Philosophe, professeur émérite à la Sorbonne, spécialiste de la pensée hellénique, Gilbert Romeyer Dherbey est sans doute, parmi ses commentateurs, l’un de ceux qui a le mieux compris Marcel Proust. Au lieu de le voir uniquement comme l’auteur d’une grande oeuvre littéraire, il le considère avant tout comme un philosophe très sérieux. Au fil des pages de son essai « La pensée de Marcel Proust », Gilbert Romeyer Dherbey nous fait découvrir un Proust inattendu, original, un Proust penseur. Celui qui construit sa « Recherche » comme une véritable leçon d’idéalisme. Pour éclairer cette métaphysique proustienne, Gilbert Romeyer Dherbey explore les plis et les replis du temps et de l’éternité, ceux de la mémoire involontaire, ceux de l’Inconscient et du souvenir.
Incontestablement, cet essai fera date. A lire à tout prix pour ceux qui s’intéresse de près ou de loin à Marcel Proust.
Marcel Proust
Les amoureux de Proust savent que Proust est un grand romancier. Vous dites, dans votre essai, Gilbert Romeyer Dherbey, que Proust est avant tout un immense philosophe…
Je dis plutôt, dans mon titre : « un penseur ». En effet son oeuvre ne se présente pas comme un traité de philosophie, comme le traité De l’âme d’Aristote par exemple, ou comme L’Ethique de Spinoza, deux œuvres où règne l’abstraction conceptuelle la plus pure, celle à quoi on reconnaît le philosophe « professionnel » si l’on peut dire ! Ceci une fois reconnu, je soutiens que A la recherche du temps perdu témoigne d’un effort de pensée que l’on peut nommer à bon droit « philosophique ». Proust raconte plaisamment qu’invité chez le Duc de Gramont à signer le Livre d’Or à l’entrée des salons, le duc lui dit d’un air suppliant : « Votre nom, Monsieur Proust, mais pas de pensée. » Le duc savait que le jeune Proust « écrivait », d’où son inquiétude…Certains commentateurs de Proust, à vrai dire la plupart, se souviendront de ce « pas de pensée » pour découvrir le philosophe professionnel, comme nous disions, qui prenne en charge, à titre d’inspirateur, la pensée dont il faut bien malgré tout reconnaître l’existence dans l’oeuvre de Proust. Les critiques se sont alors métamorphosés en « sourciers » qui, avec leurs baguettes de coudrier, tentent de détecter les nappes d’eau souterraines pour y forer des puits. La première de ces sources fut Bergson, puis vinrent Schopenhauer, Schelling ou même Ribot, que Proust traite pourtant, dans une lettre, de « philosophe de 25° ordre »… La thèse que je soutiens dans mon livre est que Proust est, d’abord et avant tout, « proustien », c’est à dire un penseur original dans le domaine dont il faut bien reconnaître qu’il l’a brillamment illustré, celui de la temporalité.
Ce qui ne signifie pas, bien sûr, que Proust ait ignoré, ou rejeté, toute la tradition de la philosophie classique. Il s’en est nourri bien au contraire, au cours de ses études de philosophie à la Sorbonne, où il suivra avec attention les Cours des maîtres prestigieux de l’époque, Paul Janet, Gabriel Séailles, Alfred Croiset, Victor Brochard, etc…Comme tous les philosophes, Proust connaît ses prédécesseurs, et sa pensée propre s’est fortifiée à leur lecture. J’ai essayé de montrer d’ailleurs dans mon livre la pertinence des références de Proust aux grands philosophes occidentaux, qu’il connaissait fort bien.
Toute son existence, Proust a été hanté par le pathos de la temporalité. Il a rencontré le néant plusieurs fois dans sa vie : à la mort de sa grand-mère, à la mort de sa mère. Pour lui, le temps est ce maître invisible qui détruit, anéantit tout, sur lequel plane l’ombre obsédante de la mort. Le rêve de Proust était pourtant celui de retrouvailles avec ses morts. Leur offre-t-il une résurrection dans la « Recherche » ?
Il y a deux thèmes dans votre question : ce que j’ai appelé « le pathos de la temporalité », c’est à dire la souffrance subie par l’existence soumise au temps et donc confrontée à la mort, et le thème de l’immortalité de l’âme. Evoquons-les dans l’ordre.
Le temps destructeur, Proust en fait d’abord l’expérience en lui-même. Le temps introduit un changement, une modification, une altération; il me fait devenir autre et autre encore, au fil des jours. Or, Proust dramatise cette altérité à soi de l’existence dans le temps en le ressentant comme une mort à soi-même: « j’étais déjà mort bien des fois », dit le narrateur. Cette expérience primitive doit être soulignée si l’on veut saisir toute l’importance de la découverte de la mémoire involontaire : en opérant la résurrection de mon passé, elle opère la résurrection de moi-même, elle me rend à moi-même, elle me fait REVIVRE en reliant l’un à l’autre les « moi » discontinus. Un homme qui s’était évanoui et qui se réveille, on dit qu’il « revient à lui »; l’expérience de la madeleine rattache à lui-même le moi tronçonné par la discontinuité du temps, et par là-même le fait renaître, le ramène à la vie. Là où il y avait dispersion règne maintenant l’unité.
Lorsque Proust éprouve en lui la résurrection des « moi » qu’il croyait morts, il ne peut s’empêcher de poser le problème de la résurrection des morts, ou si vous voulez la question classique de l’immortalité de l’âme. D’où son espoir de voir se réaliser dans l’au-delà ce que j’ai proposé de nommer le « plérôme », c’est à dire la complète réunion des âmes qui se sont aimées sur terre. Ici je ne peux que renvoyer le lecteur aux quelques pages (p. 148 sq) que j’ai consacrées à la question religieuse chez Proust; on ne peut en effet les résumer en quelques mots car sur ce point Proust est tout en nuances.
Certains exégètes de « A la recherche du temps perdu » ont fait de Proust un bergsonien. Vous dîtes que c’est à tort. Pour vous, Proust est un plotinien, un biranien…
Vous me dites que « j’ai fait de Proust un plotinien, un biranien ». – Mais non ! Car si je l’avais fait, je retomberais à peu près dans le même travers que ceux qui en ont fait un bergsonien, c’est à dire qui croient qu’un philosophe « professionnel » se tient derrière Proust et lui dicte ses positions philosophiques fondamentales, ce que je nie. Si je rapproche parfois Proust de Plotin ou de Maine de Biran, c’est simplement parce que, sur tel ou tel point particulier, il me semble que leurs positions sont voisines. En un mot comme en cent, ma tentative a été de faire de Proust un proustien.
Il y a des pages splendides dans votre essai où vous parlez de la mémoire involontaire. Je vais peut-être froisser votre modestie, mais je crois qu’on n’a jamais aussi bien parlé de celle-ci… Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs en quoi consiste cette découverte essentielle de Proust ?
Je vous remercie de votre compliment, mais je tiens à souligner que celui qui a le mieux parlé de la mémoire involontaire, c’est encore Proust lui-même. Donc il faut renvoyer le lecteur à la lecture (et à la relecture) des morceaux canoniques de la Recherche. J’ai consacré les deux chapitres centraux de mon travail à la mémoire involontaire parce que la découverte qu’en a faite Proust constitue effectivement, à mes yeux, le coeur de sa pensée. J’ai voulu le ramener au centre de l’attention des lecteurs de Proust parce qu’il me semblait que ses commentateurs fuyaient l’image d’un Proust associé à celle de la madeleine et de la tasse de thé. Tout cela était effectivement bien connu, disait-on, et même trop connu. Mais le lecteur de Hegel sait que « ce qui est bien connu » est par-là même mal connu, et j’ai tenté d’explorer les plis et les replis, tous les détails des exposés donnés par Proust – ce prodigieux analyste – de ses expériences quasi mystiques de mémoire involontaire. Vous comprendrez que je ne peux pas les résumer en quelques mots, et je dois renvoyer vos lecteurs à mon exposé, que j’ai voulu le plus dense possible.
Vous avez inventé une jolie formule pour parler de la discontinuité des « moi » du narrateur de la « Recherche », vous évoquez « le moi feuilleté ». Comment le définiriez-vous ?
Le « moi feuilleté » (je suis content que cette formule vous plaise !) se réfère, comme vous le notez justement, à la discontinuité du temps dont l’ego est la victime, et qui ne sera vaincue que par la grâce des expériences de mémoire involontaire. Je vais prendre un exemple pour illustrer cette réalité du moi feuilleté, celui de l’oubli d’un sentiment profond comme l’amour du narrateur pour Albertine. On pourrait dire que s’il oublie Albertine au bout de quelques mois de souffrances, c’est par la faute de son caractère inconsistant, voire frivole, à cause de son inconstance et de la rencontre d’une nouvelle jeune fille, etc… Bref, ce serait de la faute du narrateur. Eh bien, non; c’est, comme le disait La Rochefoucauld, « c’est de la faute du temps ». En quel sens ? C’est parce que le moi étant feuilleté, c’est à dire découpé en tranches de temps qui s’ignorent réciproquement, le moi qui aimait Albertine a été remplacé, dans la vie du narrateur, par un autre moi, un moi qui, lui, ignore Albertine, et qui par conséquent n’en est pas amoureux. Le moi qui aimait Albertine est mort, et pour le faire revivre, il faudrait absolument…une madeleine !
Existe-t-il une éternité proustienne ?
Par « éternité proustienne » vous entendez, je suppose, une conception proprement proustienne de l’éternité, qui est un concept de la philosophie classique et de la théologie. Le concept grec d’aiôn a commencé par désigner, comme chez Héraclite par exemple, la durée d’une vie humaine. Puis, comme le remarque Aristote dans le traité Du ciel, il s’est appliqué à la vie des dieux, et il a désigné alors une durée sans fin, puisque les dieux sont immortels. Ils vivent donc « éternellement ». Proust reprend cette notion d’éternité parce qu’il y est contraint par les expériences de la mémoire involontaire. Celle-ci en effet opère la rencontre (le court-circuit) entre un moment du passé et un moment du présent. Mieux encore : elle est une reviviscence, où passé et présent s’identifient. Le temps proprement dit est alors détruit, ses distinctions s’effacent, le narrateur est transporté hors du temps. Dès lors, il est comme projeté dans l’éternel : « j’avais cessé de me sentir contingent, mortel ». C’est pourquoi j’ai eu recours, pour éclairer cette célèbre analyse de Proust, à une formule de Spinoza, où celui-ci note que, bien que nous sachions par la raison que nous sommes mortels, « néanmoins nous sentons et nous éprouvons que nous sommes éternels ». Et ceci parce que tout individu est habité par le conatus, ou effort pour persévérer dans l’être. Au plus profond de lui-même, il n’abrite donc pas la mort; celle-ci, chez Spinoza, ne peut venir que de l’extérieur. C’est pourquoi nous pouvons nous sentir immortels, sans l’être vraiment. C’est dans cette ligne de pensée que se situe aussi Proust lorsqu’il note amèrement que, si nous nous sentons immortels, c’est « hélas, momentanément ».
Propos recueillis par Isabelle Gaudé
La pensée de Marcel Proust de Gilbert Romeyer Dherbey, Classiques Garnier, 174 pages, 22€