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Guillaume Teisseire, le créateur de Babelio

 « Nous sommes le seul réseau social qui incite les gens à éteindre leur ordinateur et à aller lire des livres ! »

Guillaume Teisseire, co-fondateur de Babelio

Jadis, la vie littéraire passait par les salons. Jusqu’au XIXème siècle, on rencontrait dans ces lieux de vie littéraire des romanciers comme Proust et Maupassant. A l’époque, chaque salonnière, de Madame Geoffrin à Madame Récamier, régnait sur les réputations, avait ses protégés, ses artistes, ses philosophes qu’elle défendait et portait sur le devant de la scène. Aujourd’hui, la littérature ne se fait plus dans les salons mais sur Babelio. Le Web a remplacé le faubourg Saint-Germain. Et le milieu littéraire cohabite désormais avec l’internaute. La critique professionnelle et institutionnelle n’a plus l’apanage de la critique littéraire, elle doit à présent compter avec ses suppléants lettrés, des amateurs éclairés, des passionnés de mots, de pensée libre, des êtres qui jusqu’au vertige vénèrent la littérature, encensent ses génies et s’adonnent avec acuité et jubilation à la critique de leurs livres préférés. C’est le nouvel ordre littéraire qui sonne la fin des hiérarchies et des privilèges. Le seul point commun entre tous ces amoureux des belles lettres, la seule grandeur qui perdure, c’est celle du style. « Le style, dame, tout le monde s’arrête devant, personne n’y vient à ce truc-là. Parce que c’est un boulot très dur. Il consiste à prendre les phrases, je vous disais, en les sortant de leurs gonds… » écrivait Céline. Sortir les phrases de leur signification habituelle, par un subtil déplacement de sens, un léger écart quasi imperceptible, mais qui fait tout la différence, c’est tout le travail du styliste… Des styles éblouissants, féeriques, fervents, fruités, charnus, brûlants, puissants, somptueux, succulents, aboutis, délectables, délirants, exigeants ou extravagants, on en trouve sur Babelio. Comme une poésie émotive, un chant du monde, une mélodie de mots, une prose aérienne qui voltigerait avec la grâce d’une nuée de plumes. Tous ces écrivains du Net mettent leur art au service de Babelio, ce site dédié aux livres. Juste pour convoquer l’instant et l’éternité, à moins que ce ne soit pour transfigurer le monde, n’ayons pas peur des mots. Voilà ce que sont toutes ces critiques littéraires qui irriguent quotidiennement les pages de Babelio. Car chaque jour, plus de 800 critiques de livres naissent de cette communauté de lecteurs, de cette fraternité littéraire, de ces rédacteurs désintéressés, toutes ces âmes passionnées et exigeantes, animées par une foi littéraire capable de creuser le ciel. Si Babelio a vu le jour en 2007, c’est grâce à trois brillants étudiants, aujourd’hui trentenaires, tous trois amoureux des lettres, Guillaume Teisseire, Pierre Fremaux et Vassil Stefanov. Ils ont été les premiers en France à créer un incroyable réseau social littéraire francophone. Aujourd’hui, ce réseau social compte 640 000 membres (en France et dans le monde) et est visité mensuellement par plus de 3 millions et demi d’internautes. Car Babelio, c’est la littérature à portée de main. C’est aussi une réussite absolue. C’est encore un morceau de littérature vivante, car ses dirigeants géniaux ont eu la bonne idée d’organiser des rencontres entre les auteurs contemporains et leurs lecteurs. On l’aura compris, la vie littéraire passe aujourd’hui par Babelio…

Rencontre avec le très sympathique fondateur de Babelio, Guillaume Teisseire.

Le précédent logo Babelio évoquait une tour de Babel au milieu de livres colorés. Dernièrement, vous avez simplifié ce logo. Que représente-t-il aujourd’hui ?

Le logo a toujours la forme d’une tour de Babel, mais symbolise désormais les pages d’un livre. Trois pages qui forment une tour. Historiquement, le nom de Babelio vient d’une nouvelle de Jorge Luis Borges « La bibliothèque de Babel ». Le romancier argentin imagine une bibliothèque totale, infinie, composée de tous les livres possibles. C’est cette universalité qui nous séduisait dans l’idée de Babelio, c’est de se dire que quel que soit le livre, il y a quelque part, quelqu’un qui l’a lu dans sa bibliothèque, qui peut en parler et en faire une critique.

Désormais, le site Babelio s’assure une fidélité à toute épreuve de 640 000 membres inscrits, et est visité mensuellement par plus de 3,5 millions d’internautes. Vous êtes les précurseurs en France de ce réseau social littéraire francophone. Vous attendiez-vous à un tel succès ?

Très honnêtement, non. Au début, c’était vraiment un projet entre amis pour s’amuser, nous n’avons jamais eu un destin de start-up, nous n’avons pas levé de fonds, nous n’avions pas d’ambitions démesurées, finalement nous avons eu un développement proche d’une maison d’édition. Nous avons lancé ce site à l’été 2007. A l’époque, comme chacun de nous avait une vie professionnelle, on travaillait dessus le soir et les week-ends. Au bout de deux ans nous avons constaté qu’une petite communauté démarrait. Nous nous sommes dit que si nous voulions en faire vraiment quelque chose, il fallait passer à plein temps dessus. En 2010, nous avons sorti une deuxième version du site, plus jolie, mieux faite, et là nous avons enregistré une véritable inflexion de la communauté. Pour en vivre vraiment, il a fallu encore quelques années. Aujourd’hui, l’équipe se compose de dix personnes. Un de mes associés, Vassil Stefanov, s’occupe du développement, d’autres de l’animation de la communauté, de l’éditorial, de la partie commerciale, c’est-à-dire les relations avec les maisons d’édition lors des opérations de promotions de livres. Enfin et surtout, nous avons une grande équipe de 640 000 lecteurs qui, eux, sont les vrais acteurs de Babelio !

Pierre Fremaux, co-fondateur de Babelio

Vous êtes co-fondateur de Babelio avec Pierre Fremaux et Vassil Stefanov. Tous trois trentenaires donc très jeunes ! Est-ce la passion de la littérature qui vous a réunis ?

Complètement ! On était tous les trois fous de littérature, c’est d’ailleurs ce qui nous a rapprochés. Après des écoles de commerce, Pierre et moi, on a fait le même master à la Sorbonne. Vassil, lui, était le frère d’une amie qui étudiait dans le même master que nous. Comme on recherchait quelqu’un pour la partie informatique de notre site, elle nous a présenté son frère et ça a débuté comme ça.

Vassil Stefanov, co-fondateur de Babelio

Vous êtes si passionné de littérature, qu’il y a quelques années, vous rêviez de faire l’acquisition du décor d’Apostrophes !

C’est vrai ! Toute l’équipe trouvait que ce serait sympa d’acquérir le décor d’Apostrophes. Cela nous aurait amusés de recevoir nos auteurs dans les fauteuils d’Apostrophes, là où s’étaient assis les plus illustres écrivains du monde. Un beau passage de relais. Malheureusement, c’était trop cher ! Le jour de la vente aux enchères, « cette Chapelle Sixtine de la littérature » comme le disait le commissaire-priseur de l’époque a été adjugé à un acheteur plus fortuné que nous !

Qui sont vos écrivains de prédilection ?

Jorge Luis Borges, Italo Calvino, Thomas Pynchon, Joseph Conrad…

Et côté romans ?

Sur Babelio, on a une fonction « Le livre qu’on emporterait sur une île déserte ». J’ai noté : « Fictions » de Borges, « Lord Jim » de Conrad, « Les Villes invisibles » d’Italo Calvino, « Vente à la criée du lot 49 » de Thomas Pynchon et « Au-dessous du volcan » de Malcom Lowry.

De plus en plus, l’art et la littérature sont soumis au marché. Les romans deviennent de purs objets de consommation ciblant un certain public. Le poète Bernard Noël affirme que « L’art ne peut se relever d’être devenu marchandise, cette perversion du sens est irrémédiable ». Babelio a su résister de toutes ses forces à ce phénomène. Grâce à ce site en ligne, la littérature retrouve ses lettres de noblesse. Vous valorisez l’écrit, vous faites l’éloge des mots et vous leur redonnez du sens. C’est la qualité littéraire qui est mise en avant sur votre site. Babelio signe-t-il le retour de la culture ?

Vous avez raison, Babelio valorise le texte même si cela paraît austère aujourd’hui. Comme ce sont les lecteurs nos auteurs, nous avons un spectre extrêmement large, avec des gens qui chroniquent aussi bien des essais pointus que des recueils de poésie confidentiels, des ouvrages parfois absents du paysage de la critique. Chez Babelio, on essaie de tout balayer, de toucher tous les genres, d’être universel, tant sur la littérature populaire que sur les textes plus abscons. Et c’est vrai que la virtuosité verbale de certaines critiques qui mettent tout leur art à défendre des livres méconnus ou peu reconnus fait plaisir à voir. Les Français sont sensibles à la littérature. Dans l’hexagone, nous aimons les joutes oratoires, les beaux textes, les grands auteurs. En France, tout le monde écrit, chaque français a un roman dans son tiroir. D’ailleurs, nous sommes le seul pays au monde où le prix Goncourt est un événement national.

Aujourd’hui, l’image – le commerce du visible – vide les têtes. C’est le règne de la non-pensée. L’image vend l’apparence pour la réalité, nous impose ses modes et ses diktats, programme l’agonie de l’esprit critique. Là encore, à contre-courant de cette tendance, Babelio ressuscite l’imaginaire, le jugement et la raison. Babelio nous redonne la vue de l’intelligence et nous invite à ne pas nous débarrasser de tout ce qu’il y a de plus humain dans l’homme. C’est tout simplement remarquable…

C’est surtout très flatteur ! L’idée de départ c’était de parler de notre passion, d’échanger avec d’autres passionnés de littérature qui se trouvaient à l’autre bout de la France, en Belgique, en Suisse ou au Canada. C’était ça le projet de départ. Maintenant, c’est vrai que je partage votre diagnostic ! Nous sommes le seul réseau social qui incite les gens à éteindre leur ordinateur et à aller lire des livres !

Babelio réalise l’impossible. Le site réconcilie miraculeusement la grande littérature, les classiques du passé et les réseaux sociaux de l’avenir. C’est le grand écart temporel… Vous réenchantez le monde avec de la bonne littérature. On devrait vous tresser des couronnes, vous décorer pour de tels bienfaits ! Mais je cesse mes éloges car j’ai l’impression que mes compliments vous accablent…

Un peu, oui ! Je ne m’attendais pas à ça… Il n’empêche, le retour des lecteurs est souvent gratifiant, nous recevons beaucoup de marques de gratitude et j’avoue que c’est très agréable. Alors que ce sont les lecteurs qui font tout le travail ! Babelio c’est un projet collectif, un travail communautaire, le site n’a d’intérêt que parce que nous engrangeons toutes ces critiques postées quotidiennement. Nous ne sommes que le média, l’intermédiaire. Au début, avec Babelio, on tissait dans le virtuel, mais aujourd’hui, on revient de plus en plus dans le réel. Nous organisons des pique-niques avec nos lecteurs. A l’occasion de la sortie ou de la promotion d’un livre, nous recevons son auteur au rez-de-chaussée de nos locaux afin qu’il échange avec ses lecteurs. La rencontre, animée par quelqu’un de chez nous, dure à peu près une heure.Tout le monde parle littérature et chacun en ressort ravi !

Chez Babelio, il n’y a pas de censure, pas de police de la pensée. Les lecteurs sont entièrement libres de rédiger les critiques qui leur conviennent…

Oui, nous encourageons même les lecteurs à être sincères. Que leurs critiques soient bonnes ou mauvaises, ils sont libres de rédiger ce que bon leur semble. Il n’y a pas de modération. D’ailleurs, nous n’avons pas la logistique nécessaire pour intervenir, nous n’avons même pas la possibilité de relire toutes les critiques, sachant que 800 nouvelles critiques paraissent par jour. Parfois, on rencontre certains auteurs qui font la critique de leurs propres livres en disant : « Ce livre est formidable, achetez-le ! » mais ceux-ci ne sont pas difficiles à repérer ! Cela dit, il faut préciser que nous avons quand même un cadre, les lecteurs ne peuvent pas écrire n’importe quoi. Les critiques racistes, sexistes etc. sont très vites repérées car les lecteurs s’empressent de nous signaler un contenu négatif ou abusif. Nous avons très peu de signalements mais malheureusement il arrive que les gens dérapent.

L’auteur Joann Sfar rencontre ses lecteurs

Chaque année, lors de la rentrée littéraire, on voit fleurir sur les rayons des librairies des milliers de nouveaux titres. Le lecteur ne sait comment s’y retrouver et faire un choix. L’intérêt de Babelio c’est aussi d’aider les lecteurs à découvrir des pépites et pas forcément parmi les écrivains célèbres. Babelio et ses lecteurs ont-ils déjà fait émerger des auteurs sans exposition médiatique ou encouragé des textes marginaux ?

Evidemment que j’aimerais pouvoir raconter cette belle histoire, celle d’un livre qui émerge grâce à nous, mais en réalité un titre qui émerge, c’est souvent le fruit d’un ensemble de paramètres. Les libraires, la presse s’en emparent, le livre profite d’un excellent bouche à oreille. Ce sont de multiples petits ruisseaux dont nous faisons partie, mais je n’ai pas encore l’arrogance de dire : ce livre, sans nous, ne serait jamais sorti de l’anonymat. En France, les lecteurs aiment découvrir des choses nouvelles, ils sont curieux, ils n’aiment pas forcément rester en terrain connu. Ces bonnes surprises littéraires, nous en voyons régulièrement émerger sur Babelio. Car il y a beaucoup de discussions sur Babelio, avec des forums très actifs où les gens échangent. Sur le site quand vous cliquez sur« Découvrir », il y a un onglet qui s’affiche : « Groupe ». Et là, les membres de la communauté peuvent dialoguer avec des groupes de fans de polars, fans de romances, fans de science-fiction etc.

Le lecteur type de la communauté Babelio est plutôt une femme ?

Oui ! Très largement. Nous démarrons vers 16-18 ans, mais nous n’avons pas beaucoup d’adolescents. Après le cœur de la communauté, ce sont des femmes entre vingt-cinq et quarante-cinq ans. Les hommes lisent des essais, de la politique. Mais le plus gros volume de contributions sur Babelio concerne la fiction. Reste que nous avons aussi des lecteurs experts qui liront par exemple tous les livres concernant la guerre du Vietnam, ou des exégètes de la pensée antique, des spécialistes du droit, des amateurs de poésie tchèque, des universitaires, des professeurs etc.

Babelio c’est aussi le réseau social où il y a le moins de fautes d’orthographe. De cela aussi, vous pouvez vous enorgueillir !

Oui, les grands lecteurs écrivent plutôt bien. Par rapport à la norme d’internet, on est vraiment au-dessus !

Babelio, c’est aussi une incroyable base de données. Une bibliothèque virtuelle qui s’enrichit de plusieurs millions de livres ajoutés par les lecteurs…

Si nous mettons bout à bout toutes les bibliothèques des lecteurs, je crois que nous arrivons à 20 millions de livres ajoutés. Bien sûr, sur ces 20 millions, nous recenserons, par exemple, 60 000 exemplaires d’Harry Potter, puisque c’est la bibliothèque des lecteurs !

Un site comme Babelio est-il rentable ? Menez-vous grand train grâce à la littérature ?

Nous ne menons pas grand train mais nous vivons correctement ! Nous sommes rentables. Nous avons des contrats publicitaires avec les maisons d’édition qui font de l’affichage, des mailings pour présenter tel ou tel titre. Nous avons aussi des bibliothèques à qui nous louons notre base de données. Nous possédons un outil qui leur permet de récupérer les contenus de Babelio pour enrichir leurs catalogues, leurs fonds.

Comment Babelio évolue-t-il au fil des ans ? Pourriez-vous envisager de rajouter d’autres fonctionnalités au site ? Comme la possibilité pour les lecteurs de pouvoir parler directement aux auteurs, de les questionner en ligne ou de leur réclamer une dédicace ? Ou encore d’organiser des concours de nouvelles, de romans, de poésie ? Un prix des lecteurs Babelio ? Un prix de la plus belle plume ?

C’est évident, il faut absolument que nous mettions en place un « Prix des lecteurs Babelio » ! Déjà, nous organisons de petits concours d’écriture mensuels, mais nous n’avons pas vocation à devenir éditeur, car nous ne pouvons pas éditer derrière le « Prix des lecteurs Babelio ». Mais pour motiver les gens, je pense que nous allons créer un prix, il faut juste trouver la bonne mécanique. Concernant les évolutions, nous allons enfin avoir une application sur le téléphone mobile qui va sortir avant la fin de l’année 2018.

Babelio rencontre un succès fou à l’étranger, dans les pays francophones comme le Québec, le Maghreb. Va-t-il aussi s’implanter en Espagne ?

Aujourd’hui, 30 % de la communauté Babelio est hors de France. Elle est présente en Belgique, en Suisse, au Québec, en Afrique, avec trois lecteurs sur dix, ce qui n’est pas rien. Au Québec, nous avons beaucoup de lecteurs, il y a une vraie dimension militante, les lecteurs défendent la littérature et la littérature québécoise. Il y a un an, nous avons lancé la version espagnole de Babelio. C’est le même site avec le menu traduit en espagnol. Ce sont des lecteurs hispanophones qui s’inscrivent et rédigent des critiques en espagnol. Pierre Fremaux, qui est bilingue, pilote cette communauté hispanophone.

Que souhaitez-vous pour l’avenir de Babelio ? Avez-vous des projets ?

D’abord de continuer ! Aujourd’hui, tout va plutôt bien ! Mais c’est beaucoup de travail ! Reste que j’adore ça mais je constate que je lis beaucoup moins qu’avant ! Ce qui est agréable avec Babelio, c’est le perpétuel changement, la nouveauté. Par exemple, depuis le début de l’année 2018, nous avons organisé plus de trente rencontres avec les auteurs, chose que nous faisions à peine il y a deux ans. Désormais, les choses évoluent vite. Peut-être que dans le futur, nous aurons une librairie, qui sait… Pour l’instant, nous creusons notre sillon…

Propos recueillis par Isabelle Gaudé

Pique-nique annuel de Babelio

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