« Parler sur une oeuvre, c’est faire voyager le spectateur dans votre sens »
Du 15 octobre au 15 novembre 2016, place Saint-Germain-des-Prés, place Saint-Sulpice, et à la Mairie du 6ème arrondissement, Paris accueillera les œuvres du sculpteur Jivko. C’est l’occasion de découvrir un immense artiste dont les sculptures ne sont que puissance et légèreté, mouvement et vitalité, grâce et poésie. Des sculptures profondément émouvantes qui irradient une force intérieure, une sorte de spiritualité, une sagesse. Cet artiste d’origine bulgare, qui trouve dans la mythologie une inépuisable inspiration, a donné vie à des œuvres monumentales comme « Le Minotaure », « Le Centaure » et « Le rêve d’Icare ». La qualité de ses œuvres doit beaucoup à sa technique unique (il est l’un des seuls en France à sculpter avec de la cire d’abeille), et à sa façon de jouer sur le plein et le vide. Des vides éclairant la matière, laquelle ouverte, laisse passer la lumière. On ne peut que tomber sous le charme de ses œuvres. C’est un miracle que ce bronze « Légèreté », on dirait une cathédrale de plumes, ardente comme une flamme, légère comme un fil de clarté, ou ce « Pèlerin », muni pour seul viatique de son bâton qui part d’un pas décidé sur le chemin de Saint Jacques de Compostelle.
Nous avons rencontré Jivko dans son atelier. A peine entrée dans le patio de sa maison aux murs cramoisis, nous attendaient ses plus belles œuvres. Un choc visuel. Un concentré de beauté et de force.
Entretien avec un artiste tout à fait sympathique.
Jivko, vous êtes un artiste d’origine Bulgare. A 27 ans, vous quittez l’Europe de l’Est pour vous installer en France. Pourquoi ? Aviez-vous besoin d’une autre patrie ?
Je suis venu réaliser mes rêves ici… J’avais 27 ans et je venais de finir les Beaux-Arts à Prague. Pour nous, étudiants des pays de l’Est, la France était le pays le plus important en matière d’art. Elle était un exemple. Beaucoup d’artistes s’étaient réalisés en France. Et puis, c’était un pays qui accueillait véritablement ceux qui arrivaient avec du talent. C’est pour ça que je suis venu continuer mes études ici. J’ai suivi durant trois ans les cours à l’école des Beaux-arts de Paris. Puis je me suis lancé dans la sculpture. Si on y réfléchit, c’est vrai que j’ai vécu plus de temps en France que dans mon pays natal. Alors, effectivement, la France est devenue ma seconde patrie…
Quand vous commencez une œuvre, êtes-vous comme l’écrivain devant sa page blanche, devant votre pierre blanche ? Enfin « pierre blanche » pas vraiment, puisque c’est du bronze !
D’abord, je fais toutes mes sculptures en cire d’abeille. Ce sont des plaques de cire que je malaxe. Quand je commence une œuvre, j’ai déjà une idée très précise de la sculpture elle-même. La technique que j’ai est telle que l’on ne peut pas beaucoup modifier le résultat final. Donc, il faut être sûr de soi. La sculpture en cire va ensuite à la fonderie. La fonderie remplace la cire par le bronze. Et moi, à la fin, je retravaille le bronze.
Donc, votre matière, ce n’est pas la terre glaise, c’est la cire d’abeille. Où trouvez-vous toute cette cire ?
Dans n’importe quel magasin d’apiculteur. Mais je n’en ai pas besoin de beaucoup parce que je fais seulement « le mur ». Mes sculptures ne sont jamais pleines.
Vous dîtes qu’une fois qu’on a commencé avec le bronze, tous les autres matériaux semblent fades…
En effet ! Quand on travaille le bronze, tout parait absolument fade après! Le bronze est un très beau matériau. Quant au marbre, il ne me correspond pas tellement. Dans le marbre, vous enlevez de la matière. Dans le bronze, quand je crée mes œuvres, j’ajoute de la matière…
Sculpter, c’est soumettre l’insoumise, la matière ? Engager un combat avec la matière pour la dominer ?
Je n’ai jamais pensé qu’il faille dominer la matière ! Il faut la maîtriser, non la dominer. La matière, c’est votre alliée. Vous connaissez la matière et en fonction de ses réactions, de ses capacités, de ses résistances, vous faites votre œuvre. Ce n’est pas une bataille avec la matière parce que la matière n’est pas un ennemi, c’est quelque chose que vous vous appropriez, que vous utilisez pour vous exprimer.
On perçoit plusieurs influences dans vos sculptures, César, Giacometti. Il y a même un buste de vous qui, je trouve, ressemble à un Cocteau. Revendiquez-vous ces influences ? Et comment se défait-on de ces influences pour devenir soi-même ?
La façon dont travaille César est absolument opposée à la mienne. J’admire César, son travail mais je ne crois pas que mon travail lui ressemble… Sans doute pensez-vous aussi à Giacometti parce que mes statues sont allongées…
Non, parce ce qu’elles sont légères !
La légèreté, on l’obtient d’abord par du travail, par une grande maîtrise du matériau lui-même. Il faut aussi que la fonte soit de bonne qualité. César réalisait des sculptures en prenant des morceaux de ferraille ou de bronze qu’il assemblait. Après, il utilisait ces matériaux existants pour leur donner une forme, moi au contraire avec la cire, je pousse à l’intérieur pour construire mes œuvres et finalement c’est un travail qui se fait de l’intérieur vers l’extérieur. Cela jaillit dans l’espace et cela prend du volume. Résultat : la matière exprime sa force vers l’extérieur.
En effet, votre sculpture est très mobile, comme en mouvement. Vous faites bouger la matière, ce qu’a parfaitement réussi Giacometti avec ses créatures filiformes. Vous réussissez aussi à créer de la légèreté sans pour autant affiner vos sculptures. Elles sont merveilleusement aériennes. Comment faites-vous ?
Grâce à ce travail de l’intérieur vers l’extérieur, mais aussi à ce contraste entre le vide et le plein.La plupart des sculpteurs partent de la terre et lorsqu’ils travaillent avec la terre, c’est toujours plein à l’intérieur. Avec le marbre, c’est pareil. Avec ces matériaux, on a plus de mal à réaliser des choses fines. Cela ne vous permet pas d’être aussi précis dans le détail et dans l’expression qu’avec le bronze.
Le pèlerin, 2008
Vos sculptures sont hautes, présentes dans l’espace, c’est volontaire ?
Je fais des œuvres imposantes mais même mes petites œuvres ont ce côté monumental. C’est ça ma particularité : toutes les sculptures que je crée peuvent être agrandies de plusieurs mètres.
Selon vous, est-ce que vos sculptures disent tout, absolument tout… Au point qu’il n’y a plus besoin de parler dessus ?
Il faut s’exprimer mais il ne faut pas donner une explication ou se justifier. Il peut être intéressant de parler sur le thème ou sur la technique d’une œuvre mais il faut laisser le spectateur faire son chemin. Parler sur une œuvre, c’est faire voyager le spectateur dans votre sens… Or, je crois qu’il est préférable de lui laisser la liberté de nourrir ses propres rêves, sa propre interprétation.
La sculpture peut-elle dire ce qu’est l’homme ? Vos sculptures disent-elles ce que vous êtes ?
Oh oui !
Alors qui êtes-vous Jivko ?
Moi, je ne peux pas dire qui je suis ! Je vais me contenter de vous répéter ce que les gens disent de mes sculptures. Ils disent (mais attention ce ne sont pas mes mots!) qu’elles sont poétiques, pleines de force, d’élégance…
J’ajouterai qu’elles sont puissantes ! Elles ne sont pas forcément tendres mais plutôt viriles !
J’ai un côté assez doux et un autre assez brut !
Dans une époque où tout bouge, tout s’accélère, «l’immobilité» de la sculpture a-t-elle encore un sens ?
Bien sûr, parce que si elle atteint son but, l’œuvre d’art provoque toujours des sentiments. Par exemple, je suis allé, il y a deux jours, au Musée de l’Homme, voir cette Vénus vieille de 25000 ans. Celle-ci représente la maternité. Elle était si belle, si actuelle, si atemporelle que j’en étais bouleversé. Si l’on parvient à provoquer des sentiments, qui soient éternels, universels, qui touchent tout le monde, alors même dans cent ans, même si l’accélération est toujours au menu de notre monde, les œuvres éminemment belles parviendront encore à toucher les gens !
Pensez-vous que les jeunes sont touchés par l’art contemporain ?
Aujourd’hui, l’art contemporain cherche à surprendre. Chaque artiste cherche à faire quelque chose que personne n’a fait. Mais ce sont des phénomènes de modes qui seront balayés par le temps. Regardez les matériaux actuels : ce sont des matériaux comme du papier mâché qui ne peuvent pas résister plus de dix ans !
Alors que des matériaux nobles, comme le bronze, passent le temps…
Exactement ! Dans les années 50-60, il y eu une mode extraordinaire de l’art abstrait. Plein d’artistes sont sortis. A l’époque, tout le monde était artiste. Aujourd’hui, cinquante ans plus tard, vous ne souvenez même pas d’un nom ! Tout ça, ce sont des phénomènes de mode, de commerce. Parce qu’il faut bien inventer de nouvelles choses pour vendre…
Comme l’expression d’une certaine violence…
Par exemple. Mais c’est facile de créer quelque chose qui provoque une répulsion chez les gens, il suffit d’être un peu audacieux. Déplaire ne demande pas beaucoup d’efforts. Mais parvenir à inventer quelque chose qui va toucher les gens, ça, c’est une autre affaire !
Parce que le beau est presque inaccessible ?
Oui. Je crois aussi que l’œuvre est le reflet de l’artiste : elle reflète ce qu’il est. Avant, une œuvre d’art c’était le reflet du monde, maintenant c’est le miroir de l’artiste !
Pour vous, le monde contemporain est-il bancal et l’homme déséquilibré comme semble le dire votre statue « Indépendance » ?
Je n’ai pas conçu cette statue dans ce sens. Je ne cherchais pas à dire que l’homme était déséquilibré. Si déséquilibre il y a, c’est plutôt dans le sens où on franchit la ligne ou pas. Dans la vie, l’être humain doit faire des choix. Il balance entre les réussites et les défaites. Pour bien s’orienter, il doit prendre les bonnes décisions.
Vous reconnaissez-vous dans le monde actuel ?
Pour moi, c’est vrai que c’est parfois très frustrant parce que ce n’est pas évident de trouver sa place.
Vous n’avez pas trouvé votre place ?
J’ai trouvé ma place à mon niveau. Je me suis réalisé dans mon travail. Mais par rapport à l’Art officiel qui plait, je pense que je suis à la périphérie des intérêts officiels.
Mais vous arrivez à vivre de votre sculpture ?
Je vis même très bien !
Il y a une pudeur merveilleuse chez vous, une élégance : il n’y a ni agressivité, ni pulsion de mort dans vos sculptures: est-ce parce que vous êtes en paix avec vous-même ?
Je ne pense pas… Je suis en paix avec moi-même dans mes créations. Je suis confiant. Je fais ce que j’ai envie de faire. Je ne suis pas dans le compromis, je suis incroyablement libre, et je suis surtout moi-même. Avec moi-même, comme personnage, ce n’est pas tout à fait le cas… J’ai quelques remords sur le plan professionnel qui de temps en temps me reviennent. Parce que j’ai commis certaines erreurs, peut-être des mauvais choix. Ou peut-être, parce que je suis trop exigeant…
Depuis des années, vos sculptures rencontrent un vif succès. Vous exposez partout, au Sénat, place Saint-Germain, place Saint-Sulpice, en Allemagne, en Asie (en Corée du Sud, à Singapour et à Hong Kong, là où ils aiment vos œuvres les plus épurées, les plus symboliques). Vous êtes couvert de prix de médailles, de récompenses. Etes-vous sensible aux honneurs et aux vanités de ce monde ?
Au début, quand j’ai commencé à présenter mes œuvres, j’ai participé à beaucoup de salons, à beaucoup de concours, j’en ai gagné plusieurs, et je dois dire que c’était très rassurant. C’est vrai que c’est une récompense, vous avez vos pairs et un public qui vous reconnait. C’est agréable parce qu’on apprécie votre travail, vous avez des distinctions, vous commencez à vendre, l’aspect financier n’est pas négligeable. J’ai eu le Prix de la Fondation de France (qui à l’époque s’élevait à 45 000 francs, ce qui était beaucoup), celui de l’Académie française. Cela récompensait toute mon œuvre d’alors, et surtout cela m’encourageait à continuer ! C’est très positif lorsqu’on est jeune, et que l’on éprouve le besoin de recueillir toutes sortes d’encouragements. Sinon, concernant « le chapitre des vanités », je ne suis pas quelqu’un de très mondain. Je suis très sociable, j’aime la compagnie de mes amis, mais je ne suis pas quelqu’un de « branché » qui court les réceptions mondaines, qui passent son temps dans les émissions de télé !
Malgré l’attachement que vous leur portez, vous dites de vos œuvres qu’il faut qu’elles fassent leur vie ailleurs… D’accord avec les Grecs qui disaient que les « œuvres ont leur destin » ?
C’est moi qui ai dit ça ?
C’est vous qui l’avez dit ! Je l’ai lu quelque part !
C’est très vrai, c’est exactement ça ! Toutes mes sculptures, je les travaille jusqu’au dernier détail, et à la fin, j’estime qu’elles sont parfaites ! Chaque fois que j’expose une œuvre, selon moi, elle est irréprochable. A ce moment-là, pour moi, c’est fini ! Elle ne m’intéresse plus. Il faut que ça parte ailleurs !
Donc, vos statues, ce ne sont pas vos enfants de bronze ?
Peut-être un peu quand je les travaille…Mais ensuite, je coupe le cordon ! A la maison, tous mes originaux sont cachés. Disons que je les range pour qu’ils n’influencent pas mon futur travail. Je ne les regarde plus. Ils font partie de mon passé. Par contre, c’est différent quand je vais chez des amis, ou des clients qui possèdent mes œuvres. A ce moment-là, dans un autre contexte, hors de mon atelier, je porte un nouveau regard sur elles et je revois le moment où je les ai créées. C’est comme un flash, cela me rappelle des moments de ma vie.
Après le concert, 2007
Jivko, vendez-vous beaucoup ?
Je ne vends pas beaucoup, je vends bien !
Dans certaines statues, on dirait que pour vous l’être humain est une juxtaposition de plaques, de tiroirs, de cases, un peu comme chez Dali. Cherchez-vous à montrer à la fois, l’intérieur et l’extérieur, le mouvement et le repos, le plein et le vide ?
C’est une juxtaposition de volumes, pas de tiroirs ! Dans mes sculptures, en effet, c’est un jeu entre le plein et le vide. Ce vide porte sur les parties qui sont les plus faibles du corps, les jambes. Le bas du corps est évidé. Ce vide donne encore plus de force à cette faiblesse. Et donc plus de force dans les muscles qui sont à côté. Toujours ce fameux contraste ! C’est vrai que ce vide pour moi, au début, c’était comme un peu de souffrance à faire sortir. Ce vide signifiait quelque chose. Mais, c’était aussi une façon de donner de la légèreté à l’œuvre. La structure elle-même étant vide, cette ouverture permet de voir le jeu de la lumière dans les parties plus profondes.
Jivko, la sculpture, ce n’est pas le travail sur la lumière comme la peinture. Est-ce le travail sur l’ombre, sur la ligne ?
C’est d’abord un travail sur le volume, les lignes esthétiques. Mais c’est aussi un travail en spirale. De chaque côté où vous tournez la sculpture, à chaque regard, et à chaque angle où vous regardez, elle doit avoir un aspect esthétique. D’un côté, je cherche des lignes très simples, très épurées, de l’autre, la forme elle-même est riche dans sa surface.
Vous parlez assez peu d’amour dans vos sculptures. Pourquoi ?
Quand je suis amoureux, je crée des sculptures sur le thème de l’amour. Quand je le suis moins, je fais autre chose ! Mais, je vous rassure, je suis en permanence amoureux ! Cela dit, c’est vrai qu’une fois dans ma vie, il y a eu un moment où j’étais très amoureux. J’ai eu une déception, et j’ai donné naissance au « Minotaure ».
« Le Minotaure », c’est une statue magnifique dont il émane une force incroyable !
C’est l’une de mes préférées !
En octobre prochain, vous allez exposer place Saint-Sulpice et place Saint-Germain à Paris. Que représentent vos statues ?
Sur la place Saint-Germain, il y aura sept sculptures et autant sur la place Saint-Sulpice. Il y a quelques nouvelles œuvres et quelques anciennes. Les nouvelles œuvres portent surtout sur la légèreté. Il aura une exposition pour les promeneurs et aussi une exposition dans la mairie du 6ème arrondissement, avec quelques petites œuvres.
Hommage à Pierre Messmer.
Vous êtes en train de réaliser une statue monumentale de l’homme politique, Pierre Messmer, qui est une commande de la ville de Sarrebourg. Celle-ci sera exposée à partir du 3 septembre 2016 à Sarrebourg, en Lorraine. Cette statue est si ressemblante qu’on dirait qu’elle est vivante…
Il y aura, en même temps, la même exposition dans la ville jumelle qui porte le même nom en Allemagne, à Sarrebourg !
Enfin ma dernière question : Jivko, que cherchez-vous à atteindre à travers la sculpture ?
Un peu d’éternité…
Propos recueillis par Isabelle Gaudé
Le minotaure, Bronze, 2000
Indépendance, Bronze, 1998
Rêve de musique, bronze. Septembre 2017