Retenez bien cette date : le 4 octobre. Le 4 octobre ou la sortie du film Le règne animal de Thomas Cailley. Un film indispensable, inoubliable, intelligent, sublime au sens kantien du terme, un film dont l’écho et la portée sont incommensurables. Un film dérangeant, à la limite de la claque visuelle, de la gifle immatérielle. Tout simplement un grand film pour un réalisateur d’une incroyable simplicité. Voilà un réalisateur discret qui ne recherche ni les flashs, ni les honneurs, ni les récompenses et qui pourtant ne cesse d’en recevoir. Son premier opus Les Combattants a raflé tous les César, celui du meilleur premier film, celui de la meilleure actrice pour Adèle Haenel, celui du meilleur espoir masculin pour Kevin Azaïs, et quasi toutes les récompenses du Festival de Cannes 2014. Rien d’étonnant à cela puisque Thomas Cailley a un style inimitable. Il n’a pas son pareil pour troubler, déranger, déconcerter. Il sait créer des climats étranges, à la lisière du réel et du fantastique, du vraisemblable et de l’incroyable. A la limite du possible. Car ce jeune cinéaste aime le risque. Il n’hésite pas à s’aventurer hors des sentiers battus, à explorer les territoires inconnus, à tracer sa route, avec pour boussole, sa passion de l’absolu. Résultat son second long métrage, Le règne animal est un immense film, poétique, poignant, sourdement politique. Un film sur l’altérité, sur la dualité, sur l’inconscient, sur l’écologie et la survie de l’humanité. Un long métrage qui décrit une humanité en proie à des mutations génétiques. Une humanité affectée par une étrange maladie, aussi inexplicable qu’imprévisible, la transformation de certains humains en animaux. Bienvenue dans un monde où l’animal est l’avenir de l’homme.
Le règne animal s’apparente à une merveilleuse fable philosophique rousseauiste. Invraisemblable et pourtant plausible. « Une approche réaliste du fantastique » souligne son réalisateur. Le film pourrait s’intituler Emile ou de l’éducation, puisque c’est l’histoire d’Emile. Emile ou de l’émancipation. Emile, un adolescent en proie à des bouleversements physiologiques alarmants. Emile en quête d’identité, qui ne contrôle plus ses mues et évolue dangereusement vers une autre espèce. Or Emile a un père, campé par Romain Duris, qui ne cesse de lui enseigner, à la manière de Rousseau, que « la nature ne doit pas être contrariée. » Un père qui lui apprend à accepter sa transformation physique. Qui lui apprend à s’accepter en tant qu’animal. Un père qui aime son fils d’un amour inconditionnel et qui va même jusqu’à aimer toutes ses métamorphoses. Telle est l’approche de ce film qui dénonce en parallèle les dysfonctionnements de notre société moderne. Le spectateur est convié à une réflexion sur la thématique nature-culture. Au fil des images, il s’interroge. Pourquoi l’animal remplace-t-il peu à peu l’homme ? Est-ce parce que l’homme n’a pas assumé sa part d’animalité ? Trop de culture l’aurait-il dénaturé ? Tout est fait pour nous faire comprendre que la culture et les progrès technologiques se retournent contre nous. Comme si la culture nous avait domestiqué, desséché, uniformisé. Pire, qu’elle avait dévitalisé l’homme. Comme si ce surplus de culture nous empêchait de nous relier à nos instincts primitifs et sauvages, et donc nous avait arraché à notre essence profonde. Comme si elle nous avait confisqué la possibilité d’être complet, et ce faisant, avait divisé l’homme. Et que de cette division naissait sa désespérance et son errance. Telle est la leçon de ce film : en nous privant de nos racines, on a coupé nos ailes. Où l’on comprend alors que réhumaniser l’homme, c’est paradoxalement, le réconcilier avec l’animal qui est en lui. Seule la nature peut nous rendre ce que la culture nous a confisqué : l’intégralité de l’homme. Pour autant, est-ce à dire que la survie de l’humanité passe par le règne animal ? C’est en tout cas l’idée qui innerve ce superbe film qui ne cesse d’insister sur la regrettable mise à l’écart de la nature, du vivant dans la modernité. Le règne animal sonne la fin du règne de l’homme, la fin de l’emprise humaine sur la nature, que l’injonction cartésienne « nous rendre comme maître et possesseur de la nature » avait encouragé. Sus à la fameuse maîtrise de l’environnement que requerrait Descartes. Sus à son projet anti-écologique. L’histoire l’a prouvé : tout dégénère entre les mains de l’homme. Le règne animal, lui, nous invite à un retour aux sources, aux origines du vivant. Au commencement, étaient les animaux. Il suggère que la nature reprenne ses droits. Qu’il est temps de laisser la place au monde sauvage, afin qu’au sommet de la pyramide, gouverne, non ce qui a le plus de pouvoir, mais ce qui est le plus vivant. C’est la leçon de la vie : la vitalité gagne toujours.
Bien sûr, nous avons beaucoup à apprendre des animaux. C’est l’un des enseignements de ce magnifique film. Où l’on découvre que la bestialité n’est guère là où on l’attend. Si comme l’assure Hobbes, « l’homme est un loup pour l’homme », dans Le règne animal, contre toute attente, le loup est un ami pour l’oiseau. Le mutant est civilisé. Non seulement il accepte la différence chez son semblable, mais encore il ressent une véritable empathie pour l’autre. Les hommes-animaux se soutiennent. Courageux, loyal, dévoué, l’homme-loup éprouve une irrépressible envie d’aider l’homme-oiseau à prendre son envol. A voler à la conquête du ciel, à tutoyer les étoiles, à réaliser son rêve d’Icare. Thomas Cailley filme avec une tendresse toute particulière et dans une nature inlassablement belle, ce besoin de s’envoler, de s’élever, de vivre au dessus de soi-même qui est le signe de l’accomplissement. Cet amour de la liberté, ce refus des limites imposées fait écho à la troublante scène d’ouverture du film, où l’on découvre une créature mi-homme mi-oiseau enfermée par les hommes, comme emprisonnée dans une camisole de force, qui tente de déployer ses ailes pour s’échapper vers le ciel et retombe inéluctablement par terre.
Bien entendu, à cette élimination progressive de l’homme au bénéfice de l’espèce animal, l’humain réagit très mal. Il perd le contrôle et ne supporte plus l’irruption de cette menace. Incapable de comprendre l’enjeu nécessaire de cette évolution, l’homme tente d’enfermer, d’isoler, d’interner ces nouvelles créatures, ces mutants monstrueux. Brimant délibérément leur vitalité, leur énergie vitale, leur éros. Le film pourrait se lire comme une métaphore du combat au sein de notre propre psychisme : d’un côté, ce qui est souterrain, profond, obscur, l’animalité, les instincts, les désirs et pulsions refoulées, l’instance du ça guidée par le principe de plaisir. De l’autre, le moi social, l’instance du moi guidée par le principe de réalité. Et enfin, le surmoi, la conscience morale, l’intériorisation des interdits, représentées par les gendarmes dans le film, lesquels symbolisent l’autorité et la loi. Finalement, toute une part inconsciente de soi que l’on brime et refoule et qui ressurgit sans prévenir, avec une puissance décuplée.
Thomas Cailley aurait pu réaliser un énième film très attendu sur le remplacement de l’homme par les machines (comme dans le célèbre Terminator), mais il a refusé de céder à la facilité. Il a préféré se surprendre lui-même et nous surprendre par une métamorphose bien plus inattendue, le remplacement de l’homme par l’animal. Dans ce film où surabonde la grâce et la tendresse, ce qui nous vaut les plus belles lumières, on entre dans une nature belle à se damner, pour communier avec elle. On plonge dans la forêt des Landes, on se fond dans le paysage et on va d’éblouissement en éblouissement. On est tour à tour le soleil, le vent, les arbres, le ciel rosé, la lune dorée. Cette fusion avec la nature s’opère naturellement, aussi naturellement qu’Emile tombe amoureux. L’amour comme une évidence. Et puisque Thomas Cailley aime à citer René Char dans Le règne animal, Emile pourrait reprendre à son compte ce magnifique mot du poète : « Ne te courbe que pour aimer. Si tu meurs, tu aimes encore. »
Isabelle Gaudé