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Le nouvel hédonisme industriel

Yves Michaud

Connu pour ses travaux sur l’esthétique, fondateur de l’Université de tous les savoirs, le philosophe Yves Michaud est un détecteur de tendances. Dans son essai « Ibiza mon amour », il se livre à une enquête sociologique sur le tourisme de masse (tourisme représentant la première industrie du monde avec un milliard de déplacements par an) dont la nouvelle tendance est la recherche d’intensité des expériences sensuelles. Prenant l’exemple d’Ibiza, devenue l’île des plaisirs, il explore cet hédonisme industriel contemporain où le plaisir est organisé, produit, mesuré et le « bonheur garanti ». Il met en évidence la relation entre plaisir et addiction, la modification des comportements, et ce besoin moderne pour l’homme de prendre congé de lui-même en s’immergeant en continu dans la fête techno, le multisensoriel, la musique « ambiantale » et l’amnésie du plaisir.

Yves Michaud, vous creusez le sillon d’une réflexion originale sur l’industrialisation du plaisir. Aujourd’hui, on ne vend plus des objets mais des expériences de plaisir. Vous prenez l’exemple d’Ibiza connue pour ses nuits festives sous les étoiles. Ibiza est-elle devenue « la plus grande usine à sensations » ? Une usine à plaisir ?

Avec le développement d’une économie de l’expérience ou encore de l’immatériel, il est devenu évident que beaucoup d’expériences de consommation sont moins fonction de l’utilité de l’objet que du plaisir attendu à cette consommation. On produit des sensations dans tous les domaines: la santé et la forme, la mode et le luxe, le tourisme exotique ou familier, le loisir en général. Ibiza avait pour moi l’avantage de concentrer quelques-unes de ces particularités sur un espace restreint et dans un temps limité, celui de la haute saison touristique. Sur ce modèle, il devient possible de percevoir une tendance plus générale à l’œuvre dans nos sociétés. Ce ne sont plus des sociétés industrielles mais des sociétés de l’expérience qui veulent d’abord des sensations et des vécus.

Vous évoquez l’expérience immersive musicale que viennent chercher les touristes à Ibiza. Dans les clubs, la technologie la plus pointue opère à plein. Y avez-vous recensé de nouvelles créations numériques ?

Lors de la toute dernière semaine des opening parties des discothèques fin mai 2012, la première chose qui me frappait était l’importance de la technologie – mais pas seulement de la technologie musicale. Il y a la technologie des transports, la technologie de l’Internet pour les réservations et le choix des programmes, la technologie de la sécurité et de la surveillance – bien sûr aussi la technologie proprement musicale qui travaille le son. De même pour les concerts de musique électronique qui sont tous maintenant aussi des concerts vidéo, avec des projections visuelles qui changent l’écoute de la musique. En revanche, il n’y a pas d’innovation musicale proprement dite sinon par la diversité de l’offre (il y en a pour tous les goûts) et pour le retour de la musique « dance ». Le succès de Guetta, qui n’est pas un musicien innovant, loin s’en faut, tient à ce qu’il fait danser sur des tubes connus.

Ibiza est une gigantesque invitation à consommer du plaisir. Cette nouvelle forme d’hédonisme industriel a cependant un revers. En flottant dans sa bulle sensorielle, le consommateur risque-t-il de perdre son identité ?

Par définition, le plaisir est ce qui fait perdre l’identité. C’est l’argument que Socrate oppose à Protarque dès le dialogue de Platon sur le plaisir, le Philèbe. La perte d’identité est fugace et momentanée dans la plupart des plaisirs mais quand on pousse dans la direction de l’excès, qu’il s’agisse d’excès d’intensité (le shoot ou le boost de la drogue) ou d’excès de durée (la bulle distendue du plaisir qui dure), alors l’abolition de l’identité peut poser problème. Mais en un autre sens, c’est ce que nous recherchons tous dans le plaisir, que ce soit celui de l’orgasme, de l’ivresse ou de l’extase mystique…

Ibiza illustre jusqu’à la caricature le besoin contemporain de s’oublier. La tyrannie de l’économie qui vend de l’artifice pour la réalité, cherche-t-elle insidieusement à vider nos têtes ?

On a beau jeu de dénoncer les affreux vendeurs d’illusion mais il faudrait aussi se demander qui sont les acheteurs d’illusion, pourquoi nous en avons tant besoin…Il y a peut-être une difficulté à être soi, une fatigue d’être soi qui s’expriment dans la recherche du plaisir. C’est peut-être aussi lié au poids de l’individualisme. L’individu, loin du groupe, loin de la société, a peut-être besoin de s’oublier au moins un temps. C’est dur d’être quelqu’un de solide.

Pour le philosophe que vous êtes, cette évolution des mentalités est-elle irréversible ? En quoi va-t-elle changer nos comportements futurs ?

Comme philosophe, je ne suis pas trop optimiste quand je vois le succès des drogues ou des recherches d’intensité brutale dans les sports de l’extrême, la violence gratuite, le gore. Le plus inquiétant est cependant que nous disposions désormais de technologies de renouvellement du plaisir. Le mot clef du plaisir, c’est « encore ». Le problème naît quand on a la capacité pour toujours répondre à la demande d’encore. On est en effet en face alors de l’addiction pure et simple. Nous sommes dans des sociétés addictives et encore une fois, si cela rencontre une demande humaine de toujours, le problème est que nous avons les technologies pour toujours mieux satisfaire ces demandes.

Propos recueillis par Isabelle Gaudé

Ibiza mon amour, Yves Michaud, 2012, Editions du Nil, 364p, 21€

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