poésie. C’est une cuisine radieuse, vaporeuse, inspirée, éclatante de  couleurs, de parfums et d’arômes. Un appel de lumière et de magie. Une cuisine qui laisse une trace infinie dans votre âme… Grâce à Michel Bras, j’ai beaucoup appris aussi sur la lisibilité de la cuisine. Car la cuisine parle avec les yeux avant de s’exprimer en bouche.

Un an après votre arrivée au restaurant « 1912 » de l’établissement « Les Cures Marines » à Trouville, vous décrochez une première étoile au Michelin. Précisons qu’aujourd’hui le restaurant gastronomique « 1912 » est le seul restaurant étoilé en France dans un site de thalassothérapie. Etes-vous fier de cet exploit ?

Bien sûr !

Donc, bientôt la 2ème étoile !

J’aimerais… En tout cas, c’est l’ambition que je me suis donné !

Déguster vos menus dégustation « Feu » ou  « Mer », c’est s’immerger dans l’incandescence d’un repas sans repères. Tout le long du menu, on est dérouté par des goûts inconnus, des associations inattendues, des sensations fortes et en même temps c’est de la pure grâce… Ces deux menus sont une incroyable symphonie de saveurs aux notes poivrées qui s’achèvent en apothéose par un sublime dessert de Sébastien Gamot, véritable feu d’artifice de sapidités fondantes et de subtiles poivrades. Dans cette musique, aucune dissonance, juste l’accord parfait…

Vos remarques me touchent. J’avoue que j’ai une cuisine assez atypique de par l’utilisation des poivres qui amène de nouvelles variations, des parfums neufs et méconnus. Le poivre a longtemps souvent souffert de l’image du sel et du poivre gris que l’on pose sur la table. Mais le poivre ce n’est pas du tout ça, c’est un condiment qui possède des notes aromatiques exceptionnelles, et ce sont elles qui confèrent une saveur inhabituelle aux mets.

Vous composez vos assiettes comme des peintures. Vous réalisez une cuisine tendre, douce, sensible, poétique que vous musclez et pimentez d’aromates et de poivres rares. Le poivre blanc, noir, gris, rouge, orangé, c’est votre palette chromatique ?

Oui, mais mes véritables couleurs ce sont surtout les plantes aromatiques ! D’abord, parce que cela représente le premier moment de ma journée. Je suis là dans mon jardin, j’arrose mes plantes, et c’est à ce moment là que je crée mes plats. Je ne suis pas un cuisinier qui fait des essais dans une cuisine, je suis un cuisinier qui m’exprime en pleine nature. C’est en me baladant, en musardant, en ramassant mes plantes, que j’imagine mes plats, avant de les tester en cuisine. J’ai déjà l’assiette dressée dans ma tête avant même d’arriver à mes fourneaux !

C’est la ville de Trouville qui vous a donné ce potager ?

Oui, nous avons fait un partenariat avec Trouville. La ville a mis à ma disposition des serres pour cultiver mes herbes aromatiques (que du bio !) et j’interviens sur les écoles, dans les cantines pour initier les enfants au mieux-manger. J’interviens aussi auprès des personnes âgées dans les maisons de retraite. Nous multiplions les échanges avec leurs cuisiniers et du coup nous sommes vraiment dans une démarche sympathique, humaine et chaleureuse. Ce partenariat a le mérite aussi de démocratiser mon métier et de me permettre de rencontrer un tout autre public.  

Vous avez même créé des vocations chez des enfants…

De plus en plus d’enfants veulent devenir cuisiniers ! J’ai rencontré en effet un jeune garçon qui à la base ne souhaitait pas être cuisinier mais qui depuis qu’il m’a vu faire, a eu la vocation.  Il n’y a pas longtemps, j’ai revu sa mère –  ses parents sont même venus dîner au restaurant le 1912 avec lui – qui m’a déclaré que son fils répétait à l’envi : « je ne veux pas être pompier, je ne veux pas être policier mais je veux être comme lui, chef cuisinier ! » C’est amusant…

Vous cuisinez en compagnie de très nombreux moulins à poivre alignés près de vous. Chaque plat a son poivre. Sont-ce les moulins de votre cœur comme dans la chanson de Michel Legrand ?!  Etes-vous un affectif ? Plus sérieusement, quelles sont les vertus du poivre ? Est-ce un révélateur, un amplificateur de goût ? Le poivre est-ce l’étincelle qui va mettre le feu aux poudres ?

Je dis toujours à mes cuisiniers que lorsqu’ils dressent ou servent une assiette, ils doivent s’imaginer qu’ils la servent à leur famille ou à leurs parents. Dans tous les cas, s’ils procèdent ainsi, ils vont mettre beaucoup d’amour dans leur assiette. Et le client le ressentira. Moi je suis un cuisinier amoureux et je le revendique. Mes poivres font partie de mon histoire et je les aime plus que tout ! Assez souvent même, je leur parle… Je ne devrais pas dire ça parce que c’est quand même assez surprenant, mais il m’arrive de leur poser des questions du genre : « Comment te sentirais-tu si je te mettais sur ce plat ? » J’entretiens un véritable dialogue avec mes poivres !  Le poivre c’est à la fois un exhausteur de goût et une touche de feu. On va avoir des notes agrumes très végétales ou très florales mais on a également des notes cuivrées, voir cuir et camphrées. Du coup, on peut jouer sur ces différentes tonalités et amener des subtilités aromatiques qui seront beaucoup plus prononcées que le simple produit livré à lui-même avec un peu de sel. C’est simple, j’ai tendance à réduire ma quantité de sel et à augmenter celle du poivre.  

 

Le poivre cela réchauffe ?

Oui, cela réchauffe complètement. Vous ne changez pas la saveur du produit, vous la réveillez avec du poivre. Vous la révélez. Le poivre, c’est ma signature. A l’origine, j’utilisais les plantes aromatiques, comme Michel Bras. J’ai commencé à travailler les cartes printemps, été, automne avec les plantes, mais, en hiver, c’était un peu la panne sèche, je ne savais pas trop quoi mettre dans mes plats puisqu’il n’y avait plus de plantes. J’ai essayé les épices sous toutes leurs formes et là, j’ai trouvé qu’à la différence du poivre, cela avait tendance à dénaturer le produit. C’est-à-dire qu’on amenait une dynamique de goût qui avait tendance à couvrir le goût et non à le réveiller. Alors, je suis allé voir du côté des poivres. J’ai commencé avec un deux trois poivres et maintenant j’en ai toute une collection, j’en ai plus d’une quarantaine !

Votre cuisine tire aussi sa force, son originalité, son inventivité de la manière dont vous mariez l’immariable ou tout au moins dont vous procédez à des alliances  pour le moins improbables. Ce sont les noces du terroir normand et de la région sud-ouest. C’est le mariage du Japon et des fonds marins normands. Les noces de l’Orient et de l’Occident. Que cherchez-vous à exprimer à travers ces alliances singulières ?

Je cherche à montrer que finalement, il n’y a pas un terroir meilleur qu’un autre. Ce que j’essaye d’exprimer dans ma cuisine c’est que la planète est un véritable vivier de produits de qualités et que n’importe où dans le monde, vous allez trouver de beaux produits, des recettes et des savoir-faire qui vont mettre en avant ces produits. Aujourd’hui, je suis en Normandie, je travaille des produits normands mais je ne me verrais pas faire une cuisine normande. J’ai envie de montrer que ma cuisine peut être réalisée avec des produits normands mais peut avoir une note totalement mondialiste, cosmopolite, ouverte sur toutes les influences.

Vous utilisez souvent une terminologie affective. Vous parlez de fusion, d’osmose. Vous avez le vocabulaire d’un passionné, d’un affectif, comme si vous entreteniez un rapport fusionnel à la nature, aux plantes ! C’est sans doute pour cette raison que votre cuisine est si attachante, si inoubliable…

Je ne suis pas un grand technicien et je l’assume. Je n’ai pas non plus le col Meilleur Ouvrier de France et je ne l’aurais jamais, je suis plus dans la poésie et le sens du goût. Je suis un amoureux du palais…

En tant que chef, vous êtes très attentif à l’anti-gaspillage, à l’écologie. Vous vous définissez comme un cuisinier-jardinier. Vous sélectionnez attentivement vos partenaires locaux pour la viande, les légumes, les fruits, les poissons. Vous avez même deux ruches sur les toits des « Cures Marines ». C’est votre philosophie, la préoccupation écologique ?

Je suis né dans un petit village, en pleine campagne et j’avoue que depuis toujours j’ai un attachement viscéral à la nature. Je ne devrais pas dire ça pour mes collègues parisiens mais je n’ai jamais voulu travailler sur Paris parce que j’ai besoin de la nature, je ne me sens pas à ma place sur le bitume. Il y a deux jours, je suis allé voir un nouveau maraicher à côté d’ici, j’ai passé une journée extraordinaire en sa compagnie. Il m’a rappelé le lendemain en me confiant gentiment : « Je n’aimerais travailler qu’avec des Chefs comme toi ! ». Je suis un homme du terroir, je suis attaché à la nature, aux hommes, aux pécheurs que je rencontre à chaque fois. Vous voyez ce qui se passe en ce moment en Amazonie, eh bien le soir je pleure devant les infos en voyant le feu détruire la nature. C’est plus fort que moi…

 Contrairement aux autres chefs, vous n’avez pas de «  plat signature ». Pourquoi ? Est-ce comme le disait Pierre Gagnaire « que la technique ne doit jamais prendre le pas sur l’émotion ». Pas de plat figé mais de l’inédit, du rêve en permanence ?

Quand on a un « plat signature », on le retrouve tout le temps sur la carte. Or un produit évolue en fonction des saisons, des terroirs, des régions. J’ai du mal à croire à l’aspect figé d’une recette. Par exemple, un poisson comme le Bar évolue en fonction des saisons. En période de reproduction, il va être beaucoup plus gras. Ce produit évolue et je considère que mes recettes évoluent de la même manière. C’est la nature qui me dicte mes recettes, non l’inverse. Et donc ma signature, c’est de ne pas en avoir…   

L’hôtel « Les  Cures Marines » à Trouville est un hommage à ce qui fut le plus grand Casino d’Europe (et thalassothérapie) inauguré en 1912 à la Belle Epoque. Le groupe Accor, qui en est le propriétaire, a souhaité redonner tout son faste, sa grandeur d’antan à ce lieu célèbre à l’époque pour ses fameux bains de mer. La ville de Trouville est-elle redevenue, grâce aux « Cures Marines » et à son sublime restaurant gastronomique « 1912 », la cité balnéaire emblématique de la Côte Normande qu’elle fut jadis ? Aviez-vous pour ambition de faire revivre la Belle Epoque ?

Trouville a longtemps été victime de la « concurrence » de Deauville. Il est vrai que depuis toujours Deauville a été « the place to be ». Aujourd’hui, les choses sont en train de changer. Trouville commence à attirer de plus en plus de monde parce qu’elle a ce côté décomplexé, familial. Certains même préfèrent Trouville à Deauville. Sans compter qu’à l’hôtel cinq étoiles « Les Cures Marines », nous sommes l’une des thalassothérapies les mieux notées de France. La particularité de notre hôtel c’est de ne pas être un site de thalassothérapie. Nous sommes avant tout un hôtel et la thalassothérapie est une option chez nous. C’est vrai enfin que grâce au Groupe Accor qui a réussi son pari, « Les Cures Marines » ont retrouvé aussi leur lustre d’antan. Les lieux sont fastueux et les équipements ultra-moderne. Enfin le restaurant « 1912 » nous attire une très belle clientèle.

Le Gault et Millau vient de vous décerner 3 Toques et une note de 15. C’est plus que prometteur. A quand la 2nde étoile au Michelin ? Est-ce possible au sein d’un centre de thalassothérapie ?

 Gault & Millau m’a toujours suivi et cela fait longtemps que j’ai 3 toques. Ils me les ont redonnées ici, au « 1912 » et c’est très bien. Pour ce qui est de la deuxième étoile au Michelin, c’est une ambition à la fois personnelle (un objectif assumé !) et affichée de la maison. Le Groupe Accor espérait 1 étoile et on se rend compte qu’on pourrait peut-être aller en chercher une deuxième… J’avoue qu’on serait plus qu’heureux de l’obtenir…

Cette reconnaissance vous importe ?

Oui, parce que je ne suis pas issue d’une famille de restaurateurs. Mon histoire, je me la suis créée tout seul. Bien souvent, certains chefs qui ont hérité de maisons familiales ont tendance à dire qu’ils ne veulent plus participer à cette course aux étoiles mais dans mon cas c’est différent. D’abord, j’ai envie de me prouver à moi-même que j’en suis capable. C’est comme un diplôme ! Je compare souvent les cuisiniers à des sportifs. Une étoile c’est comme une médaille de bronze aux Jeux Olympiques… et l’Or, ce serait les trois étoiles ! Et puis j’aime cette pression, cela me permet de me lever le matin et d’avoir envie chaque jour de me dépasser, de me surpasser, de ne jamais me reposer sur mes acquis. Je suis toujours en quête de recette nouvelle. A ce propos, nous changeons notre carte à chaque saison. Là, à la mi-septembre, j’ai réalisé la carte d’automne.

Avez-vous d’autres projets concernant « Les Cures Marines » ?

L’année prochaine, nous allons ouvrir une boutique de vente de produits à emporter. Ce seront des produits labellisés « Cures Marines », des produits du restaurant. Nous allons vendre toute les huiles parfumées que nous réalisons dans les cuisines du restaurant, nous allons  vendre des poivres, des confitures, des chutneys, des cookies, des madeleines etc., nous allons développer plusieurs gammes.

Quel est votre meilleur souvenir gastronomique ?

Incontestablement, le plat qui m’a le plus marqué dans mon histoire de cuisinier, c’est le gargouillou de  jeunes légumes de Michel Bras. Ce plat lui a valu d’avoir les trois étoiles dans les années 80. C’est la première véritable assiette de légumes qu’un restaurateur a fait, qui a été dupliquée ensuite à l’infini. Et c’est enfin le plat qui a été le plus copié dans le monde. La première fois que je l’ai savouré, mes poils se sont dressés sur mes avant-bras et ça a été une émotion inégalée, incomparable. Je n’ai jamais retrouvé cette sensation… Je regardais l’assiette et c’est comme si le temps s’arrêtait et que j’assistais, médusé au chant chatoyant, à la mélodie des légumes… En une architectonique qui relevait de la magie, dans l’assiette s’ébattaient des légumes, des fleurs et des herbes de toute beauté. La cuisson des légumes était tellement juste, l’harmonie des couleurs, des reliefs tellement parfaite. J’avais devant moi la perfection. Michel Bras était au sommet de son art. Cela a été une révélation pour moi. J’ai compris alors l’univers que j’allais choisir dans le métier. Ce plat a fait plus que m’influencer, il a déterminé ma vie. Aujourd’hui, je rêve d’arriver à une telle perfection. En tant que cuisinier, il me semble que c’est à mon âge qu’on est certainement le meilleur. Disons dans cette tranche d’âge… 0n a l’expérience, la technique et le côté poétique. On reste encore assez jeune pour avoir ce coté fougueux et enthousiaste. On a le feu ardent…

Pour finir, vous qui créez en permanence du rêve, quel invité célèbre vous ferait à votre tour rêver pour un dîner à deux ?

J’aimerais bien dîner avec Pierre Gagnaire, si c’était un chef (pour moi, c’est un génie absolu…) Avec Michel Onfray, si c’était un intellectuel (ses écrits sur la cuisine sont magnifiques…) Avec Nathalie Portman, si c’était une actrice, parce que c’est une jolie femme et qu’elle a du charisme. Et avec Barack Obama, si c’était un homme politique (j’aurais tant aimé le rencontrer en tant que Président, j’apprécie son style.)

Propos recueillis par Isabelle Gaudé

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