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« Le paradis, c’est les autres »

Dans une société narcissique où la passion de soi s’est substituée à la passion de l’autre, où chacun s’emploie en permanence à s’auto-séduire, à s’autocélébrer en multipliant les selfies, où le culte du moi, le désir de soi a balayé le désir de l’autre, existe-t-il une crise de la rencontre ? Dans un prodigieux ballet, poignant, déchirant, qui laisse le spectateur ému comme jamais, le merveilleux chorégraphe Julien Lestel, au sommet de son art, refuse ce constat et se lance dans le plus bel éloge qui soit de l’amour. Dans sa toute dernière création Rencontres, produite par la brillante Alexandra Cardinale, il tord le cou à ce nouveau sentiment postmoderne d’autosuffisance qui ne laisse aucune place au manque, aucune place au don de soi et nous redonne le goût de l’autre. Non seulement la rencontre est possible, mais elle est nécessaire car elle nous rend profondément vivant, elle transfigure et vivifie nos vies. Elle nous sauve de l’asphyxie d’être soi pour mieux respirer à deux. Elle déploie cette énergie vitale, régénérante, cet Eros que rien n’anéantira, pas même Thanatos. Elle est « ce qu’il y a de plus réel dans le réel » comme l’écrivait Jacques Bourbon Busset. La réalité de l’autre me plaçant face à ma propre réalité. Comme un cogito cartésien qui se conjuguerait sur le mode de l’altérité. « Tu existes, donc je suis. »

Sur la scène de la salle Pleyel, devant un parterre de spectateurs envoûtés, Julien Lestel relève un autre défi : nous donner à voir l’éternité dans un instant. On reste soufflé par ce miracle. Assister à ce moment suspendu, cette grâce inexplicable, ce bouleversement qui survient quand deux êtres se rencontrent. Tout commence par un choc. Celui de deux individualités, de deux mondes qui se percutent de plein fouet. Soudain, un danseur se fige devant un autre. Chacun retient son souffle. C’est l’arrêt devant l’être et c’est le commencement du regard, de la beauté. Le désir s’invite. Une force les pousse l’un vers l’autre. Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre. Les êtres s’attirent, se déchirent, s’enlacent. Tant de passion, tant de fièvre, tant de ferveur. Mais les couples se font et se défont, les passions passent. C’est la valse aux adieux. L’abandon pour l’un, la liberté pour l’autre. Le coeur étreint, le coeur éteint, la chair triste, le danseur voit s’éloigner son amour. Commence alors le désespoir. « Amour, divine flamme; amour, triste fumée » déplorait Paul-Jean Toulet. Tantôt une jeune beauté s’élance vers une autre, l’ondine ondule délicatement. Les corps se cherchent. Troublé par cette attirance, aimanté, le couple s’enflamme. L’incendie commence. Tantôt c’est un duo d’amoureux, peau contre peau (« la peau c’est ce qu’il y a de plus profond dans l’homme » soulignait Valéry) saisis par la tendresse, envahis par cette quiétude heureuse du partage. Dans Rencontres, Julien Lestel a rêvé toutes les formes d’amour possible, comme l’avait fait avant lui, Tolstoï, dans Anna Karénine (la passion, l’amour adultère, l’amour marital etc.). Il les a conjuguées à tous les sexes, à tous les chiffres, du duo au quatuor, en passant par le trio (à la Jules et Jim) dans une valse à deux temps, à trois temps, à quatre temps.

Dans cette oeuvre éminemment vivante, où la beauté se dispute à la grâce, le grand chorégraphe, doté d’une belle affectivité, nous offre l’harmonie et le bonheur ici et maintenant. Il signe le triomphe du sentiment. Il nous rappelle l’urgence à vivre, à vivre pleinement, à rechercher la présence de l’autre (« l’autre comme source de poésie permanente » disait Edgar Morin), les sentiments vrais, au risque sinon de passer à côté de notre vie. Il murmure à nos coeurs desséchés, trop repliés sur eux-mêmes, le joli mot de Pina Bausch « La chose la pire, c’est de ne rien ressentir. » Sans dissocier le désir de l’amour, Julien Lestel nous parle du chant du corps et du chant de l’âme. Paradisiaque.

Isabelle Gaudé

Le chorégraphe Julien Lestel
La danseuse et productrice Alexandra Cardinale

Rencontres Ballet Julien Lestel

La tournée continue :

10 FEVRIER 2024 : BORDEAUX Casino Barrière

17 MARS 2024 : LE TOUQUET-PARIS-PLAGE Palais des Congrès

28 AVRIL 2024 : TOULOUSE Casino Barrière

le-sens-critique

2 commentaires

  1. Œuvre magnifique. Une douceur dans un monde trop violent… ce monde trop actif… c’était un moment de poésie. Merveilleux.

  2. Un instant de poésie,de douceur;de sensualité et de retenue. Des artistes merveilleux. ! Un grand bravo.

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