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Il est mort le poète…

Le poète Bernard Noël

Le poète Bernard Noël s’est éteint le 13 avril 2021 à l’âge de 90 ans. Celui qui fut incontestablement l’un des plus grands poètes contemporains, laisse derrière lui une oeuvre puissante, une oeuvre majeure composée d’une centaine de recueils et d’opus, d’écrits inoubliables comme Le Château de Cène, La Chute des temps, Le Poème des morts. Bernard Noël était un poète mais aussi un philosophe. Son essai La Castration mentale s’affirme comme une oeuvre visionnaire, d’une importance extrême. Dans les années 1998, j’avais écrit un article sur ce remarquable ouvrage (article initialement publié dans Le Journal des Grandes Ecoles) et Bernard Noël avait eu la gentillesse de me répondre en me confiant qu’il avait apprécié mon article. Le choix de ses mots, la teneur de ses compliments, cette soudaine reconnaissance de la part d’un immense essayiste que je plaçais si haut, ont été un choc pour moi. J’étais stupéfaite. En quelques lignes griffonnées au centre d’une plage blanche, il m’adoubait en tant que journaliste. C’est ce jour-là que je suis devenue journaliste. Ni avant, ni après. A cet hommage du passé, je réponds par un hommage au présent. Bernard Noël, vous avez été pour moi un poète, un phare, un père, un guide. Bien plus encore.

Alors permettez-moi de retranscrire ici l’article rédigé en 1998, et dont le titre était : Résister.

Bernard Noël : « La sensure désigne la privation de sens »

LITTERATURE

Qui s’indigne du nouvel « ordre économique absolu et impitoyable » présenté comme le but de la société contraignant chacun à accepter le chômage comme une fatalité ? « Sous le totalitarisme économique, le sens se limite à la volonté de gagner et d’être riche » écrit Bernard Noël. Qui s’étonne désormais « des stratégies de l’asservissement visuel » lequel transforme la marchandise mentale humaine en passif consommateur ? Dans un admirable, salutaire et tonique ouvrage publié chez P.O.L, composé de 22 textes irrigués par une idée forte, décrire les modalités et les occurrences de la « Castration mentale », Bernard Noël appelle à retrouver du sens. Que dit-il ? L’oppression a changé d’apparence. Nous sommes passés des régimes totalitaires dont la censure s’attaquait à la liberté d’expression, au nouveau système totalitaire économique qui vise, lui, la « sensure » en pourfendant la liberté de penser. De fait, à la culture s’est substituée l’économie. A la création, la représentation. A l’action, l’image. Très habilement, les forces médiatiques, asservies à la loi du marché, ont assiégé notre intimité. Menaçant l’intelligence humaine d’émasculation cérébrale. Dés lors : « châtré de notre sexualité mentale » cette source de puissance intellectuelle, intuitive, sensible, de création, de plaisir, de désir, le XXème siècle sera-t-il frappé d’impuissance mentale ?

Bernard Noël écrit pour éreinter les censures. Toutes les formes de censures, sans oublier les siennes. Celles qui font leur lit dans les literies célestes où couchent nos pudeurs et nos tabous. Histoire de musarder dans l’oeuvre d’un dissident, revenons quelques années en arrière, au moment de la parution du Château de Cène. Ce roman censuré, poursuivi pour outrage aux moeurs, nous poursuit encore de ses mots offensifs. Il y a des romans qui brûlent, incandescents et dont les cendres salivent en bouche. Leur achèvement verbal est leur victoire. Se dressent les mots. Jaillissent les images. Toutes ces images qui fouillent, s’enfouissent, s’insinuent, s’encavent au plus profond de la vie du souvenir. Les traitresses vous incisent la mémoire, effilées et blessantes comme des lames. Impossible de s’en débarrasser. Elles vous accompagnent jusqu’à la domination. On en appelle à l’oubli. Rien n’y fait : elles ressurgissent sans prévenir, palpitantes et emportées, fortifiées par une absence prolongée. Rejet inutile : la bête mugit encore plus fort. Elle revient obsédante, sept ans plus tard. Ne cherchez ni à l’apprivoiser, ni à la purger de sa densité; elle reste, s’installe, vous hante. Comme les deux molosses au large fouet rose du Château de Cène ou le Noir gigantesque qui flotte dans un espace laiteux. Mona à la beauté sans âge. « Emma qu’encage seulement son propre désir », cette lune à dépuceler. Avec « au fond de l’abjection, un ange (qui) se lève »

Voilà tout est dit. Hier la censure attaquait la liberté de parole. Aujourd’hui, la « sensure » s’attaque à la liberté de pensée.

Visible et invisible

Quelle est donc cette nouvelle « sensure » qui nous intime des ordres muets et totalitaires ? Dans la Castration mentale, Bernard Noël s’en explique : « la privation de sens – ou sensure – est l’arme absolue de la démocratie : elle permet de tromper la conscience et de vider les têtes sans troubler la passivité des victimes. » Redoutable, diffuse et confuse, elle vend l’apparence pour la réalité et nous perfuse de ses images cathodiques. « La censure bâillonne. Elle réduit au silence. Mais elle ne violente pas la langue. Seul l’abus de langage la violente en la dénaturant. » Quelle est la nature de cet abus de langage ? Serait-ce ce que nous baptisons crânement du nom de communication ? Après tout, que mettons-nous en commun ? La vérité ? Un dialogue ? Des monologues ? Rien de tout cela. La parole est passée de la bouche dans les yeux. Résultat : il ne s’agit ni plus ni moins aujourd’hui que du marché de l’image. La communication fait commerce du visible puisque l’image est son principal produit. De toute évidence, cette libre circulation des images ne connaît aucune entrave puisqu’elle se glisse dans la sphère du privé, au coeur de l’intime : la maison, le foyer. Non sans génie, la télévision a trouvé son fief. Elle occupe une position qu’aucun autre moyen d’expression n’avait occupé avant elle. Grâce à ce système de diffusion unique, on s’empare du champ culturel sous prétexte de divertissements, du champ intellectuel sous prétextes d’informations : « le spectacle tient lieu d’activité mentale ». D’un mot : le trop-plein télévisuel a fait le vide intérieur. Et la pesante liberté (« nous sommes condamnés à être libres » disait Sartre) a fait place à l’inconsciente passivité. A moindre effort, la « culture » vient à nous. L’écran nous apporte à chaud le réel sur un plateau-télé. Vêtue d’un habit de lumière, plus scintillant qu’éclairant, la télévision s’empare en douceur de l’espace mental des consommateurs. Qui se plaindra qu’elle use de nous comme d’une valeur marchande ? Qu’elle dispose de nous et nous impose mode et diktats ? Qu’elle programme l’agonie de l’esprit critique ? Mais qu’importe notre intégrité mentale à celle qui vise l’adhésion consensuelle ? Reste qu’on « nous vole notre oeil. » N’en déplaise à ses partisans : « l’image est ce bourreau délicat qui crève les yeux mentaux sans crever les yeux physiques ». Trop de luminosité opacifie le regard. On le crève à force de le forcer à voir. Il s’agit avant tout d’aveugler l’adversaire afin de le rendre inoffensif. Comment est-ce possible ? Grâce à la boulimie oculaire et son corollaire le diabète optique. Nous sommes les nouveaux malades du voir. On nous a rendu voyeur. Et plus que jamais non-voyant. L’art rien que l’art, il ne nous reste que l’art pour retrouver la vue de l’intelligence…

Navrante perspective : l’oeil du dehors va tuer l’oeil du dedans. Pour quelle raison ? Simplement parce que tout ce qui exigeait effort, attention, activité, médiation, devient immédiat, passif, subi, inactif. Platon disait que lorsque les yeux du corps se fermaient, les yeux de l’âme s’ouvraient. Aujourd’hui, l’inverse nous guette . Et benêts, nous assistons sans réagir, sans rugir à ce coup porté. Des morts en vie, à demi-morts, dans une vie à éclipses… Au moment où il est nécessaire de remettre en question notre comportement téléphagique : « on ne réfléchit plus, on croit le faire en zappant, et cela n’aboutit qu’à sectionner le temps et la vie en une suite de fragments. » Assentiment immédiat, crédulité totale. Le danger est invisible car trop vu. A l’affût du spectaculaire, du sensationnel, du prêchi-prêcha médiatique, nous oublions de nous interroger. Quant aux créations télévisuelles, elles demeurent inexistantes pour Bernard Noël. « Les grands créateurs sont Bouvard et Collaro, Drucker et Sabatier. Leur génie possède ce trait commun : il vulgarise la vulgarité. » Avec le risque que plus la télévision devient commerciale, plus elle pratique l’art du mépris. Peu à peu, sans effusion de sang, mais dans la confusion du sens, on « tue la tête. » Le marché de la communication exigeant une victime de choix : la marchandise mentale. Dans l’acquiescement le plus mol, sans secousses rageuses ni prise de conscience, les zélateurs télévisuels se laissent emporter par le flot des images pareil au flux du temps. Comme dans un « courant irréversible. » A croire qu’il s’agit d’une fatalité. Réveillons-nous avant que l’écran ne devienne le nouveau fatum de la tragédie du XXème siècle. Pis, désormais, l’homme n’est plus un être-pour-la-mort c’est un être-pour-l’image qui lui dispensera sa mort mentale. Ancré dans l’écran, il vit orbitalement.

Du visuel au virtuel

Après l’ère du voir, l’ère du visuel. Télévisuel, audiovisuel… Quelle différence entre voir et visuel ? Voir est un acte voulu et décidé, dont la source vivante est la pensée. Le visuel recouvre un comportement passif, clos dans le champ du visible, non irrigué par l’esprit, qui marche au « principe de plaisir. » D’où idolâtries et fétichismes incessants. D’où tyrannie des spirales d’images dénuées d’Etre, dépourvues ontologiquement, mais surchargées de Vedettes audimatisées, d’Idoles incarnées et de Présent sur-représenté. A la place de l’Absolu s’est installé un nouveau Dieu : l’argent et une nouvelle Trinité : hiérarchie, compétition, pouvoir. A quoi sert le visuel : à ignorer les odeurs, la transpiration, le frisson, à mépriser les saveurs, à occulter les vraies couleurs, à gommer l’imprévu et l’imprévisible. Le visuel nous dispense de vivre le vivant, le sensitif, le sensible qui est en nous. Il entrave nos rencontres, il est cet empêchement à l’Autre, l’humain, l’homme. Le visuel est ce détour qui évite le monde, quand le voir est ce retour au monde.

Tapi dans le visuel, le virtuel. Sournois et avide d’hégémonie, prêt à contrôler non seulement les consciences mais la réalité. Le virtuel est fermeture. Le virtuel est enfermement. Le virtuel est la mort de l’imaginaire. Mais encore ? Le virtuel, atemporel et despatialisé, déréalise la réalité en se targuant soi-disant de l’imiter. Aspirons-nous à cela ? Un avenir anticipé créé en images virtuelles sur nos écrans. Un virtuel qui prévoit tout dans les moindres détails et oblitère à jamais surprise, inconnu ou étonnement. Stupeur de réaliser ceci : l’imprévu de l’avenir est prévu au point d’empêcher sa réalisation. Pourquoi cette fuite dans le virtuel ? Uniquement par peur. D’où un besoin irrépressible de contrôler. Ainsi par peur de ce que l’avenir réserve, on préfère le castrer de son possible et fabriquer un avenir virtuel, gigantesque invitation mécanique à consommer. Après tout, rassurant est le virtuel, car maîtrisable. Comme tout dérivé informatique, on a mainmise sur lui…

L’art

Notre culture est menacée. Notre culture ou « pensée du corps social » est en péril. Qu’est-ce à dire ? Que ce qui fait l’étoffe de l’homme libre – intelligence, culture, art – est la cible privilégiée de cette « sensure. » « L’art n’est pas uniquement l’art, sinon sa disparition n’aurait qu’une importance relative : l’art est le terme sous lequel nous désignons une activité dont l’exercice permet à l’espèce humaine d’affronter sa mortalité, afin de tirer de cet affrontement même un surcroît de vie et de durée. Pour une espèce qui prétend tout devoir à la raison, ce geste a quelque chose d’insensé, y compris dans son résultat qui est de détruire la destruction. » Seulement voilà, aujourd’hui, alors que l’art représente une échappatoire possible à ce système – de par sa création et sa conservation d’un sens entièrement humain – il n’échappe plus à la tyrannie du système. Désormais, la signature d’un artiste a plus de valeur que sa toile. Et comme le nom n’exprime que la valeur marchande, il y a fort à parier que l’art se transmue docilement en marchandise. D’où des artistes qui produisent en série, en viennent à se plagier eux-mêmes, s’interdisant l’exigence pour s’autoriser la négligence. Laissant la promotion compenser la médiocrité. Autrefois une oeuvre avait des spectateurs, aujourd’hui le produit artistique -cet ersatz de l’oeuvre- a des consommateurs. A l’appétit d’invention s’est substitué le goût de la convention. « Ce qu’il y a de plus odieux dans l’argent, c’est qu’il confère même des talents » écrit Dostoïevski. Le talent de savoir se vendre. Rien de plus. Tout est marchandise, marchandise et marchandise ! L’argent n’a pas d’idée, disait Sartre et « l’art ne peut se relever d’être devenu marchandise, cette perversion du sens est irrémédiable » ajoute Bernard Noël. Désormais l’art est soumis au marché. D’où la tentation pour lui de revêtir ses valeurs, à commencer par la nouveauté. Nouveauté qui n’a de cesse de faire « glisser l’oeuvre d’art vers l’insignifiance de la marchandise. » On devient le peintre ou l’artiste du système et non plus le créateur d’un système. De la médiocrité érigée en norme culturelle. Après la nouveauté, il y a les modes. Celle du conceptuel. L’art officiel, l’art contemporain, sont passés au crible par Bernard Noël, ce qui nous vaut de superbes pages inspirées. « Est-il plus pesant exemple d’un art contemporain qui n’impressionne que par une mise en scène où l’argent est tout et la qualité artistique rien ? Cet art, il est vrai, se moque de sa qualité, et s’il se donne à voir, ce n’est pas pour qu’on le regarde. » S’ensuivent des explications clairvoyantes sur l’inflation dogmatique qui frappe cet art conceptuel. Puis, l’auteur évoque la nécessité d’en revenir au tout-travail-est-de-l’art lequel ne fait appel qu’au plaisir de chacun. Si le coeur du poète bat plus fort dans ces dernières pages, c’est parce que l’art est émancipation. L’art est indépendance. L’art est résistance. Lire Bernard Noël c’est se soustraire à la Castration mentale et retrouver du sens. Lire Bernard Noël c’est rencontrer un visionnaire. Mieux : c’est recouvrer la liberté dans des mots où surabonde la grâce…

Article initialement publié dans Le Journal des Grandes Ecoles, janvier 1998, signé par Isabelle Gaudé

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