Bruno Coulais

Bruno Coulais : « La musique est un autre personnage du film »

Bruno Coulais

Cioran estimait que « Dieu ne se rendait pas compte de tout ce qu’il devait à Bach ». Le cinéma français sait parfaitement ce qu’il doit à Bruno Coulais. A tel point qu’il lui a ouvert grand les portes du cercle très fermé des stars de la composition de musique de film. C’est simple, en France, ils sont une poignée. Dans le métier, cet artiste génial a même une place à part. Considéré comme un modèle, réclamé, sollicité systématiquement par les plus grands, indispensable à beaucoup, Bruno Coulais est le compositeur attitré des meilleurs réalisateurs. On le retrouve au générique des films de Claude Berri, Alain Corneau, Bertrand Tavernier, Benoît Jacquot, James Huth, Etienne Chatillez, Jacques Perrin, Josée Dayan, Alain Chabat, Olivier Marchal, Laurent Heynemann, Jean-Paul Salomé, Jean-François Richet, Frédéric Schoendoerffer, Volker Schlöndorff, Tomm Moore, Henry Selick etc. Pour cet immense compositeur, la musique dans un film n’est pas là pour souligner l’image mais pour révéler une part secrète, une part mystérieuse, inconnue du film. Elle est là pour exprimer le non-dit.

Sa carrière débute, il y a quarante ans, sur un moment de grâce. Tout commence par une rencontre. Le grand documentariste François Reichenbach lui fait confiance et lui commande la musique de son film « Mexico-Magico ». Bruno Coulais a à peine vingt ans. Sa partition remarquable et remarquée contribue au succès du film.Tout s’enchaîne alors très vite. Bruno Coulais multiplie les collaborations avec des réalisateurs d’horizons divers, du film intimiste au grand blockbuster à la française comme « Vidocq », « Les Rivières Pourpres », « Belphégor », travaille pour la talentueuse Josée Dayan pour qui il compose la musique de son « Balzac », celle du « Comte de Monte-Cristo ». Succès. Bruno Coulais signe ensuite la musique de superbes films d’animation comme « Coraline »,« Mune, le Gardien de la Lune », « Brendan et le secret de Kells », des documentaires comme « Océans »,« Les Saisons », « Genesis », « Le Peuple migrateur ». Succès encore. Sa filmographie est impressionnante. Plus d’une centaine de longs-métrages, presque autant de téléfilms, Bruno Coulais enchaîne les succès. Pas étonnant puisque cet immense artiste a un style inimitable. Bruno Coulais n’a pas son pareil pour créer des climats fantastiques, oniriques, lyriques, poétiques, mystérieux ou  inquiétants. Des œuvres d’une beauté unique. Bruno Coulais qui fuit la facilité, se réinvente à chaque film. Le musicien, toujours en éveil, s’attache en permanence à construire des formules orchestrales inédites. Pour se surprendre, se dépasser, se jouer de la musique. Pour atteindre quelque chose qui ressemble à l’absolu. Question de sincérité, question d’exigence. Comme s’il avait le goût de la perfection ou celui du chef d’œuvre, comme si c’était pour lui une façon de vivre au-dessus de lui-même. Résultat : sa musique joue sur la corde de notre sensibilité. Elle nous va droit au fond de l’âme. Quelques notes de Bruno Coulais et on comprend mieux ce mot de Kant « la musique est la langue des émotions ». Impossible d’oublier ses oeuvres envoûtantes. La musique de « Microcosmos », c’est lui. Celle d’ »Himalaya », c’est lui. « Les Choristes », c’est lui. Trois films, trois Césars de la meilleure musique de film. Les récompenses pleuvent, françaises et internationales, en 2007 Le Grand prix Sacem de la musique pour l’audiovisuel, en 2010 un Annie Awards pour « Coraline ». Si le Maestro est l’enfant chéri du cinéma, l’homme passionné, jamais grisé par ses succès, reste d’une simplicité, d’une humilité, d’une bonté désarmante.

Rencontre avec un merveilleux compositeur.

Bruno Coulais reçoit en 2005 le César de la meilleure musique de film pour « Les Choristes »

Vous avez un parcours incroyable, artiste réputé, personnalité marquante du cinéma français, compositeur de musique de films césarisé, encensé, sollicité. Que cherchez-vous à atteindre par la musique ?

La musique est un rêve d’enfant. D’ailleurs, si j’avais su enfant, qu’un jour je vivrais de la musique, je crois que j’aurai été beaucoup plus heureux encore ! Depuis toujours, la musique est un soutien formidable. Plus qu’un soutien, c’est une façon d’être. La musique fait partie de ma vie, je ne pourrais pas concevoir la vie sans musique. Pour moi, le travail musical s’apparente à une quête infinie. On n’en sait jamais assez. Un jour, on progresse, on découvre des choses, le lendemain on rechute, mais on replonge à nouveau avec passion dans l’aventure musicale afin de rechercher en permanence des voies nouvelles. C’est un presque un jeu avec soi-même.

La musique, était-ce une vocation ?

Oui ! Durant mes études de musique, à 17-18 ans, j’ai effectué un stage dans l’auditorium parisien « Antegor ». Là, j’ai eu la chance de rencontrer François Reichenbach, un grand documentariste. Tout de suite, il m’a proposé de faire une musique de film. A l’époque, je ne savais rien de la musique de film. Pourtant il m’a fait confiance. Il savait que je composais. Peut-être a-t-il pressenti en moi une sorte de don.Toujours est-il qu’il m’a confié la composition de la musique originale du documentaire « Mexico-Magico ». Celle-ci, d’un seul coup, m’a ouvert au cinéma. J’ai découvert alors toute la richesse du monde cinématographique. En travaillant sur des films, j’ai commencé à me passionner, pas tellement pour la musique de film, mais pour la relation qu’entretiennent la musique et le cinéma. Comment faire vibrer des images, comment faire que la musique devienne un personnage du film.

Qui sont vos maîtres en matière de musique ?

Je viens de la musique classique, alors évidemment de Gesualdo à la musique contemporaine. En fait, je m’intéresse à toutes les musiques, classique, variété, jazz (TheloniousMonk) polyphonies corses, rap, musique traditionnelle, musiques du monde. Mais disons, bien sûr, qu’à la base, c’est Bach, Mozart, Debussy, Ravel, Stravinsky…

Pour vous, la musique est-elle une façon d’exprimer les non-dits ? Les notes seraient-elles des mots sonores qui expriment ce qui est tu, ce qui est indicible ?

C’est exactement l’idée que je me fais de la musique de film.

Lacan affirme que l’œuvre d’art c’est « L’inconscient qui parle à l’inconscient » Etes-vous d’accord avec lui ?

Totalement ! Je vous avoue que lorsqu’un réalisateur me confie que grâce à la musique, il a découvert tout un pan du film auquel il n’aurait pas pensé, j’estime avoir réussi mon coup ! Il me semble que la musique n’est pas là pour souligner l’image ou ce que l’on voit déjà, ce que disent les acteurs ou ce que l’histoire raconte, mais justement pour révéler toute une part secrète, une part mystérieuse, inconnue du film.

Vous seriez, en quelque sorte, leur analyste…

Je le leur dis souvent !

Et vous, que souhaitez-vous dire avec ces climats oniriques d’une inquiétante douceur qui habitent parfois vos musiques…

Ce qui est bizarre avec la musique, c’est qu’elle nous échappe. Ce faisant, elle révèle des choses profondes. Parfois, je me dis que pour ma prochaine composition, j’aimerais vraiment changer de musique. Mais on a des manies, des tics qui nous appartiennent et qui reviennent immanquablement. Je les vois ces tics, j’aimerais bien m’en débarrasser, mais j’ai du mal. C’est sûrement une chose qui nous possède malgré nous, alors qu’on croit la posséder…

Philippe Le Guay et Bruno Coulais. Enregistrement de la musique du film « Normandie Nue ». © JPAgency

Qu’est-ce qui prélude à votre inspiration ?

C’est souvent la lumière. La lumière est très importante pour l’orchestration, pour les tonalités. Par exemple, il y a des lumières très réalistes de films sur lesquelles je suis incapable d’écrire. J’ai besoin de voir les premières images, de découvrir le climat du film, ce que dégage le film, l’ambiance, la lumière, le jeu des acteurs pour écrire sur un film. Il y a, pour moi, une correspondance très forte entre lumière et tonalité, orchestration, couleur musicale. Il y a des lumières extraordinaires qui palpitent, d’autres qui sont ternes, comme les films d’ailleurs. C’est au compositeur de capter cela, bien plus que l’histoire ou le scénario.

Vous semblez avoir un monde intérieur très riche, poétique, fantastique, lyrique, secret, mystérieux, onirique. Un peu un univers à la Tim Burton. Etes-vous un homme hypersensible, affectif ?

Oui, un peu trop même ! Parfois, j’aimerais être plus détaché… Hier, par exemple, j’étais en enregistrement, et malgré mon savoir-faire (même si j’ai l’impression qu’il faut se méfier du savoir-faire) j’avais peur. Je suis toujours inquiet de ce que j’écris.

Parce que vous doutez ?

Oui, parce que je pense que rien n’est jamais acquis. C’est pour cela que j’essaye de ne pas trop regarder en arrière. D’avancer, cela m’aide. Il faudrait toujours travailler sur un film comme si c’était le premier.

En tant que compositeur de musique de films, vous réussissez l’exploit d’éviter la redite. Vous cherchez toujours l’inédit. Comment faites-vous pour vous renouveler, vous réinventer à chaque nouvelle composition ? Souhaitez-vous renaître mille fois dans une même vie ?

Peut-être. En tout cas, c’est ce que j’attends du cinéma…Chaque film est particulier, à chaque fois, vous découvrez un nouveau monde, un nouvel univers. C’est la même chose pour les concerts. Cela m’ennuierait de répéter ce que j’ai déjà fait. Ce serait comme une petite mort. Alors que découvrir un monde, « se mettre en danger », tenter des choses nouvelles, c’est tellement plus stimulant que de répéter.

Film « Mélodie ». © JPAgency

Choisissez-vous vos réalisateurs ?

Non. Je suis incapable d’aller voir quelqu’un et de lui dire, même si je l’admire beaucoup, j’ai envie de travailler avec vous. Par coquetterie aussi, j’aime bien qu’on me choisisse…

Je trouve votre musique éminemment symbolique. Elle réunit au lieu de diviser. Vous dynamitez les murs, les frontières, les mondes. Vous êtes celui qui rassemble, qui fédère toutes les cultures, tous les peuples, tous les genres. Votre musique puise dans nos racines les plus profondes, les plus ancestrales de l’humanité. Comme si vous retrouviez notre origine commune à tous. De ce fait, votre musique est universelle, elle parle à tout le monde…

Cela me plait beaucoup même si ce n’est pas une chose consciente chez moi ! Comme je ne peux pas faire les choses à moitié, peut-être que l’énergie, la curiosité que je mets dans chaque nouveau projet, qui est toujours pour moi un terrain d’expérimentation, où je tente brassage de musiques, métissage culturel, recherche de sonorités originales, concourent à créer cette impression. Instinctivement, j’aspire à créer des fusions, des alliances inédites. C’était le cas, par exemple, pour le film « Himalaya », entre chœurs tibétains, percussions égyptiennes et polyphonies corses. Au lieu de revisiter les mêmes musiques, je préfère explorer de nouvelles pistes, m’aventurer vers des chemins inconnus. C’est ce qui fait la beauté de ce travail. Prospecter, découvrir, innover, créer, oser, se surprendre. Non au dogme, oui au risque. D’ailleurs, je préfère me tromper que de ne pas m’engager.

Dans « Microcosmos », vous êtes tour à tour un arbre, une feuille, une abeille, le vent, l’air, l’eau, la terre, le soleil. Au lieu de nous couper du monde, votre musique est le monde. Est-ce ainsi que vous nous offrez toute la poésie du monde ?

Je ne sais pas ! En tout cas, il y a un malentendu, parce que je suis vraiment un homme des villes ! J’ai fait beaucoup de films sur la nature alors que j’aime le béton, la ville, je suis résolument parisien.  Mais des films animaliers comme « Microcosmos »  vont au-delà de la nature, ce sont des films fantastiques, le fruit de grands cinéastes. J’ai vu « Microcosmos » comme un enfant découvre une forêt. Il n’a pas une explication rationnelle de ce qu’il voit mais il éprouve des sensations. Avec la musique, il ne s’agissait pas de prendre le spectateur par la main en lui disant il faut que tu vois ça, il faut comprendre ça, mais de créer un climat un peu fantastique. Cela commence par une comptine qui laisse penser au spectateur qu’il découvre un monde, qu’il a accès à un monde nouveau.

Une comptine enfantine ?

Oui. L’enfance n’est pas une période si gentille que ça, c’est le temps des premières terreurs. Très souvent d’ailleurs, quand je veux créer de l’angoisse, je pars d’éléments musicaux qui viennent de l’enfance, des comptines, des boites à musique. Des choses très ténues peuvent être très angoissantes, par contraste, au cinéma.

Bruno Coulais et Tomm Moore. © JPAgency

Discutez-vous de la musique avec le cinéaste avant le tournage du film ? Ou le réalisateur vous fait-il entièrement confiance, convaincu que votre musique est faite pour son film ?

Les meilleurs sont ceux qui vous laissent croire que vous êtes l’homme idéal, l’homme de la situation ! Et même s’ils nourrissent parfois des angoisses parce qu’au fond, une musique est toujours abstraite avant qu’on ne l’entende, quand ils vous font confiance, vous avez des ailes ! Cela vous porte. Si je sens qu’il y a des doutes, qu’un réalisateur me dit une chose un jour et son contraire le lendemain, cela me paralyse un peu. Mais maintenant, avec l’expérience, je devine tout de suite quand cela ne va pas marcher.

Est-ce que le cinéaste sait déjà lui-même ce qu’il veut ?

Non, très souvent, il ne le sait pas. Donc il attend quelque chose de moi. Je préfère ça plutôt que quelqu’un qui me dise : « Voilà, il faudrait faire un truc à la manière de… » Parfois, il faut « trahir » le cinéaste parce que c’est le film le maître plus que le réalisateur. Il faut le trahir avec bienveillance, bien sûr.

Le trahir, cela signifie quoi ?

Peut-être aller contre ce qu’il attend de la musique de son film. Parce que le film exige une autre musique.

Vous mettez vos pas dans les pas du cinéaste. N’avez-vous pas peur de marcher sur ses rêves ?

Non ! La musique est une autre lecture, c’est un autre personnage du film. Le réalisateur n’a pas la main sur son film. Un film, c’est un travail collectif. Comme c’est un art du groupe, il y a des choses qui vous échappent. Tel acteur, tout à coup, avec telle actrice avec beaucoup de grâce, va transformer ce que le réalisateur attendait d’eux et c’est au cinéaste d’accepter cette métamorphose…

Et la musique vient se greffer dessus …

Oui, j’en rajoute une couche !

Pensez-vous qu’il n’y a pas de bon film sans bonne musique ?

Non, je pense qu’il y a de très bons films qui n’ont pas besoin de musique, et cela, il faut avoir l’honnêteté de le dire. Et il peut y avoir de mauvais films avec une bonne musique. Enfin, une bonne musique ne peut pas sauver un mauvais film.

Avez-vous un titre de film qui vous vienne à l’esprit, où l’on peut parler d’accord parfait entre la musique et le film ?

Peut-être pas tout le film, mais une séquence de la « Nuit du Chasseur» de Charles Laughton. Quand la petite fille chante dans la barque, là, c’est la perfection absolue parce que la musique prend le pas sur la narration. La musique devient le maître du film. On sait que tout le temps de la chanson, les enfants seront protégés comme s’ils étaient protégés par la musique. L’action s’arrête. Le temps est suspendu et c’est la musique qui prend le relais de la narration. Cette perfection, c’est très rare au cinéma.

La musique est-elle censée habiller l’image, la révéler, la prolonger, l’épouser, l’augmenter ?

Révéler non pas l’image mais révéler une part secrète du film. Le non-dit. Quelque chose qui donne une autre lecture du film sans que le spectateur s’en aperçoive. Il ne faut pas, non plus, que la musique sollicite trop le spectateur, car on peut manipuler et une séquence et le spectateur avec une musique.

Roland Romanelli et Bruno Coulais. © JPAgency

En 2005, vous avez créé un Stabat mater. Avez-vous d’autres projets de ce genre ?

Oui, j’ai fait beaucoup de musique pour choeurs. Dans les années 2000, je collaborais à tant de films que j’ai éprouvé soudain une terrible lassitude du cinéma, comme une sorte de rejet. Il faut dire que je multipliais les Serial killers, des polars très durs comme « Les Rivières Pourpres », avec des scènes de crimes. Des films que j’aimais beaucoup mais qui se passaient dans des morgues. Comme le dit un philosophe chinois « On devient la nourriture qu’on absorbe »… Alors j’ai réduit mes contributions au cinéma et je suis revenu à la musique. J’ai compris qu’il fallait que je me consacre à d’autres projets, que j’écrive pour le concert et que j’alterne concert et cinéma.Du coup, j’ai retrouvé avec plaisir le collectif du cinéma.

Vous avez reçu trois César de la Meilleure musique de film, le premier en 1997 pour « Microcosmos », le second en 1999, pour « Himalaya », le troisième en 2005 pour « Les Choristes ». Quel est votre meilleur souvenir ?

« Microcosmos » est un très beau souvenir. D’une part, parce que ce film a fait décoller ma carrière. D’autre part, parce mon fils chantait la comptine dedans…

C’est agréable la reconnaissance de ses pairs ?

Bien sûr. Mais il faut s’en méfier aussi parce qu’on peut penser qu’on sait faire les choses. Je crois qu’il faut faire attention avec la réussite, on peut s’embourgeoiser…

Aviez-vous préparé un petit texte pour les César ?

Non, jamais ! Je préfère les choses spontanées. Pareil pour les Master class, je n’ai jamais de notes. Du coup, on est plus réactif.

En parlant de Master class, vous êtes actuellement professeur de composition et musique à l’image au Conservatoire de Paris, au CNSMD. Vous expliquez à vos élèves en quoi consiste la musique de film, quel rôle elle joue. Qu’attendent-ils de vous ?

Peut-être de les guider sur la relation réelle de la musique avec le film. Il ne s’agit pas de faire une très bonne musique, il faut voir comment une musique peut d’un coup, servir un film, pas l’augmenter, mais lui donner une vie, un supplément d’âme. Il faut voir aussi quelle est la densité de l’orchestration par rapport à la densité de l’image. C’est technique et c’est très sensible aussi. Au début, les élèves ont un peu peur du vide, donc ils ont tendance à vouloir tout expliquer, alors qu’il faut laisser respirer l’image. Je les pousse à oser, à ne pas faire ce que l’on entend partout, à être le plus personnel possible, c’est comme cela qu’ils seront repérés. Ce sont d’excellents musiciens, très doués. Bruno Mantovani, le directeur du CNSMD, qui est un merveilleux compositeur, met à leur disposition des moyens extraordinaires. Ils peuvent faire des enregistrements, des ciné-concerts avec un orchestre, ils vont dans des festivals etc.

Vos élèves sont-ils fascinés par le cinéma ?

Je cherche à les en prémunir ! Heureusement, ils ont des cours formidables sur l’histoire de la musique de film. Je les pousse aussi à aller voir de vieux films. Je pense qu’on ne peut pas faire de la musique de films en ignorant les Raoul Walsh, Fritz Lang, Fellini, Bergman, tous ces monuments du cinéma. Curieusement, aujourd’hui, où avec Internet, on a accès à tout, ce trop-plein fait que finalement la curiosité s’émousse et on ne prend même plus le temps de s’intéresser aux chefs -d’oeuvre du passé. On ne voit que les films de l’année et c’est dommage.

Vos élèves associent-ils le cinéma à la réussite ?

Je m’efforce de leur dire que ce n’est pas un statut d’être compositeur de musique de film, c’est une passion. Les compositeurs qui réussissent sont vraiment des passionnés de cinéma et de musique. Mais on ne fait pas de la musique de film pour réussir, pour la gloriole ou pour l’argent. C’est tellement dur d’être musicien, cela demande tant de travail, qu’on en devient très vite assez humble.

Vous avez composé la musique de plus d’une centaine de films, signé une quantité incroyable de bandes originales de téléfilms, avec autant de succès à chaque fois. Etes-vous un musicien comblé ?

Comblé, non… Je ne me satisfais pas de ce que j’ai. Certes, je suis content d’avoir réalisé tout ça, d’avoir eu la chance de faire toutes ses rencontres, mais je ne peux pas dire que je suis comblé. Je ne rejette aucun des films sur lesquels j’ai travaillé. Mais, parfois, il m’arrive de revoir des films dont j’ai fait la musique et je me dis mince, je n’aurais peut-être pas dû faire ça. Notre « moi » change. Ce sont des vies qui se succèdent et on a un autre regard.

Vous semblez très lié avec certains réalisateurs comme James Huth, Jacques Perrin, Josée Dayan, Etienne Chatillez, Laurent Heynemann, Benoît Jacquot etc. Poursuivez-vous un dialogue de film en film avec eux ?

Bien sûr !

Ce sont vos amis ?

Oui ! Josée Dayan m’a fait confiance avant « Microcosmos », et Laurent Heynemann aussi. Je continue à les voir avec beaucoup de plaisir. Après, il y a eu Jacques Perrin avec qui j’ai eu des projets incroyables. Benoît Jacquot, qui est très prolixe, et donc l’idée de faire un film avec lui chaque année me réjouit. J’ai une grande affection aussi pour James Huth. Tous ses films sont très originaux et marquants. Je trouve qu’il n’est pas reconnu en France comme il devrait l’être. Dans l’hexagone, on cultive une certaine méfiance vis-à-vis de la comédie, comme si c’était un art mineur. Mais James Huth a une approche subtile,singulière de la comédie. Peut-être que celle-ci peut choquer, surprendre mais au moins ces films ne ressemblent pas à des comédies franchouillardes.

Appréciez-vous Jean Dujardin ?

Oui ! Je l’aime beaucoup, c’est un acteur incroyable !

Parmi les acteurs et les actrices, quelle est votre plus jolie rencontre ?

Il y a des actrices qui prennent bien la lumière. Et qui prennent très bien aussi la musique. Je pense à Léa Seydoux dans « Les Adieux à la Reine ». Il suffit de mettre de la musique sur elle et la magie opère.

Parce qu’elle est très jolie ?

C’est beaucoup plus que ça. C’est sa façon de jouer. Ce n’est pas une actrice qui surjoue. Son jeu est  intériorisé. En France, on a beaucoup de chance, il y a une grande diversité chez les acteurs. Par exemple, j’apprécie Alain Chabat. J’ai travaillé avec lui, il est très sensible et timide. C’est un grand acteur.

Avez-vous d’autres passions que la musique ?

Oui, je suis un passionné de littérature, et tout particulièrement de littérature japonaise, Kawabata, Inoue, Tanizaki…

Bruno Coulais avec Kila. Enregistrement de la musique du film « Croc Blanc ». © JPAgency

Vous avez composé la musique du film « Croc Blanc » qui sortira en février 2018, celle d’« Eva » de Benoît Jacquot avec Isabelle Huppert qui paraîtra en 2018. Cela fait quoi d’être le meilleur compositeur français de musique de films ? Et aussi le plus demandé ?

Je ne pose pas la question, même si je suis fier d’être sollicité ! Pour en revenir à « Croc Blanc », j’ai réalisé avec étonnement, alors que nous enregistrions avec un groupe traditionnel irlandais (et plus tard avec la Philarmonique du Luxembourg) que « Croc Blanc » était le seul livre de Jack London qui n’était pas lu en Angleterre alors qu’il est tant apprécié en France. Quant au film « Eva » de Benoît Jacquot, c’est un film très intéressant, très fort, très sombre. Avec une musique mentale qui reflète l’intériorité des personnages.

Composez-vous pour le cinéma d’animation ?

Oui, et j’aime particulièrement les films d’animation. Par exemple « Coraline » est l’un de mes films préférés. Je me suis attaché dans ce film à raconter les peurs de l’enfance, à explorer les mondes parallèles. La musique est très importante dans le cinéma d’animation. J’ai travaillé avec Tomm Moore, le grand cinéaste irlandais. On m’envoie d’abord des animatics avec des dessins. Et là je commence à travailler, en visualisant les mouvements. Parfois je vais même dans les studios d’animation et j’adore !

Pour finir, que conseilleriez-vous aux jeunes qui sont attirés par la musique en général ?

D’aller au bout de leur passion. De ne pas renoncer à leurs envies. Ni à leurs rêves. Hugo disait que « la musique appartient au rêve ». On peut poser des notes sur des rêves… Et rendre la vie encore plus belle et digne d’être vécue grâce à la musique. Même si la société actuelle semble très sage, qu’on a tendance à faire accroire aux jeunes que le monde du travail est triste et bouché, il faut absolument tenter sa chance. Etre opiniâtre, déterminé, multiplier les rencontres. En un mot, être optimiste…

Propos recueillis par Isabelle Gaudé

Site officiel de Bruno Coulais

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