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Les femmes sont en deuil

L’avocate et écrivaine Gisèle Halimi

Gisèle Halimi était mon amie. Je l’avais rencontrée une première fois dans les années 2000 lors d’une interview sur son métier d’avocate et j’avais été éblouie par son brio. Quelques années plus tard, un peu pour la rejoindre, un peu pour participer au combat, j’avais intégré la rédaction du magazine « Choisir, la cause des femmes » fondé par Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi. Et c’est là que j’ai appris à la connaître. Gisèle Halimi était une grande dame. Une femme d’esprit au grand coeur, une femme généreuse et lumineuse mais aussi une insurgée, une rebelle, une insoumise, une combattante qui toute son existence avait résisté aux pressions et aux oppressions. Gisèle Halimi, c’était une vie consacrée à lutter contre les injustices et les aliénations. Gisèle Halimi, c’était une femme qui avait décidé d’offrir aux autres femmes sa propre destinée pour livrer un combat en faveur de la dignité des femmes, afin d’améliorer leur condition. Gisèle Halimi, c’était un modèle pour les femmes et un modèle pour moi. Gisèle Halimi, c’était une femme de lettres. Une quinzaine d’ouvrages (essais, romans) à son actif, tous vibrants, brillants et merveilleusement écrits. Gisèle Halimi, c’était une amie et ce soir je suis triste. Pour entendre, une dernière fois, sa voix vibrer non dans une plaidoirie mais dans sa prose, j’ai eu envie de retranscrire cet entretien que nous avions eu ensemble (entretien initialement publié dans le Grandes Ecoles Magazine de juin 2002) . Au revoir Gisèle…

Maître Gisèle Halimi, qu’est-ce qu’une avocate du pénal ?

Une avocate qui défend des indivi­dus poursuivis pour des délits ou des crimes. Cela dit, j’oppose sans les opposer véritablement parce qu’on me le reprocherait infini­ment, les avocats du pénal et les avocats d’affaires. Ces derniers n’ont personne devant eux. Ils ont des sociétés. Pour eux, tout se passe donc dans un échange de correspondances, il y a l’intérêt des associés à faire prévaloir, et ceci est purement matériel. Il y a bien des délits dans les sociétés mais, comme vous le savez, ce sont des délits financiers. Tandis que l’avocate du pénal défend des gens dont la vie même est obscur­cie, menacée par une comparution devant un tribunal pénal qui va prononcer des peines. C’est à ce moment-là, et toute la différence est là, qu’on mesure l’énorme soli­tude d’un individu confronté à toute une machine, à un engrena­ge qui est l’engrenage judiciaire de la société. Il y a un gigantesque rapport de force qui le défavorise totalement, quelle que soit la faute, quel que soit le crime. Or, dans un pays civilisé, juger c’est comprendre, et pour compren­dre, il faut donner la possibilité de s’expliquer. Mais, cette dispropor­tion de forces produit quelquefois l’inhibition d’un homme ou d’une femme, innocent ou pas — et j’ai envie de dire que quand ils sont innocents c’est pire, puisque lorsqu’ils sont innocents le ciel leur tombe sur la tête — du fait de la force de cet engrenage, de la solen­nité, de la force impérieuse d’une justice et de la mise en scène éta­blie. Donc, pour pouvoir défendre quelqu’un — c’est mon point de vue mais je ne dis pas que tout le monde doive le partager, quoique je le souhaiterais — face à cet engre­nage, pour rétablir un tant soit peu d’abord un rapport de force moins inégal, et pour comprendre l’indi­vidu, il faut un minimum de com­passion, au sens latin du terme (compatire : souffrir un peu avec lui). C’est-à-dire entrer en dedans de lui pour comprendre comment, en déroulant sa vie et son par­cours, et en particulier le bout de sa vie, comment il a abouti brus­quement, en quelques secondes, à une rupture et a basculé dans le crime. Pourquoi, comment, qu’est-ce qui s’est cassé, qu’est-ce qui n’a pas fonctionné, qu’est-ce qui a poussé à la transgression ? Toutes ces interrogations sont nécessaires pour refaire le chemin parcouru et pour l’expliquer. Et pour véritable­ment découvrir le personnage, il faut incontestablement un peu de compassion. En tout cas, moi, si je n’en ai pas, je n’ai pas de talent.

Au début de votre carrière, vous étiez une jeune juriste idéaliste qui pensait qu’avec les mots ou l’éloquence, on pou­vait changer le cours des choses. Pour votre premier client, un légionnaire qui avait dérobé 3 kilos de pommes de terre, vous avez fait une belle plaidoirie lit­téraire. Il a été condamné à 6 mois d’emprisonnement par un tribunal militaire : cette dés­illusion vous a donné envie de quitter le barreau. Qu’est-ce qui finalement vous a poussé à ne pas le faire ?

C’était ma première plaidoirie. Et j’étais évidemment effondrée à cause du verdict. J’avais choisi de citer Saint-Exupéry, Péguy, des mots parfaitement absurdes de­vant un tribunal militaire pour qui ce genre de procès devait se régler en cinq minutes. Donc, je me suis dit : au pire je suis responsable de cette condamnation, et au mieux, je n’ai pas su l’aider. J’ai donc voulu quitter le barreau. Ce qui m’a permis de passer par-dessus ce moment dépressif, c’est d’abord, comme je le raconte dans mon livre, cette conversation avec mon patron, qui était quelqu’un de tout à fait exceptionnel, un ancien résistant, un homme intègre, ce qui était rare dans la Tunisie colo­nisée de l’époque. C’est d’abord lui et ce qu’il m’a expliqué qui m’ont fait revenir sur ma décision. Mais c’est aussi, je crois plus que tout, cette volonté qui était en moi de justement continuer à redonner force à cette arme absolue : les mots. J’ai une passion pour convaincre, et dans ma jeunesse, cette passion confinait un peu à la mystique. Le combat contre l’in­justice, je me disais que je ne pouvais le mener que comme cela, avec mes mots, et que ce combat, il fallait continuer de le mener. Il ne faut pas oublier qu’à cet âge-là et après cette plaidoirie, je continuais de subir l’injustice et surtout de la voir subir autour de moi dans la Tunisie des années 50. Donc, le contexte continuait d’exister mais seulement moi, j’avais pris un coup de barre sur la tête. Heureusement, j’ai pu m’en relever, et sauvegarder ainsi mes rêves d’adolescente, être avocate comme je me l’étais promis à l’âge de dix ans.

Dans votre livre Avocate irrespectueuse, paru chez Plon, vous évoquez la torture pendant la guerre d’Algérie. Dans un livre, paru chez Plon, Services Spéciaux, le général Aussaresses avoue comment il a tué et exécuté en Algérie de 1955 à 1957. Vous dont l’histoire professionnelle a rencontré la Grande Histoire, quel jugement portez-vous sur cette époque ?

C’est une époque tout à fait charnière de notre histoire et c’est la raison pour laquelle dans « l’appel des 12 », nous nous entêtons à vouloir que cette défaillance, cette honte, cette systématisation de la torture comme moyen d’enquête et comme moyen de répression, soient reconnues et entrent dans notre histoire car autrement notre histoire serait truquée. Il y a une vérité historique qu’il faut rétablir. Quant à moi, je l’ai vécu, si vous voulez, moi, l’idéaliste amoureuse, passionnée de la France, pays des droits de l’homme, de la Révolution française, de Rousseau, Voltaire, Diderot, des Lumières, des paysages même de la France (au lycée, j’ai eu le premier prix de français en décrivant un Noël de neige en France avec des paysannes en sabots etc., alors que c’était un fantasme qui m’habitait, car de ma vie, je n’avais vu ni la neige ni les sabots) comme un choc terrible. Je me suis posée le dilemme à ce moment-là, d’une manière assez brutale : si c’était ça la France, alors tout ce qu’on m’avait appris dans mon lycée français était mensonger. On m’a endoctrinée, on m’a manipulée. C’est alors que j’ai connu un moment de désarroi très fort. Mes plaidoiries de l’époque étaient d’autant plus acharnées qu’elles défendaient à la fois nos valeurs et qu’elles avaient comme dessein de me défendre moi-même et de faire en sorte que ce que je portais en moi ne se transforme pas en désespoir, en illusions. Il me fallait pour cela surmonter ma désillusion, pour ainsi dire ressusciter, car je me sentais en cendres.

Vous relatez dans votre livre Avocate irrespectueuse, qu’en 1957, le général Aussaresses décide de vous faire enlever et assassiner mais qu’un ami bienveillant, Paul Teitgen, vous sauve in extremis…

Oui ! J’ai appris cela en le lisant ! Paul Teitgen était alors Secrétaire général de la police, préfet de police d’Alger en quelque sorte. A l’époque, je n’avais pas compris le pourquoi de cette expulsion. Je lui en ai beaucoup voulu puisqu’un matin à l’aube, deux inspecteurs de police m’ont dit de faire mes bagages, que j’avais cinq minutes et que j’étais expulsée. J’ai eu beau protester : mais comment, je suis venue avec une autorisation régulière, la voilà ! Une autorisation que l’on m’a donnée à Paris, je me suis entendue répondre : Paris c’est Paris, ici c’est Alger ! Allez dépêchez-vous l’avion va partir. Je l’avoue, sur le moment, j’étais folle de rage. Comment lui, lui qui essayait de lutter contre Massu, de tenir une comptabilité de tous ceux que Massu faisait disparaître, lui qui me disait : Gisèle, il faut résister, il n’y a qu’un devoir comme toujours, voilà qu’il m’expulsait. C’est beaucoup plus tard, lorsque je lui ai demandé : Enfin mais pourquoi ? Je devais plaider ce matin-là ! Il m’a répondu : Non ! Vous deviez mourir ! Il m’a alors expliqué que des indicateurs lui avaient révélé le complot d’assassinat qui se tramait contre moi, orchestré par le général Aussaresses. Or pour lui, la seule manière de me sauver, c’était de m’éloigner d’Alger.

Etre avocate pour vous, c’était une vocation ou une rébellion contre la machine sociale. Vous écrivez « au nom de la loi, contester la loi »…

C’était beaucoup de choses à la fois. C’était à l’origine, je pense, une prise de conscience d’une injustice phénoménale dans le monde. Je trouvais que le monde marchait sur la tête dans la manière qu’il avait de traiter les uns et les autres, les femmes et les hommes, les Arabes et les Français tout-puissants, colonisateurs. Donc, il y avait déjà un sens profond de la révolte contre l’injustice, et la volonté, la passion de vouloir convaincre, de lutter contre cela avec des mots. Et puis, la loi que d’une certaine manière, obscurément, je contestais, dans ces fondements même parce que j’avais des tendances un peu marginales. J’aurai aimé m’abstraire, déserter tout ce système, toute cette légali­té et toutes ces valeurs qu’on disait nécessaires et vivre ma propre vie, en marge. En même temps, cet attachement à la loi me permettait aussi de me sauver moi-même d’une marginalité qui n’aurait proba­blement pas été aussi fructueuse ­pour moi que ce que j’ai fait.

Vous dites « ma vie c’était défen­dre » mais défendre, c’était pour vous aussi d’une certaine façon « accuser la loi », accuser la soc­iété ou le système, l’enfance du criminel…

Oui, bien sûr. C’était aussi mont­rer ce que j’ai dit plus haut : cet énorme déséquilibre entre la loi qui accuse et l’accusé qui veut se défendre, mais toujours dans le cadre de la loi. C’est la quadrature du cercle. Le métier d’avocat est compliqué : c’est pour cela que je revendique la plus extrême liberté car ce n’est pas automatiquement, bêtement le respect de la loi. Ce que font certains magistrats qui se transmuent en machines enregis­treuses. Délit n° 1, on tape sur une touche, cela correspond à la peine n° 1. Or, cette attitude, c’est le contraire du rôle d’avocat. Je veux que la justice ait profondément un rôle culturel, c’est-à-dire qu’elle opère la remise en question, qu’elle suscite un changement profond de tout à la fois, et ce, à travers le par­cours d’un individu qui est de toute manière un révélateur de notre société. Il s’agit de voir en quoi cette transgression est révéla­trice de la société et implique de dysfonctionnements dans la socié­té, y compris dans la loi.

Donc, on peut dire aussi que dé­fendre c’est s’engager et s’oppo­ser ?

Oui ! Il n’y a rien à ajouter à cela !

Toute votre vie, vous vous êtes sentie écartelée entre votre désir de plaider, celui d’élever vos enfants et votre vie de femme. Comment jongle-t-on avec tout cela ?

Entendons-nous bien sur le sens de cet écartèlement ! Pas un instant, dans ma vie, je n’ai songé que je ne devais faire qu’une chose. C’est d’ailleurs, un peu ce qui a rendu ma vie si compliquée. Ma vie, c’étaient les deux vies en une : mener deux choses à la fois. Au moins deux, d’ailleurs ! Je me sentais écartelée parce que je subissais comme vous, comme toutes les femmes, ce conditionne­ment atavique depuis des millénai­res, comme quoi nous sommes les gardiennes du foyer, des mères par excellence. Si nous travaillons à l’extérieur, nous sommes coupa­bles, nous sommes de mauvaises mères, même si nous nous organi­sons. Qu’on le veuille ou pas, ce fond de culpabilité des femmes quand elles ne sont pas 24 heures sur 24 au foyer est quelque chose qui malheureusement existe et survit à tous les efforts d’intelligen­ce et de lucidité. Donc, c’est pour cela que j’ai été très souvent dans ma vie déchirée, d’autant que ma vie n’a pas été un long fleuve tran­quille du point de vue profession­nel puisque j’ai été arrêtée à Alger par des paras putschistes (1958), que je devais être fusillée, que mes enfants étaient seuls, qu’ils avaient 5 et 3 ans. Tout cela a fait ce bouillonnement qui, quelquefois, me donnait un peu le vertige, il faut bien le dire.

Vous n’avez jamais fait partie d’aucun réseau politique, ma­çonnique, ni profité d’aucun soutien. Tout ce que vous avez conquis, vous vous le devez. D’autant plus que vous étiez une femme. Avez-vous aujourd’hui, un sentiment d’accomplissement ?

Le temps a passé, et aujourd’hui, j’ai le sentiment de m’être appro­priée véritablement ma liberté. A l’origine, la lutte était pour cet accomplissement, pour se l’appro­prier. A présent, de ce point de vue-là, je trouve que je n’ai pas fait de concessions, je n’ai jamais adhéré à un parti, même s’il faut savoir que je suis fondamentale­ment de gauche. Cela dit, person­ne ne me soutient. Ce livre, par exemple, a suscité des réactions très diverses. Il a emballé les jeu­nes avocats, les syndicats d’avo­cats, les avocats qui réfléchissent à ce dilemme « toute la loi », mais jusqu’à quand, contre qui, com­ment, etc. On m’a ainsi invitée au prestigieux concours des jeunes stagiaires pour que je puisse expli­quer la nécessité de l’irrespect. Quant à la profession elle-même, elle ne l’a pas reçu de la même façon. J’ai eu un rappel à l’ordre du Bâtonnier. Il n’empêche : ce que je dis dans ce livre est historique­ment exact et les archives de l’Or­dre sont là pour le démontrer. Mais la profession est corporative et préfère le silence.

Dès le début de votre carrière, vous avez tenu à la féminisation du mot avocate. Vous avez été rappelé à l’ordre par le Conseil de l’Ordre. En quoi le « e » était-il un choix, une conquête ?

D’abord, je rappelle et c’est en cela que la défense du Conseil de l’Or­dre était absurde, que la première avocate qui a son buste au palais de justice Maria Verone, était pré­sentée comme une avocate, déjà à l’époque, en 1898, ainsi qu’il l’est écrit sur le marbre. Pourquoi c’est une bataille ? En tout cas, c’est une bataille que la profession menait contre les femmes. Etre avocate, ce n’est pas s’agréger à la masse d’avocats, sans spécificité, sans distinction. Avocate, ce n’est pas seulement une femme dans le métier, c’est une femme qui parce qu’elle est femme fait le métier autrement. Qui cumule ses vies. Du côté du Conseil de l’Ordre, c’était une bataille qui rejoint d’ail­leurs toutes les batailles contre la féminisation des titres quand les titres sont d’un niveau supérieur par exemple à celui de directrice d’école maternelle. On accepte mal le vocable de directrice de cabinet. C’est une conquête et il faut croire que les hommes ne sou­haitent pas que ces conquêtes soient marquées concrètement par le langage. Or, je prétends que le langage n’est jamais innocent et que la féminisation des titres accompagne ces conquêtes en leur donnant la place dans l’histoire et en faisant en sorte que ces conquêtes ne se fondent pas, ne s’uniformisent pas avec les métiers qui, jusque-là, étaient le territoire hégémonique des hommes.

Vous êtes aussi une avocate affective. Il y a une véritable empathie, voire une affection qui vous lie à vos clients. Par exemple, dans le cas de Maria, cette jeune femme battue par son mari, que vous soutenez moralement et affectivement, et qui le jour de son divorce, fut abattue par son époux, devant vous, son avocate, en plein tribunal…

Maria, c’est la tragédie de mes années de jeune avocate…

Avez-vous porté cette culpabilité, vous qui lui aviez dit que les maris violents menacent toujours de tuer leur femme sans jamais le faire, lorsqu’elles cherchent à les quitter…

Oui. La preuve, c’est que j’ai bétonné cette histoire, que je ne l’ai jamais racontée, que je ne l’ai pas consignée dans mon journal habituel. Je l’ai refoulée parce que je crois que pour moi, l’enterrer dans l’oubli c’était une condition de survie. Je me sentais tellement responsable. Et puis, elle a resurgi. Quant à l’affectivité envers mes clients, il est vrai qu’au départ, il y a cette compassion. Ce qui explique d’ailleurs que je ne pourrais jamais défendre un tortionnaire ou un violeur, parce que là je ne peux pas entrer dans son système. Bien sûr, je veux qu’il soit défendu mais moi je ne m’en sens pas capable. Donc, il y a cette dose d’empathie, il faut que je partage un peu, que j’essaye de voir, de comprendre mais de l’intérieur du personnage et non pas du haut des lois répressives. Parce que là, je ne pourrais pas plaider, je ne serai pas bonne.

Par votre engagement et vos actions judiciaires, vous avez participé à l’avancée sociale : réformes telles que l’abolition de la peine de mort, les droits des femmes et vous avez demandé des peines plus sévères pour le viol. Selon vous, les progrès du droit peuvent-ils être attribués à la seule parole ?

Je crois qu’il y a une série de facteurs qui interviennent. Mais la parole en tant qu’elle a transformé des procès de faits divers en faits « politiques » c’est- à-dire qu’on s’adressait non pas au juge pour demander pardon mais, au contraire comme dans le procès de Bobigny, parler au-dessus de la tête du juges, à l’opinion publique, à la société, incontestablement a une grande part, mais en même temps, il y a une dialectique. C’est qu’une fois qu’il y a eu des relais qui ont été pris par l’opinion publique, le troisième relais qui a été la loi, a changé. Pour ce qui concerne la plaidoirie, je crois effectivement que c’est par cette force du mot, par cette arme, par la force de conviction aussi que l’on peut transformer des procès en en faisant de grands procès, de grands moments culturels. Je dis toujours, ne faisons pas des procès expiations mais des procès explications. Ce sont ces procès explications qui sont les leviers du changement de la culture.

L’irrespect des lois politiques, des ordres moraux, de la bienséance consensuelle, vous a valu aussi, une fois, le respect. Au procès du Congo…

C’est un drôle de moment. Il parait que cela va faire un film ! D’ailleurs, tous les ingrédients y sont : le côté exotique, ce fleuve, moi en train de hurler au téléphone dans ce café bondé avec au bout du fil le Président de la République. Au reste, c’est la première fois que je me suis sentie très malheureuse, car au départ je voulais sauver ces gens, je les aimais suffisamment pour les sauver. Et en même temps pour la première fois, ce qu’on appelle le transfert de l’accusé sur son avocat ne se faisait pas ou se faisait mal. Je me sentais prise avec des pincettes, pas assez révolutionnaire, bourgeoise comme ils ont dit. J’ai eu cette difficulté là mais je dois dire qu’en la surmontant, convaincue que j’étais de vouloir les sauver, j’ai été payée par un jugement absolument unique dans les annales judiciaires. Ainsi la cour révolutionnaire de Brazzaville, à 2 heures du matin, après trois jours de débats, a déclaré : « Compte tenu que ces séditieux, ces quatre Français coopérants avaient reconnu leur faute et qu’ils étaient défendus par Gisèle Halimi, avocate tiers-mondiste, avocate de Djamila Boupacha et de Mehdi Ben Barka, amie du peuple congolais, nous les lui remettons… » Avouez que c’est amusant ! Je me suis retrouvée à 2 heures du matin avec les quatre Français qui ne sont même pas rentrés à la prison ni rien. Ils étaient en short et en chemisettes. Et à l’aube, nous avons pris l’avion pour Paris. Voilà que mon irrespect, celui-là même dont j’avais largement usé pour défendre les gens auxquelles la cour faisait allusion, Djamila Boupacha, Ben Barka, cet irrespect qui me permettait de lutter contre la répression à notre égard en Algérie, contre la bien-pensance; cet irrespect donc, tout à coup, me valait un respect inattendu ! Au fond, j’ai peut-être sauvé les vies de ces quatre Français non pas parce que j’ai démontré quelque chose, mais tout simplement, parce que c’était moi, leur avocate, qui étais là ! Extraordinaire, non ?

Propos recueillis par Isabelle Gaudé

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