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Michel Henry, pour une phénoménologie de la vie

Le philosophe Michel Henry

Il y a 101 ans naissait Michel Henry, sans doute le plus grand philosophe français de la seconde moitié du XXe siècle. Ses travaux originaux et d’une importance extrême s’attachent à montrer qu’il existe un dualisme phénoménologique de l’apparaître, tantôt l’apparaître dans le « hors de soi du monde », ou bien l’apparaître dans l’immédiation impressionnelle et pathétique de la vie. Ainsi comment la vie se révèle-t-elle à elle même ? Par une auto-révélation où je perçois ma réalité de l’intérieur par exemple dans la faim ou la souffrance, le désir ou la colère; ou comment la vie en se souffrant elle-même jouit d’elle-même. La quasi-totalité des écrits de Michel Henry oeuvre ainsi à définir la subjectivité comme une subjectivité concrète et individuelle, charnelle et affective et à approfondir une méditation sur la Vie. Durant plus d’un demi-siècle, Michel Henry a poursuivi ses recherches sur le phénomène du corps et de la chair, à la croisée des chemins du christianisme, et a renouvelé ainsi les perspectives de la réflexion phénoménologique en explorant les voies inédites d’un invisible de principe.

Nous avons eu la chance d’interviewer Michel Henry en 2001, un an avant son décès. En hommage à cet immense phénoménologue, nous avons eu envie de retranscrire l’entretien qu’il nous avait accordé, entretien paru initialement dans Le Journal des Grandes Ecoles en juillet 2001

Michel Henry, quel est l’objet d’étude d’un phénoménologue ?

Le phénoménologue ne cherche pas étudier des phénomènes spécifiques comme les phénomènes biologiques, historiques, juridiques, mais dans chaque phénomène il cherche en quoi il est un phénomène, ce qui fait qu’un phénomène est un phénomène. C’est donc une question générale qui se pose à tous les phénomènes et que l’on peut en quelque sorte isoler en disant que la phénoménologie n’étudie pas des phénomènes particuliers mais qu’elle recherche l’essence du phénomène, c’est-à-dire ce qui lui permet d’apparaître, ou pour trouver des termes équivalents, son apparaître pur, sa manifestation en tant que telle, sa révélation.

Peut-on vous définir comme un anti-marxiste ?

Après la guerre, au moment de l’effondrement des régimes fascistes et du triomphe du communisme, il y a eu en France une vague de marxisme extrêmement considérable et qui a très largement déterminé la pensée française durant plusieurs décennies. Ce marxisme là m’a toujours hérissé parce qu’il se présentait comme un catéchisme mais aussi parce qu’il affirmait le contraire de ce que je pensais. Il énonçait en effet qu’il y a une prééminence des structures objectives sur les individus, sur la vie qui revêt toujours une forme individuelle, et que Marx appelle très clairement les individus vivants. Lorsque j’ai, par hasard, travaillé sur Marx pour répondre à la demande des étudiants , je me suis aperçu que Marx était un penseur d’une toute autre sorte. J’ai été amené alors à faire une distinction catégorique, qui d’ailleurs n’a pas plu à tout le monde, entre Marx et le marxisme. Marx soutenant au contraire, ce me semble, le principe de la vie qui définit la vie par l’action, ce qu’il appelle la praxis (cette action est toujours pour lui une action individuelle, subjective et vivante.) Or l’un des modes fondamentaux de cette action, c’est le travail. Par conséquent Marx avance une théorie de l’économie dans la mesure où le travail des individus est malgré tout au fond de l’économie. Et ceci est absolument révolutionnaire, non au sens des marxistes, mais en ce sens que pour lui, l’économie consiste à créer des objets universels – l’argent, les valeurs qu’on appelait d’usage ou d’échange au siècle dernier – qui sont des objets scientifiques, objectifs, mais ces objets sont totalement inadéquats par rapport à la réalité qu’ils prétendent traduire, réalité qui est cette vie individuelle, secrète, inquantifiable, inqualifiable. C’est donc cela qui est extraordinaire chez Marx. Il y a toute une problématique de l’économie qui se révèle d’une originalité totale mais qui est encore aujourd’hui mal comprise. Celle-ci consiste à expliquer comment à partir de cette réalité que nous sommes – réalité irremplaçable, unique, propre à chacun – on peut et il faut créer des systèmes d’équivalence qui permettent l’échange des produits. C’est donc dans le principe même de l’économie qu’il y a une substitution qui constitue aux yeux de Marx une véritable dénaturation, voire une aliénation.

Vous êtes l’auteur d’un essai courageux et pourrait-on dire visionnaire qui a fait beaucoup parler de lui, tant par les critiques que par les éloges qu’il a reçus. Cet essai c’est La Barbarie

Oui, la barbarie est l’élimination de la vie ou, comme il est impossible d’éliminer totalement celle-ci sans aboutir au suicide collectif de l’humanité, c’est sa mise au second rang. La vie avait toujours été le principe organisateur de la société. C’est en fonction de ses besoins que la production était orientée. C’est à partir des pouvoirs subjectifs de son corps que le dispositif des outils qui définissent la technique était construit. C’est ainsi qu’un marteau, une massue dépendaient dans leur forme et dans leur poids de la force des individus qui auraient à les manier. L’instrument, disait encore Marx au milieu du XIXe siècle, est le prolongement du corps. Aujourd’hui ce qui dirige le monde c’est une technique entièrement nouvelle qui repose sur la connaissance objective de la nature, connaissance géométrico-mathématique inventée par Galilée et Descartes ai début du XVIIe siècle. C’est donc un savoir qui ne s’occupe que de l’univers matériel et qui ignore l’individu subjectif et vivant, c’est la technique issue directement de ce savoir, qui sont devenus le principe directeur de la modernité. Mon propos n’est pas de critiquer la science mais de dire que l’on ne peut construire le monde des humains en faisant abstraction de leur réalité profonde. De plus, si l’on occulte la vie, on sape les fondements de la culture qui n’est que l’expression et la réalisation de ses potentialités fondamentales : l’art étant l’accomplissement de sa sensibilité, l’éthique de son agir, la religion de ses préoccupations spirituelles. La mise à l’écart de la vie dans la modernité nous place ainsi devant ce paradoxe que dénonce La Barbarie : un développement hyperbolique du savoir et de la technique matériels allant de pair avec le reflux ou l’effondrement de la culture sous toutes ses formes.

Votre pensée est-elle une pensée de l’intériorité ?

Tout à fait. Parce que pour revenir à la question phénoménologique de principe, il ne s’agit pas seulement de dire que cette question est celle de l’apparaître des phénomènes, il faut dire en quoi consiste cet apparaître. Or, depuis la Grèce et dans toute la tradition occidentale, à part quelques penseurs d’exception, il y a une conception dominante de l’apparaître qui est d’ailleurs celle du sens commun : c’est l’apparaître du monde.

C’est-à-dire l’extériorité ?

Oui. Car le monde, c’est très exactement l’extériorité. Dans les grands textes de Heidegger, le monde c’est le hors de soi. Chez Husserl, la définition de la phénoménalité pure de l’apparaître se fait par l’intentionnalité qui est un mouvement par lequel la conscience se jette au-dehors et c’est précisément en tant qu’elle se jette au-dehors qu’elle fait voir ce qu’elle peut voir. La conscience est toujours conscience de quelque chose, au sens de quelque chose de visible. Ce qu’a fait Husserl, et c’est un immense travail, c’est d’étendre ce domaine du visible qui n’est plus réduit aux objets de la sensibilité, de l’expérience perceptive, et de montrer qu’il y a des objets ou des objectivités purement idéales comme les objectivités mathématiques , géométriques ou logiques. Mais Husserl, bien qu’il ait été obsédé par le problème de la vie qu’il appelle à juste titre  » transcendantale » (c’est-à-dire non biologique) a été incapable de reconnaître son mode de révélation propre. Il a abandonné à l’ « anonymat ».

Donc c’est l’invisible de la vie qui vous intéresse…

Elle constitue l’essence de ma recherche. Car à partir du moment où j’ai reconnu la validité absolue du travail des phénoménologues, pour tout ce qui concerne la conscience intentionnelle, la connaissance de la science – ce qui n’est pas rien puisque ce sont d’immenses domaines qui font à chaque fois l’objet d’une élucidation tout à fait remarquable – il reste un autre domaine qui est en quelque sorte beaucoup plus proche de nous puisque c’est nous-mêmes. C’est ce domaine qui se situe toujours en deçà du visible que j’ai tenté d’explorer. Or ce domaine pose de très lourds problèmes de méthodes, puisque d’ordinaire on travaille toujours avec la pensée qui voit. Si la vie invisible se dérobe aux prises de la pensée, comment pourrions-nous entrer en rapport avec elle, en parler de quelque manière que ce soit ? En effet comment peut-on avoir accès à cette réalité qui se dérobe à tout voir ? Ma réponse consiste à dire que ce n’est pas par la pensée que nous avons accès à notre vie. C’est notre vie elle-même qui parvient originairement en soi et elle le fait en s’éprouvant soi-même dans une affectivité primordiale, que j’appelle aussi un pathos, et qui constitue en effet comme la substance et la trame phénoménologique de notre vie. C’est la raison pour laquelle toutes les modalités de notre vie, depuis les impressions les plus simples de plaisir et de douleur jusqu’aux sentiments profonds d’angoisse, d’ennui, de satisfaction, de bonheur ou de désespoir sont des modalités affectives. Bien qu’invisibles, celles-ci n’en sont pas moins éprouvées par nous dans une certitude immédiate qui est leur propre pathos. Habituellement, on a tendance à dire que ce qui ne se voit pas n’existe pas, ceci est absurde au sens logique du terme puisque c’est ce que nous sommes. Par exemple, comment celui qui souffre pourrait-il bien nier sa souffrance qui précisément ne se donne jamais à lui dans l’extériorité, comme quelque chose qui est hors de lui, car à ce moment là il pourrait s’agir de la souffrance d’un autre, d’une souffrance représentée et dans ce cas-là nous ne souffririons pas nous-mêmes. Par conséquent, pour tout ce qui importe, pour tout ce qui est originairement nous-mêmes, il faut en effet reconnaître un autre mode de révélation, lequel relève de la donation immédiate. En effet, ce qui est premier c’est l’épreuve intérieure de mes impressions, de ma souffrance, de mon désir, de ma colère, cette impression affective pure qui fait le tissu de ma chair.

Avez-vous rencontré dans votre cheminement philosophique un penseur qui vous ait été d’une quelconque aide ?

Oui, Maine de Biran. La seule aide véritable que j’ai reçue c’est celle de Maine de Biran dans la mesure où dans mon effort pour montrer que la subjectivité était une subjectivité concrète , individuelle, et au fond charnelle et affective; une lecture, celle de Maine de Biran, m’a fait pressentir et découvrir ce que j’ai appelé ensuite le dualisme phénoménologique, c’es-à-dire le fait que l’apparaître est double. C’est tantôt l’apparaitre dans le hors soi du monde, ou bien c’est l’apparaître dans l’immédiation impressionnelle et pathétique de la vie. Ce sont deux apparaître hétérogènes. Or, en étudiant le phénomène du corps chez Maine de Biran, je découvrais, ce qui a été vraiment la révélation philosophique de mon trajet, que Maine de Biran en approfondissant le cogito de Descartes avait affirmé que ce cogito était un « je peux » et que ce « je peux » c’était mon corps subjectif. Ce corps-sujet qui est à l’origine de toute expérience. Ainsi, le corps est un phénomène crucial puisque c’est à partir de lui que l’on peut faire le constat et la preuve qu’une réalité est susceptible de m’être donnée de deux façons totalement différentes. A savoir que mon propre corps m’est donné de l’extérieur, que nous pouvons nous voir dans la glace et voir même directement des parties de notre corps, mais aussi donné de l’intérieur, par exemple dans l’effort que je fais de tous les domaines de mon activité, et cet effort est quelque chose d’absolument subjectif et affectif, c’est une peine, ou bien cela peut-être un bonheur, il y a des efforts heureux, et cela c’est une expérience irréfutable. Et c’est à ce corps subjectif individuel, radicalement donné dans son pathos que j’ai attribué plus tard le nom de chair.

Peut-on considérer que vous êtes un penseur chrétien ?

C’est une question importante. Précisons toutefois que j’ai commencé à travailler au milieu du siècle dernier non à partir du christianisme, mais de la phénoménologie. A ce moment la philosophie classique qu’on m’enseignait – c’était une sorte de néokantisme – qui ne me satisfaisait pas a cédé la place à la phénoménologie qui faisait une entrée en force en France avec des penseurs comme Sartre, Merleau-Ponty, penseurs derrière lesquels il y en avait d’autres, plus fondamentaux à nos yeux déjà et qui s’appelaient Husserl, Heidegger, Scheler, donc les grands phénoménologues allemands. Ce sont eux qui m’ont permis de préciser cette problématique qui s’interroge non pas sur les phénomènes mais sur le comment de leur donation, sur la façon dont ils se montrent à nous. Il se trouve seulement qu’à cette phénoménologie qui s’en tenait unilatéralement à l’apparaître du monde, j’ai ajouté la découverte d’un mode de révélation plus originaire, propre à la vie. Plus tard, j’ai fait travailler cette phénoménologie de la vie sur le christianisme. Je voulais écrire un livre sur l’intersubjectivité. Ce problème est d’une difficulté terrible. Et je me disais pourquoi avec ces présupposés, non plus ceux du  » hors de soi » mais ceux du pathos invisible, ne pourrait-on pas faire des avancées dans ce domaine qui, il faut bien le reconnaître, fut un échec pour toutes les pensées philosophiques sérieuses ( et bien que l’intersubjectivité serve de base à la sociologie, à toutes les théories de l’interactivité et de la rationalité interactive.) Car le phénomène qui est présupposé partout, c’est l’intersubjectivité mais celui-ci n’est jamais résolu. Je voulais écrire ce livre et puis je me suis souvenu des textes de Paul sur le corps mystique. J’ai ensuite relu tous les textes du Nouveau Testament et j’ai eu cette idée qu’au fond, sans vouloir en aucune façon réduire le christianisme à une philosophie, celui-ci contenait des présupposés philosophiques, et même des thèses philosophiques qui sont ceux d’une phénoménologie de la vie. J’ai donc risqué une lecture philosophique du christianisme à partir de la phénoménologie, mais une lecture qui au lieu de le prendre de haut, y reconnaissait en quelque sorte la vérité. Puisque dans le christianisme, de façon explicite dans les premiers versets de l’Evangile de jean, il est dit que Dieu est Vie. J’ai intitulé mon essai C’est moi la vérité. Cette parole du Christ est révolutionnaire. En effet, la vérité pour les scientifiques est impersonnelle. Et voici que quelqu’un s’autorise à dire que la vérité c’est lui, cela semble déconcertant. Ce fut donc mon premier livre sur le christianisme. Ensuite travaillant sur la chair, j’ai repris le prologue de l’Evangile de Jean où l’incarnation joue un rôle essentiel avec des phrases telles que « Et le Verbe s’est fait chair ». J’ai alors interprété à la lumière de mes thèses le phénomène de l’incarnation.

Votre dernier ouvrage Incarnation a pour sous-titre une philosophie de la chair. Qu’entendez-vous au juste pour cette notion de chair ?

Justement, dans cette notion de chair, j’ai repris mon premier livre personnel écrit avec l’aide de Maine de Biran c’est-à-dire la conception d’une subjectivité concrète qui était corporelle. Mais qui ne pouvait être dite corporelle que si l’on disposait d’une théorie entièrement nouvelle du corps qui était celle d’un corps subjectif radicalement immanent (et non la conception traditionnelle du corps qui le réduit à un objet, y compris le corps humain.) D’où des problèmes insolubles que l’on retrouve chez Descartes et dans toute la pensée moderne : par exemple comment l’âme peut elle agir sur le corps ? Or Maine de Biran comprenait pour la première fois que le « je peux » n’agit pas sur le corps extérieur mais qu’il déploie un « corps organique » lui-même vécu intérieurement comme qui cède à l’effort de ce « je peux » et n’est rien d’autre que ce qui lui résiste. Survient le moment où cette résistance, toujours vécue intérieurement dans cet effort, ne lui cède plus. Le « Je peux » fait alors l’épreuve dans l’invisible de sa nuit, du corps réel de l’univers, lui-même invisible. Il se trouve seulement que, en raison du dualisme de l’apparaître, l’ensemble de ce processus n’est pas seulement vécu dans l’invisible de notre chair en laquelle s’accomplit l’effort, mais se donne aussi de l’extérieur dans le monde. Et cela n’est pas vrai seulement du corps réel de l’univers qui se montre à nous sous l’aspect d’un corps sensible qu’on peut voir et toucher. Le « Je peux » charnel subjectif s’apparaît aussi à lui-même de l’extérieur comme un corps extérieur parmi les autres, comme un « individu empirique » identifié à ce corps qui se distingue par sa capacité elle-même objective de toucher les autres et de se toucher lui-même, de se mouvoir etc. C’est ainsi que le mouvement subjectif et pathétique du « Je peux » originaire est escamoté au profit de phénomènes purement objectifs où notre vie s’est perdue. C’est ainsi que s’étend partout le règne du visible qui a tout repris en lui.

L’une de vos distinctions fondamentales est précisément celle du visible et de l’invisible. Quel sens nouveau donnez-vous à cette opposition classique ?

Invisible, selon la signification nouvelle que je lui donne et qu’il revêt je crois dans le christianisme et chez tous les penseurs proches du christianisme comme par exemple Maître Eckhart, concerne la vie qui n’est jamais visible. C’est la vie dont des manifestations extérieures ne cessent de se présenter dans le monde selon la loi de la duplicité de l’apparaître mais qui en elle-même est toujours invisible. Cet invisible n’est pas une présupposition métaphysique puisque c’est un pathos qui s’atteste lui-même donc plus fortement que n’importe quoi d’autre. En effet rien n’est moins contestable que la tristesse. Dans les Passions de l’âme, Descartes dit explicitement que si l’on suppose que le monde n’existe plus, ce qui est le sens de l’hypothèse du doute et du rêve, et si dans ce rêve, j’éprouve une tristesse, alors qu’il n’y a plus rien, cette tristesse existe telle qu’elle s’éprouve. Et la référence ultime de cela, ce n’est pas mon discours qui énonce que j’éprouve une tristesse, c’est ma vie. C’est ma vie qui atteste de la vérité du discours sur elle. La vie s’est donnée à elle-même originairement et à partir de cette donation première, elle peut se la représenter.

Il n’y a pas d’antériorité à tout cela ?

L’antériorité c’est l’auto-donation de la vie. Il y a un primat, il y a un préalable et c’est cette auto-donation qui est une auto-attestation radicale qui fonde la vérité seconde de tout ce que je pourrais dire sur moi, et aussi qui fonde la véracité de mon discours sur le monde dans la mesure ou l’intentionnalité elle-même est auto-donnée à elle-même dans l’invisible avant de faire voir dans le hors de soi.

Ce qu’éprouve le sujet incarné et que la philosophie traditionnellement appelle conscience, vous l’appelez vie. Quel est pour vous le sens de ce terme très surdéterminé ?

Effectivement, le mot vie ne doit pas être entendu au sens traditionnel. Lorsque par exemple les grecs parlent de biologie, du bios, ils parlent dans Le Monde d’une certaine catégorie d’étants (être là), pour reprendre le terme de Heidegger. Parmi les étants, certains sont inertes, d’autres sont vivants comme les abeilles, et il y a ce vivant que je suis et qui est le Dasein (être au monde.) Dans le sens traditionnel du mot, la vie est considérée comme une sorte d’étant dans le monde. La biologie étudie le vivant. L’inerte n’a pas de monde, l’animal est pauvre en monde, et moi, l’être humain, je suis au monde, c’est-à-dire que je suis éclairé par la lumière de l’extériorité. Pour ma part, je donne un sens absolument nouveau à vie, puisqu’elle n’est plus un étant dans le monde, mais se réfère à l’apparaître lui-même. Dès lors nous ne sommes plus sur le plan des phénomènes mais sur le plan de la phénoménalité pure. Dans ce domaine de l’apparaître pur qui est le thème propre de la phénoménologie, elle désigne un autre apparaître que l’apparaître du monde, l’auto-apparaître de cet apparaître, une auto-révélation, dont la matière est le pathos et qui s’éprouve dans chacune de ses modalités. Par exemple, que me donne la souffrance : la souffrance. Et comment me la donne-t-elle : par son affectivité.

Votre dernier essai marque un net rattachement à la vérité chrétienne et participe de ce que l’on a nommé le « tournant théologique » de la phénoménologie. Est-ce un témoignage du « retour du religieux » dont parlait Malraux ?

Probablement, bien que je n’aie évidemment pas à prendre position d’aussi haut sur la situation de mon oeuvre dans le courant de la pensée actuelle. Cela dit, ce que je crois c’est qu’il est absolument impossible d’exclure la vie et si la religion se rapporte à la vie, alors en effet on peut penser qu’un monde sans religion est un monde impossible. Comment, pourquoi la religion se rattache-t-elle à la vie ? Il faut ici, me semble-t-il, faire intervenir une distinction essentielle entre une vie finie et une vie infinie ou absolue. Ce qui caractérise la première, c’est qu’elle n’a pas le pouvoir de s’apporter elle-même dans sa propre vie, de se donner à elle-même la vie. De même, si je considère le moi qui appartient à cette vie, c’est lui-même un moi fini. Ainsi moi, je suis moi-même, je suis ce moi que je suis, à la différence de tout autre; mais ce n’est pas moi qui me suis apporté dans ce moi qui est le mien. Je n’ai jamais choisi d’être ce moi-là, et cela parce que je n’ai jamais eu ce pouvoir de me donner à moi-même, de me donner à moi-même la vie. Je ne suis donné à moi-même que dans l’auto-donation d’une vie absolue, qui dispose, elle, de ce pouvoir extraordinaire de s’engendrer soi-même éternellement.

Cette vie absolue, c’est celle de Dieu ?

Oui, car seule une vie qui a le pouvoir de se donner la vie à elle-même, peut donner la vie à tous les vivants. Un chemin conduit de la vie à la religion parce que tout vivant est un vivant dans la vie mais dans une vie qu’il ne s’est pas donnée à lui-même. La finitude n’est pas une détermination objective, c’est l’épreuve intérieure et pathétique d’une passivité de tout vivant à l’égard de cette vie qui le traverse et fuse en lui indépendamment de son pouvoir et de son vouloir quelle que soit l’interprétation qu’on en propose, cette passivité de ma propre vie à l’égard d’elle-même demeure incontestable.

Vous êtes non seulement philosophe mais aussi romancier avec des titres comme Le Jeune Officier, L’Amour les yeux fermés, qui a obtenu le prix Renaudot, Le Fils du Roi. S’agit-il là d’une écriture en marge de votre travail de philosophe ou au contraire d’une démarche qui s’intègre à l’exposé de votre pensée ?

Ce n’est pas en marge, c’est une démarche dont j’ai ressenti la nécessité au moment où j’ai souffert d’une difficulté qui affecte toute discipline de recherche, qui est sa technicité. Dans tous les domaines et au fur et à mesure qu’une recherche se développe, elle développe du même coup des méthodologies, des terminologies qui lui sont propres et s’isole du grand public. Aujourd’hui, le savoir est, comme on le dit, un savoir en miettes. J’ai donc tenté d’exprimer autrement les convictions relatives à la vie qui étaient les miennes. Dans mes romans, j’ai pensé que cette réalité profonde que je voulais dire et dont il me semblait que la philosophie classique passait assez largement à côté, pouvait être formulée non plus sur le plan du concept mais sur celui de l’imaginaire. Bien sûr la difficulté était double et j’en étais conscient dès le début : si l’on est un écrivain il faut ne faire que cela, parce que l’on apprend à écrire de l’imaginaire comme on apprend à être philosophe et qu’une seule vie ne permet pas de mener à bien les deux tâches. J’ai donc eu conscience de cette impossibilité de tout embrasser pour des raisons pratiques aussi : quand je suis entré au CNRS très jeune, avant même d’enseigner, j’avais déjà écrit un récit Le Jeune Officier, mais il fallait bien choisir et puisque j’étais payé en tant que philosophe et que je ne pouvais pas mener de front la littérature et la philosophie, j’ai opté pour la philosophie. Plus tard je suis revenu au roman comme à un amour refoulé, et lorsque j’ai disposé d’un peu de loisir, j’ai écrit L’Amour, les yeux fermés. A l’arrière-plan de ce roman il y a un regard jeté sur les civilisations du passé dont le développement se heurte à une aporie. Comment expliquer qu’après une période de croissance en laquelle la vie se porte à des degrés de puissance toujours plus hauts, et cela dans tous les domaines de la production des biens matériels et de la création spirituelle – esthétique, éthique, ou religieuse – cette vie connaisse le déclin et la mort. En l’absence de facteurs externes, cette destruction ne peut venir que d’elle-même. Ce sont ces phénomènes d’auto-destruction qui m’avaient fasciné, d’autant que si le roman les projette dans le passé, nous les avons en réalité sous les yeux.

Propos recueillis par Isabelle Gaudé (pour le Journal des Grandes Ecoles, juillet 2001)

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