
Malgré son titre, Défaire Heidegger, éd. Kimé, Paris, 2018, l’ouvrage d’André Sauge et Arnaud Villani ne s’inscrit pas dans la polémique qui de nos jours oppose avec virulence les admirateurs inconditionnels de la pensée heideggerienne à ceux qui la rejettent, eu égard essentiellement à l’engagement politique du philosophe allemand. Il ne s’agit donc pas ici de gagner un combat (rechercher la « défaite ») contre une pensée dangereuse mais d’examiner le bien-fondé scientifique des interprétations heideggeriennes de certains textes canoniques des penseurs pré-socratiques. Ces interprétations se caractérisent par un rejet, par Heidegger, des méthodes et des résultats de la philologie classique, discipline particulièrement puissante en Allemagne, comme on le sait, depuis Wilamowitz, « prince des philologues ». Mais ces interprétations propres à Heidegger sont utiles aussi à leur auteur (c’est pourquoi leur enjeu dépasse celui d’une simple querelle de savants) pour conforter certaines analyses fondamentales et originales de la pensée heideggerienne.

André Sauge
Sauge et Villani, tous deux à la fois philologues et philosophes, sont particulièrement bien armés pour réaliser cet examen critique. André Sauge, Docteur ès-Lettres, est chercheur en linguistique et en philologie. Arnaud Villani, bi-agrégé de Lettres classiques et de Philosophie, a fait carrière dans la prestigieuse Khâgne du Lycée Masséna de Nice. Ils sont donc tous deux philologues et philosophes, et ont fréquenté assidûment l’oeuvre de Martin Heidegger. Le livre entrelace les études de l’un et de l’autre sans disperser l’attention puisqu’elles abordent souvent l’analyse des mêmes passages d’auteurs anciens, Sophocle, Anaximandre, Héraclite, Parménide… Nous n’allons pas résumer en quelques lignes un ouvrage de 262 pages, où se déploient analyses précises et riches et discussions serrées. Nous nous bornerons à signaler quelques points essentiels d’un contenu qui, répétons-le, met en question (et parfois de manière accablante) le bien-fondé des lectures de la tradition grecque dans l’oeuvre heideggerienne. Les deux auteurs conduisent leur critique sans se départir de la sérénité et de l’objectivité de mise dans un ouvrage scientifique.
Les chapitres I (Villani) et II (Sauge) se consacrent, pour l’essentiel, à la critique de l’examen heideggerien, dans l’Introduction à la métaphysique du stasimon du Choeur de l’Antigone de Sophocle (v. 332-370). Villani conteste la traduction, par Heidegger, de aporos ep’ouden erkhetai par « démuni, il arrive au rien ». En effet, « qui ne sait que le grec incline à renforcer une affirmation par la négation de l’inverse » (p. 29). Ici donc, pantoporos, « expert en tout », est donc simplement répété à l’envers par aporos ep’ouden, « inexpert en rien ». A. Sauge, à son tour, compare le texte grec de Sophocle à sa traduction allemande par Heidegger qu’il traduit à son tour en français (p. 39-40) avant de proposer sa propre traduction du texte grec de Sophocle. Il rend heureusement ta deina par « les choses redoutables », en écartant la traduction traditionnelle par « les choses merveilleuses » et la traduction heideggerienne par « l’inquiétant ». Ce qui donne : « Que de choses redoutables ! Mais rien ne va et vient / De plus redoutable que l’homme… » (p. 61).
Les chapitres III et IV se penchent sur les problèmes du logos et de legein et contestent l’une des analyses heideggeriennes qui semble avoir été le plus largement acceptée. Les auteurs évidemment se réfèrent à ce propos à Héraclite, et nous ne pouvons entrer dans le détail de ce problème épineux de la traduction du logos héraclitéen, qui était sans doute chez lui surdéterminé. Pour Sauge, ce terme ne signifie pas toujours « discours » ou « parole ›; il estime même que logos ne signifie pas parole dans le fgt 50 DK : en effet, logos est une correction de Bernays; les ms comportent dogmatos, qui est inacceptable car trop tardif. Il propose pour sa part de corriger dogmatos en muthou (p. 102). On notera que Sauge retient comme Heidegger, pour le fgt 50, la leçon des ms, à savoir eidenai, et non pas la correction de Bernays en einai. Villani de son côté accepte la correction de Bernays en einai (p. 115), et il émet une vive protestation contre « la traduction de ce fragment (qui) devient chez Heidegger (un) invraisemblable jargon » (p. 115). Il met en outre en évidence, dans l’étymologie heideggerienne de logos, le recours subreptice à deux radicaux totalement différents, l’un (+leg-) signifiant « choisir, d’où cueillir, recueillir », et l’autre (+lêg-) signifiant « être étendu devant, gésir », opération impossible à cautionner en bonne philologie.
Les deux derniers chapitres abordent la célèbre « Parole d’Anaximandre » Heidegger commence, à juste titre, par tenter d’éclaircir les notions-clés de la sentence d’Anaximandre ; il s’interroge sur le sens de dikè et se met en mesure de l’expliquer à partir de son contraire adikia, renversant ainsi la bonne manière de procéder qui consiste à expliquer une notion dérivée à partir « de la notion sur laquelle elle est formée » (Sauge, p. 173). Mais pourquoi le fait-il ? « Parce que la notion négative lui permet de jouer sur les mots de sa propre langue en recourant à une particularité idiomatique de la langue allemande » dont l’usage s’est perdu, et grâce auquel il pourra donner à dikè le sens de « jointure » et introduire ainsi la problématique de la différence ontologique être-étant. En forçant ainsi la traduction du mot grec il contraint Anaximandre à parler allemand ! Villani déplore aussi, de son côté, le mépris affiché par Heidegger à l’égard de la méthode historico-philologique. Dès lors, demande avec raison Villani, « on voudrait bien savoir ce qui lui donne le sens des mots-clés de la formule d’Anaximandre ? D’où les tire-t-il ? » (p. 208). Ses conclusions rejoignent celles de Sauge lorsqu’il constate : « Tous les termes du texte cité vont être forcés de dire cela qu’ils ne veulent ni forcément ni même absolument dire » (p. 210). Et le blâmera-t-on de condamner, chez Heidegger, « cette manie consistant à faire parler aux premiers penseurs grecs le heideggerien » ? Certes Heidegger, comme en son temps Nietzsche, a su piquer notre curiosité, réveiller notre admiration pour les penseurs pré-platoniciens; il a su, non sans vigueur, saisir la balle au bond. Le malheur, c’est que leurs textes ne lui ont servi que de fronton ; la balle qu’il saisit, c’est lui qui l’a lancée et, ce qui est triste, c’est qu’elle demeure sienne.
Quelques mots pour conclure le débat ainsi ouvert. Doit-on voir dans la hargne de Heidegger contre les philologues l’écho de la rivalité entre Heidegger et W. Jaeger, qui tous deux enseignaient à l’Université de Marburg ? Evidemment l’Aristote de Heidegger a peu de chose en commun avec l’Aristote de Jaeger, mais il ne faut pas rapetisser le débat. Le fond du problème est beaucoup plus sérieux, c’est celui de l’interprétation des textes grecs anciens. La philologie est une science et, comme telle, son objet est particulier ; la philosophie est un savoir qui se veut global. Ce savoir global, lorsqu’il s’interroge sur son passé, rencontre les textes anciens, et rencontre nécessairement la philologie. Cette rencontre risque de tourner à la polémique, les visées étant différentes : le philosophe prétend soumettre le philologue à une règle plus haute que la sienne. Le grec possède un concept pour dire cette stratégie d’empiètement c’est celui d’exousia, qui désigne le pouvoir de faire quelque chose, et donc la liberté de la faire. Cette liberté peut avoir un sens péjoratif, comme dans l’expression « prendre des libertés ». Peu de philosophes ont échappé à la tentation de « tirer à eux » les doctrines de leurs prédécesseurs, beaucoup ont pratiqué l’exousia; encore faut-il faire preuve de doigté. On peut reprocher à Heidegger d’avoir au contraire pratiqué le coup de force. Là où Défaire Heidegger touche juste, c’est lorsque ses auteurs se demandent pourquoi Heidegger, au lieu d’exposer sa pensée pour son propre compte, éprouve le besoin de l’adosser à des textes qu’il falsifie. Serait-ce pour nous charmer par les prestiges de l’exotisme ? Quoiqu’il en soit, l’ouvrage de Sauge et Villani nous conduit comme par la main au coeur des problèmes de l’interprétation, et à travers ceux-ci vers la question qui est au fond de toutes les autres, la question de jadis et de maintenant : qu’est-ce que la vérité ?
Gilbert ROMEYER DHERBEY

@Gilbert ROMEYER DHERBEY. Texte passionnant et efficace : j’ai acheté l’ouvrage. Mais surpris néanmoins car l’exousia – votre analyse très intéressante – n’y figure pas semble-t-il. En tous cas, je ne l’ai pas trouvée. Où pourrais-je la trouver, s’il vous plaît ? Auriez-vous une référence ? Peut-être dans les livres d’André Sauge ? Merci pour votre attention et pour cette belle présentation.