Il y a 101 ans naissait Michel Henry, sans doute le plus grand philosophe français de la seconde moitié du XXe siècle. Ses travaux originaux et d’une importance extrême s’attachent à montrer qu’il existe un dualisme phénoménologique de l’apparaître, tantôt l’apparaître dans le « hors de soi du monde », ou bien l’apparaître dans l’immédiation impressionnelle et pathétique de la vie. Ainsi comment la vie se révèle-t-elle à elle même ? Par une auto-révélation où je perçois ma réalité de l’intérieur par exemple dans la faim ou la souffrance, le désir ou la colère; ou comment la vie en se souffrant elle-même jouit d’elle-même. La quasi-totalité des écrits de Michel Henry oeuvre ainsi à définir la subjectivité comme une subjectivité concrète et individuelle, charnelle et affective et à approfondir une méditation sur la Vie. Durant plus d’un demi-siècle, Michel Henry a poursuivi ses recherches sur le phénomène du corps et de la chair, à la croisée des chemins du christianisme, et a renouvelé ainsi les perspectives de la réflexion phénoménologique en explorant les voies inédites d’un invisible de principe.
Nous avons eu la chance d’interviewer Michel Henry en 2001, un an avant son décès. En hommage à cet immense phénoménologue, nous avons eu envie de retranscrire l’entretien qu’il nous avait accordé, entretien paru initialement dans LeJournaldesGrandesEcoles en juillet 2001
Michel Henry, quel est l’objet d’étude d’un phénoménologue ?
Le phénoménologue ne cherche pas étudier des phénomènes spécifiques comme les phénomènes biologiques, historiques, juridiques, mais dans chaque phénomène il cherche en quoi il est un phénomène, ce qui fait qu’un phénomène est un phénomène. C’est donc une question générale qui se pose à tous les phénomènes et que l’on peut en quelque sorte isoler en disant que la phénoménologie n’étudie pas des phénomènes particuliers mais qu’elle recherche l’essence du phénomène, c’est-à-dire ce qui lui permet d’apparaître, ou pour trouver des termes équivalents, son apparaître pur, sa manifestation en tant que telle, sa révélation.
Peut-on vous définir comme un anti-marxiste ?
Après la guerre, au moment de l’effondrement des régimes fascistes et du triomphe du communisme, il y a eu en France une vague de marxisme extrêmement considérable et qui a très largement déterminé la pensée française durant plusieurs décennies. Ce marxisme là m’a toujours hérissé parce qu’il se présentait comme un catéchisme mais aussi parce qu’il affirmait le contraire de ce que je pensais. Il énonçait en effet qu’il y a une prééminence des structures objectives sur les individus, sur la vie qui revêt toujours une forme individuelle, et que Marx appelle très clairement les individus vivants. Lorsque j’ai, par hasard, travaillé sur Marx pour répondre à la demande des étudiants , je me suis aperçu que Marx était un penseur d’une toute autre sorte. J’ai été amené alors à faire une distinction catégorique, qui d’ailleurs n’a pas plu à tout le monde, entre Marx et le marxisme. Marx soutenant au contraire, ce me semble, le principe de la vie qui définit la vie par l’action, ce qu’il appelle la praxis (cette action est toujours pour lui une action individuelle, subjective et vivante.) Or l’un des modes fondamentaux de cette action, c’est le travail. Par conséquent Marx avance une théorie de l’économie dans la mesure où le travail des individus est malgré tout au fond de l’économie. Et ceci est absolument révolutionnaire, non au sens des marxistes, mais en ce sens que pour lui, l’économie consiste à créer des objets universels – l’argent, les valeurs qu’on appelait d’usage ou d’échange au siècle dernier – qui sont des objets scientifiques, objectifs, mais ces objets sont totalement inadéquats par rapport à la réalité qu’ils prétendent traduire, réalité qui est cette vie individuelle, secrète, inquantifiable, inqualifiable. C’est donc cela qui est extraordinaire chez Marx. Il y a toute une problématique de l’économie qui se révèle d’une originalité totale mais qui est encore aujourd’hui mal comprise. Celle-ci consiste à expliquer comment à partir de cette réalité que nous sommes – réalité irremplaçable, unique, propre à chacun – on peut et il faut créer des systèmes d’équivalence qui permettent l’échange des produits. C’est donc dans le principe même de l’économie qu’il y a une substitution qui constitue aux yeux de Marx une véritable dénaturation, voire une aliénation.
Vous êtes l’auteur d’un essai courageux et pourrait-on dire visionnaire qui a fait beaucoup parler de lui, tant par les critiques que par les éloges qu’il a reçus. Cet essai c’est LaBarbarie…
Oui, la barbarie est l’élimination de la vie ou, comme il est impossible d’éliminer totalement celle-ci sans aboutir au suicide collectif de l’humanité, c’est sa mise au second rang. La vie avait toujours été le principe organisateur de la société. C’est en fonction de ses besoins que la production était orientée. C’est à partir des pouvoirs subjectifs de son corps que le dispositif des outils qui définissent la technique était construit. C’est ainsi qu’un marteau, une massue dépendaient dans leur forme et dans leur poids de la force des individus qui auraient à les manier. L’instrument, disait encore Marx au milieu du XIXe siècle, est le prolongement du corps. Aujourd’hui ce qui dirige le monde c’est une technique entièrement nouvelle qui repose sur la connaissance objective de la nature, connaissance géométrico-mathématique inventée par Galilée et Descartes ai début du XVIIe siècle. C’est donc un savoir qui ne s’occupe que de l’univers matériel et qui ignore l’individu subjectif et vivant, c’est la technique issue directement de ce savoir, qui sont devenus le principe directeur de la modernité. Mon propos n’est pas de critiquer la science mais de dire que l’on ne peut construire le monde des humains en faisant abstraction de leur réalité profonde. De plus, si l’on occulte la vie, on sape les fondements de la culture qui n’est que l’expression et la réalisation de ses potentialités fondamentales : l’art étant l’accomplissement de sa sensibilité, l’éthique de son agir, la religion de ses préoccupations spirituelles. La mise à l’écart de la vie dans la modernité nous place ainsi devant ce paradoxe que dénonce LaBarbarie : un développement hyperbolique du savoir et de la technique matériels allant de pair avec le reflux ou l’effondrement de la culture sous toutes ses formes.
Votre pensée est-elle une pensée de l’intériorité ?
Tout à fait. Parce que pour revenir à la question phénoménologique de principe, il ne s’agit pas seulement de dire que cette question est celle de l’apparaître des phénomènes, il faut dire en quoi consiste cet apparaître. Or, depuis la Grèce et dans toute la tradition occidentale, à part quelques penseurs d’exception, il y a une conception dominante de l’apparaître qui est d’ailleurs celle du sens commun : c’est l’apparaître du monde.
C’est-à-dire l’extériorité ?
Oui. Car le monde, c’est très exactement l’extériorité. Dans les grands textes de Heidegger, le monde c’est le hors de soi. Chez Husserl, la définition de la phénoménalité pure de l’apparaître se fait par l’intentionnalité qui est un mouvement par lequel la conscience se jette au-dehors et c’est précisément en tant qu’elle se jette au-dehors qu’elle fait voir ce qu’elle peut voir. La conscience est toujours conscience de quelque chose, au sens de quelque chose de visible. Ce qu’a fait Husserl, et c’est un immense travail, c’est d’étendre ce domaine du visible qui n’est plus réduit aux objets de la sensibilité, de l’expérience perceptive, et de montrer qu’il y a des objets ou des objectivités purement idéales comme les objectivités mathématiques , géométriques ou logiques. Mais Husserl, bien qu’il ait été obsédé par le problème de la vie qu’il appelle à juste titre » transcendantale » (c’est-à-dire non biologique) a été incapable de reconnaître son mode de révélation propre. Il a abandonné à l’ « anonymat ».
Donc c’est l’invisible de la vie qui vous intéresse…
Elle constitue l’essence de ma recherche. Car à partir du moment où j’ai reconnu la validité absolue du travail des phénoménologues, pour tout ce qui concerne la conscience intentionnelle, la connaissance de la science – ce qui n’est pas rien puisque ce sont d’immenses domaines qui font à chaque fois l’objet d’une élucidation tout à fait remarquable – il reste un autre domaine qui est en quelque sorte beaucoup plus proche de nous puisque c’est nous-mêmes. C’est ce domaine qui se situe toujours en deçà du visible que j’ai tenté d’explorer. Or ce domaine pose de très lourds problèmes de méthodes, puisque d’ordinaire on travaille toujours avec la pensée qui voit. Si la vie invisible se dérobe aux prises de la pensée, comment pourrions-nous entrer en rapport avec elle, en parler de quelque manière que ce soit ? En effet comment peut-on avoir accès à cette réalité qui se dérobe à tout voir ? Ma réponse consiste à dire que ce n’est pas par la pensée que nous avons accès à notre vie. C’est notre vie elle-même qui parvient originairement en soi et elle le fait en s’éprouvant soi-même dans une affectivité primordiale, que j’appelle aussi un pathos, et qui constitue en effet comme la substance et la trame phénoménologique de notre vie. C’est la raison pour laquelle toutes les modalités de notre vie, depuis les impressions les plus simples de plaisir et de douleur jusqu’aux sentiments profonds d’angoisse, d’ennui, de satisfaction, de bonheur ou de désespoir sont des modalités affectives. Bien qu’invisibles, celles-ci n’en sont pas moins éprouvées par nous dans une certitude immédiate qui est leur propre pathos. Habituellement, on a tendance à dire que ce qui ne se voit pas n’existe pas, ceci est absurde au sens logique du terme puisque c’est ce que nous sommes. Par exemple, comment celui qui souffre pourrait-il bien nier sa souffrance qui précisément ne se donne jamais à lui dans l’extériorité, comme quelque chose qui est hors de lui, car à ce moment là il pourrait s’agir de la souffrance d’un autre, d’une souffrance représentée et dans ce cas-là nous ne souffririons pas nous-mêmes. Par conséquent, pour tout ce qui importe, pour tout ce qui est originairement nous-mêmes, il faut en effet reconnaître un autre mode de révélation, lequel relève de la donation immédiate. En effet, ce qui est premier c’est l’épreuve intérieure de mes impressions, de ma souffrance, de mon désir, de ma colère, cette impression affective pure qui fait le tissu de ma chair.
Avez-vous rencontré dans votre cheminement philosophique un penseur qui vous ait été d’une quelconque aide ?
Oui, Maine de Biran. La seule aide véritable que j’ai reçue c’est celle de Maine de Biran dans la mesure où dans mon effort pour montrer que la subjectivité était une subjectivité concrète , individuelle, et au fond charnelle et affective; une lecture, celle de Maine de Biran, m’a fait pressentir et découvrir ce que j’ai appelé ensuite le dualisme phénoménologique, c’es-à-dire le fait que l’apparaître est double. C’est tantôt l’apparaitre dans le hors soi du monde, ou bien c’est l’apparaître dans l’immédiation impressionnelle et pathétique de la vie. Ce sont deux apparaître hétérogènes. Or, en étudiant le phénomène du corps chez Maine de Biran, je découvrais, ce qui a été vraiment la révélation philosophique de mon trajet, que Maine de Biran en approfondissant le cogito de Descartes avait affirmé que ce cogito était un « je peux » et que ce « je peux » c’était mon corps subjectif. Ce corps-sujet qui est à l’origine de toute expérience. Ainsi, le corps est un phénomène crucial puisque c’est à partir de lui que l’on peut faire le constat et la preuve qu’une réalité est susceptible de m’être donnée de deux façons totalement différentes. A savoir que mon propre corps m’est donné de l’extérieur, que nous pouvons nous voir dans la glace et voir même directement des parties de notre corps, mais aussi donné de l’intérieur, par exemple dans l’effort que je fais de tous les domaines de mon activité, et cet effort est quelque chose d’absolument subjectif et affectif, c’est une peine, ou bien cela peut-être un bonheur, il y a des efforts heureux, et cela c’est une expérience irréfutable. Et c’est à ce corps subjectif individuel, radicalement donné dans son pathos que j’ai attribué plus tard le nom de chair.
Peut-on considérer que vous êtes un penseur chrétien ?
C’est une question importante. Précisons toutefois que j’ai commencé à travailler au milieu du siècle dernier non à partir du christianisme, mais de la phénoménologie. A ce moment la philosophie classique qu’on m’enseignait – c’était une sorte de néokantisme – qui ne me satisfaisait pas a cédé la place à la phénoménologie qui faisait une entrée en force en France avec des penseurs comme Sartre, Merleau-Ponty, penseurs derrière lesquels il y en avait d’autres, plus fondamentaux à nos yeux déjà et qui s’appelaient Husserl, Heidegger, Scheler, donc les grands phénoménologues allemands. Ce sont eux qui m’ont permis de préciser cette problématique qui s’interroge non pas sur les phénomènes mais sur le comment de leur donation, sur la façon dont ils se montrent à nous. Il se trouve seulement qu’à cette phénoménologie qui s’en tenait unilatéralement à l’apparaître du monde, j’ai ajouté la découverte d’un mode de révélation plus originaire, propre à la vie. Plus tard, j’ai fait travailler cette phénoménologie de la vie sur le christianisme. Je voulais écrire un livre sur l’intersubjectivité. Ce problème est d’une difficulté terrible. Et je me disais pourquoi avec ces présupposés, non plus ceux du » hors de soi » mais ceux du pathos invisible, ne pourrait-on pas faire des avancées dans ce domaine qui, il faut bien le reconnaître, fut un échec pour toutes les pensées philosophiques sérieuses ( et bien que l’intersubjectivité serve de base à la sociologie, à toutes les théories de l’interactivité et de la rationalité interactive.) Car le phénomène qui est présupposé partout, c’est l’intersubjectivité mais celui-ci n’est jamais résolu. Je voulais écrire ce livre et puis je me suis souvenu des textes de Paul sur le corps mystique. J’ai ensuite relu tous les textes du NouveauTestament et j’ai eu cette idée qu’au fond, sans vouloir en aucune façon réduire le christianisme à une philosophie, celui-ci contenait des présupposés philosophiques, et même des thèses philosophiques qui sont ceux d’une phénoménologie de la vie. J’ai donc risqué une lecture philosophique du christianisme à partir de la phénoménologie, mais une lecture qui au lieu de le prendre de haut, y reconnaissait en quelque sorte la vérité. Puisque dans le christianisme, de façon explicite dans les premiers versets de l’Evangile de jean, il est dit que Dieu est Vie. J’ai intitulé mon essai C’estmoilavérité. Cette parole du Christ est révolutionnaire. En effet, la vérité pour les scientifiques est impersonnelle. Et voici que quelqu’un s’autorise à dire que la vérité c’est lui, cela semble déconcertant. Ce fut donc mon premier livre sur le christianisme. Ensuite travaillant sur la chair, j’ai repris le prologue de l’Evangile de Jean où l’incarnation joue un rôle essentiel avec des phrases telles que « Et le Verbe s’est fait chair ». J’ai alors interprété à la lumière de mes thèses le phénomène de l’incarnation.
Votre dernier ouvrage Incarnation a pour sous-titre une philosophie de la chair. Qu’entendez-vous au juste pour cette notion de chair ?
Justement, dans cette notion de chair, j’ai repris mon premier livre personnel écrit avec l’aide de Maine de Biran c’est-à-dire la conception d’une subjectivité concrète qui était corporelle. Mais qui ne pouvait être dite corporelle que si l’on disposait d’une théorie entièrement nouvelle du corps qui était celle d’un corps subjectif radicalement immanent (et non la conception traditionnelle du corps qui le réduit à un objet, y compris le corps humain.) D’où des problèmes insolubles que l’on retrouve chez Descartes et dans toute la pensée moderne : par exemple comment l’âme peut elle agir sur le corps ? Or Maine de Biran comprenait pour la première fois que le « je peux » n’agit pas sur le corps extérieur mais qu’il déploie un « corps organique » lui-même vécu intérieurement comme qui cède à l’effort de ce « je peux » et n’est rien d’autre que ce qui lui résiste. Survient le moment où cette résistance, toujours vécue intérieurement dans cet effort, ne lui cède plus. Le « Je peux » fait alors l’épreuve dans l’invisible de sa nuit, du corps réel de l’univers, lui-même invisible. Il se trouve seulement que, en raison du dualisme de l’apparaître, l’ensemble de ce processus n’est pas seulement vécu dans l’invisible de notre chair en laquelle s’accomplit l’effort, mais se donne aussi de l’extérieur dans le monde. Et cela n’est pas vrai seulement du corps réel de l’univers qui se montre à nous sous l’aspect d’un corps sensible qu’on peut voir et toucher. Le « Je peux » charnel subjectif s’apparaît aussi à lui-même de l’extérieur comme un corps extérieur parmi les autres, comme un « individu empirique » identifié à ce corps qui se distingue par sa capacité elle-même objective de toucher les autres et de se toucher lui-même, de se mouvoir etc. C’est ainsi que le mouvement subjectif et pathétique du « Je peux » originaire est escamoté au profit de phénomènes purement objectifs où notre vie s’est perdue. C’est ainsi que s’étend partout le règne du visible qui a tout repris en lui.
L’une de vos distinctions fondamentales est précisément celle du visible et de l’invisible. Quel sens nouveau donnez-vous à cette opposition classique ?
Invisible, selon la signification nouvelle que je lui donne et qu’il revêt je crois dans le christianisme et chez tous les penseurs proches du christianisme comme par exemple Maître Eckhart, concerne la vie qui n’est jamais visible. C’est la vie dont des manifestations extérieures ne cessent de se présenter dans le monde selon la loi de la duplicité de l’apparaître mais qui en elle-même est toujours invisible. Cet invisible n’est pas une présupposition métaphysique puisque c’est un pathos qui s’atteste lui-même donc plus fortement que n’importe quoi d’autre. En effet rien n’est moins contestable que la tristesse. Dans les Passionsdel’âme, Descartes dit explicitement que si l’on suppose que le monde n’existe plus, ce qui est le sens de l’hypothèse du doute et du rêve, et si dans ce rêve, j’éprouve une tristesse, alors qu’il n’y a plus rien, cette tristesse existe telle qu’elle s’éprouve. Et la référence ultime de cela, ce n’est pas mon discours qui énonce que j’éprouve une tristesse, c’est ma vie. C’est ma vie qui atteste de la vérité du discours sur elle. La vie s’est donnée à elle-même originairement et à partir de cette donation première, elle peut se la représenter.
Il n’y a pas d’antériorité à tout cela ?
L’antériorité c’est l’auto-donation de la vie. Il y a un primat, il y a un préalable et c’est cette auto-donation qui est une auto-attestation radicale qui fonde la vérité seconde de tout ce que je pourrais dire sur moi, et aussi qui fonde la véracité de mon discours sur le monde dans la mesure ou l’intentionnalité elle-même est auto-donnée à elle-même dans l’invisible avant de faire voir dans le hors de soi.
Ce qu’éprouve le sujet incarné et que la philosophie traditionnellement appelle conscience, vous l’appelez vie. Quel est pour vous le sens de ce terme très surdéterminé ?
Effectivement, le mot vie ne doit pas être entendu au sens traditionnel. Lorsque par exemple les grecs parlent de biologie, du bios, ils parlent dans LeMonde d’une certaine catégorie d’étants (être là), pour reprendre le terme de Heidegger. Parmi les étants, certains sont inertes, d’autres sont vivants comme les abeilles, et il y a ce vivant que je suis et qui est le Dasein (être au monde.) Dans le sens traditionnel du mot, la vie est considérée comme une sorte d’étant dans le monde. La biologie étudie le vivant. L’inerte n’a pas de monde, l’animal est pauvre en monde, et moi, l’être humain, je suis au monde, c’est-à-dire que je suis éclairé par la lumière de l’extériorité. Pour ma part, je donne un sens absolument nouveau à vie, puisqu’elle n’est plus un étant dans le monde, mais se réfère à l’apparaître lui-même. Dès lors nous ne sommes plus sur le plan des phénomènes mais sur le plan de la phénoménalité pure. Dans ce domaine de l’apparaître pur qui est le thème propre de la phénoménologie, elle désigne un autre apparaître que l’apparaître du monde, l’auto-apparaître de cet apparaître, une auto-révélation, dont la matière est le pathos et qui s’éprouve dans chacune de ses modalités. Par exemple, que me donne la souffrance : la souffrance. Et comment me la donne-t-elle : par son affectivité.
Votre dernier essai marque un net rattachement à la vérité chrétienne et participe de ce que l’on a nommé le « tournant théologique » de la phénoménologie. Est-ce un témoignage du « retour du religieux » dont parlait Malraux ?
Probablement, bien que je n’aie évidemment pas à prendre position d’aussi haut sur la situation de mon oeuvre dans le courant de la pensée actuelle. Cela dit, ce que je crois c’est qu’il est absolument impossible d’exclure la vie et si la religion se rapporte à la vie, alors en effet on peut penser qu’un monde sans religion est un monde impossible. Comment, pourquoi la religion se rattache-t-elle à la vie ? Il faut ici, me semble-t-il, faire intervenir une distinction essentielle entre une vie finie et une vie infinie ou absolue. Ce qui caractérise la première, c’est qu’elle n’a pas le pouvoir de s’apporter elle-même dans sa propre vie, de se donner à elle-même la vie. De même, si je considère le moi qui appartient à cette vie, c’est lui-même un moi fini. Ainsi moi, je suis moi-même, je suis ce moi que je suis, à la différence de tout autre; mais ce n’est pas moi qui me suis apporté dans ce moi qui est le mien. Je n’ai jamais choisi d’être ce moi-là, et cela parce que je n’ai jamais eu ce pouvoir de me donner à moi-même, de me donner à moi-même la vie. Je ne suis donné à moi-même que dans l’auto-donation d’une vie absolue, qui dispose, elle, de ce pouvoir extraordinaire de s’engendrer soi-même éternellement.
Cette vie absolue, c’est celle de Dieu ?
Oui, car seule une vie qui a le pouvoir de se donner la vie à elle-même, peut donner la vie à tous les vivants. Un chemin conduit de la vie à la religion parce que tout vivant est un vivant dans la vie mais dans une vie qu’il ne s’est pas donnée à lui-même. La finitude n’est pas une détermination objective, c’est l’épreuve intérieure et pathétique d’une passivité de tout vivant à l’égard de cette vie qui le traverse et fuse en lui indépendamment de son pouvoir et de son vouloir quelle que soit l’interprétation qu’on en propose, cette passivité de ma propre vie à l’égard d’elle-même demeure incontestable.
Vous êtes non seulement philosophe mais aussi romancier avec des titres comme LeJeuneOfficier, L’Amourlesyeuxfermés, qui a obtenu le prix Renaudot, LeFilsduRoi. S’agit-il là d’une écriture en marge de votre travail de philosophe ou au contraire d’une démarche qui s’intègre à l’exposé de votre pensée ?
Ce n’est pas en marge, c’est une démarche dont j’ai ressenti la nécessité au moment où j’ai souffert d’une difficulté qui affecte toute discipline de recherche, qui est sa technicité. Dans tous les domaines et au fur et à mesure qu’une recherche se développe, elle développe du même coup des méthodologies, des terminologies qui lui sont propres et s’isole du grand public. Aujourd’hui, le savoir est, comme on le dit, un savoir en miettes. J’ai donc tenté d’exprimer autrement les convictions relatives à la vie qui étaient les miennes. Dans mes romans, j’ai pensé que cette réalité profonde que je voulais dire et dont il me semblait que la philosophie classique passait assez largement à côté, pouvait être formulée non plus sur le plan du concept mais sur celui de l’imaginaire. Bien sûr la difficulté était double et j’en étais conscient dès le début : si l’on est un écrivain il faut ne faire que cela, parce que l’on apprend à écrire de l’imaginaire comme on apprend à être philosophe et qu’une seule vie ne permet pas de mener à bien les deux tâches. J’ai donc eu conscience de cette impossibilité de tout embrasser pour des raisons pratiques aussi : quand je suis entré au CNRS très jeune, avant même d’enseigner, j’avais déjà écrit un récit LeJeuneOfficier, mais il fallait bien choisir et puisque j’étais payé en tant que philosophe et que je ne pouvais pas mener de front la littérature et la philosophie, j’ai opté pour la philosophie. Plus tard je suis revenu au roman comme à un amour refoulé, et lorsque j’ai disposé d’un peu de loisir, j’ai écrit L’Amour, lesyeuxfermés. A l’arrière-plan de ce roman il y a un regard jeté sur les civilisations du passé dont le développement se heurte à une aporie. Comment expliquer qu’après une période de croissance en laquelle la vie se porte à des degrés de puissance toujours plus hauts, et cela dans tous les domaines de la production des biens matériels et de la création spirituelle – esthétique, éthique, ou religieuse – cette vie connaisse le déclin et la mort. En l’absence de facteurs externes, cette destruction ne peut venir que d’elle-même. Ce sont ces phénomènes d’auto-destruction qui m’avaient fasciné, d’autant que si le roman les projette dans le passé, nous les avons en réalité sous les yeux.
Propos recueillis par Isabelle Gaudé (pour le JournaldesGrandesEcoles, juillet 2001)
Saluons la sortie du magnifique et magistral Dictionnaire amoureux de Montaigne du philosophe André Comte-Sponville aux éditions Plon. A lire et feuilleter « sans ordre et sans dessein, à pièces décousues… » comme le requerrait Montaigne. Entrer dans ce livre c’est explorer ce monument de lucidité et d’humanisme que fut Montaigne. Le philosophe gascon nous réconcilie avec nous-mêmes, mieux, nous rend ami de nous-mêmes. Il n’est qu’à tirer profit de son expérience pour apprendre à s’accepter et à s’aimer. « C’est une perfection absolue et pour ainsi dire divine que de savoir jouir loyalement de son être » écrit Montaigne. C’est encore Montaigne qui n’a pas son pareil pour nous inciter à aimer la vie, à la goûter pleinement, à « étendre la joie, mais retrancher autant qu’on peut la tristesse ». Sa merveilleuse lucidité nous libère de nos illusions sur nous-mêmes, nous révèle l’inconsistance de notre moi. Grâce à lui, on réalise que la « vie est elle-même à soi sa visée », qu’elle ne va nulle part, elle passe, simplement, elle passe, et sans cohérence ni progrès. » Mieux que personne, Montaigne peint ce passage et nous exhorte à en profiter intelligemment, à « servir la vie selon elle ». Car « on ne vit pas pour, on vit simplement ». Ne reste que le plaisir de vivre, de jouir de notre vitalité. Montaigne fait l’éloge de la volupté en nous invitant à accepter « la sagesse de nos organes », et ce miracle du corps accroché à notre âme, indissociable, avant que n’arrive l’inévitable mort. » Tous les jours vont à la mort, écrit Montaigne, le dernier y arrive »…
Quelle merveilleuse philia que celle d’André Comte-Sponville pour son maître, « ce génie tout libre de Montaigne » comme le disait Pascal. Devant tant d’émerveillement, d’admiration pour l’auteur des Essais, on pourrait parler d’amour sinon d’attachement au sens aristotélicien du terme. Cet élan de gratitude d’André Comte-Sponville envers le plus fraternel de nos écrivains mais aussi le plus « humain trop humain » qui jamais ne voulu « échapper à l’homme », irrigue chaque ligne, chaque page de ce bien nommé Dictionnaire amoureux de Montaigne. Car Montaigne fut un être unique. Un homme désarmant de sincérité, de simplicité, de tolérance, de vérité, sans complaisance ni vanité qui se peignit dans ses Essais « tout entier et tout nu ». C’est sans doute pour cette raison qu’il nous semble aujourd’hui un ami si proche, si libre, si contemporain, si fraternel, si familier, en un mot si sympathique. Dans ce Dictionnaire amoureuxde Montaigne, dans cette communion des esprits, même la mélodie philosophique d’André Comte-Sponville s’accorde parfaitement à la musique des mots de Montaigne. La prose libre et poétique de l’auteur du Petit traité des grandes vertus fait écho au style vagabondant, à sauts et gambades de Montaigne. Dans ce texte, tout n’est qu’harmonie. Résultat : c’est inlassablement beau…
A celui qui proclamait sans feinte que son livre (Les Essais) « ne sert à rien », on pourrait objecter que cette fête de l’esprit que sont les Essais, rédigés il y a plus de quatre siècles, furent pour beaucoup un livre phare. Tolstoï emporte avec lui les Essais lorsqu’il partit pour mourir, Gide racontait que le fameux chapitre 5 des Essais « Sur les vers de Virgile » consacré à l’amour, lui arrachait des larmes, André Comte-Sponville, lui, parle du chapitre 9 « De la vanité » comme l’un des plus beaux textes que nous ayons. Pour découvrir ce chef-d’oeuvre, lisez André Comte-Sponville. Lisez son Dictionnaire amoureuxde Montaigne. C’est un grand livre. Et incontestablement, ce livre fera date.
« Le mot d’ordre ce n’est pas de lire Hegel, c’est de le relire constamment »
Bernard
Bourgeois est incontestablement l’un des plus importants spécialistes actuels
de la philosophie allemande, en particulier de l’idéalisme allemand (Fichte et
Hegel). Auteur d’une œuvre considérable, éminent traducteur de Hegel, ce
brillant esprit s’est imposé comme l’un des plus grands philosophes français
contemporains. Depuis longtemps déjà, Bernard Bourgeois creuse le sillon d’une
réflexion originale sur Hegel, qu’il considère comme le penseur le plus apte à
éclairer notre époque. « Hegel est actuel, plus que tout autre »,
écrit-il. Il montre ainsi que l’analyse hégélienne de l’histoire peut servir à
rendre intelligible notre situation présente. Hegel, en effet, peut nous aider
à « penser l’histoire du présent », aussi bien la question du
terrorisme dans son rapport à l’Etat-Nation que celle de l’émergence du
sociétal ou de l’écologie. « Je crois, écrit Bernard Bourgeois, que le
monde socio-politique actuel est, pour l’essentiel, et en son état le plus
avancé, en train de réaliser le modèle hégélien qui demeure en ce sens,
normatif pour lui ». Bernard Bourgeois conçoit donc le système hégélien
comme une clé pour méditer sur les conditions actuelles du plein accomplissement
de la liberté des individus.
Professeur émérite à l’Université Paris I-Panthéon Sorbonne, Membre de l’Académie des Sciences morales et politiques, Président de la Société française de philosophie jusqu’en 2010, Secrétaire général de l’Institut international de philosophie jusqu’en 2017, aujourd’hui Président de la Conférence Nationale des Académies, cet immense philosophe a dirigé plus de 300 thèses de philosophie, nous confiant non sans plaisir que celles-ci l’avaient instruit sur l’évolution des jeunes esprits, sur la façon dont la philosophie se développait à travers eux. Bernard Bourgeois vient de signer deux remarquables ouvrages qui paraîtront très prochainement. Un premier sur Hegel Pour Hegel aux éditions Vrin. Et un second essai, admirable de rigueur et de profondeur, intitulé Sur l’histoire ou la politique, où le philosophe identifie les deux termes, considérant que le contenu essentiel de l’histoire est politique, et que la vie essentielle de la politique est historique. Les essais de Bernard Bourgeois sont à lire à tout prix pour qui s’intéresse de près ou de loin à la philosophie.
« Rien
de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion » disait Hegel.
Quelle est la passion qui vous a poussé vers l’étude de l’hégélianisme ?
C’est une
passion purement intellectuelle. Si l’on se pose la question de savoir quel
ouvrage ou quel auteur est à l’origine d’un apport essentiel et nouveau
dans le temps qui a suivi l’intervention de Hegel dans le monde et dans
l’Histoire, j’estime qu’il n’y en a pas. Rien de grand et de nouveau n’a
vraiment été dit depuis que Hegel a parlé en particulier de l’histoire, ou de
la politique, puisque l’histoire est fondamentalement politique par son contenu
et la politique, par sa forme, essentiellement historique. Toute autre histoire
est conditionnée par l’histoire politique. Parce que c’est au niveau du
politique et plus spécialement de l’Etat que réside la puissance qui fait que
quelque chose se produit ou ne se produit pas, se publie ou ne se publie pas dans
le monde, quel que soit le domaine culturel considéré. Voilà pourquoi je m’en
suis tenu à Hegel, estimant que, d’une part, les problèmes en particulier
socio-politiques, c’est-à-dire relevant de l’histoire, qui étaient fondamentaux
pour Hegel, sont demeurés tels. Par ailleurs, lorsque des problèmes apparemment
nouveaux apparaissent, tous peuvent se traiter à l’aide de Hegel ou à partir de
Hegel. Il avait dit que l’Etat rationnel satisfaisant les hommes et en
particulier leur désir profond de liberté, que l’Etat dans lequel les hommes
pouvaient vivre une vie libre, était d’abord un Etat socialement libéral, et
ensuite soucieux de solidarité. Premier principe : la liberté. Deuxième
principe seulement : la solidarité. Que le monde adéquat était constitué par
un Etat socialement libéral et ensuite solidaire, un Etat, politiquement
parlant, fort, autoritaire, mais respectant la liberté profonde des citoyens et
en particulier leur permettant, dans le domaine extra- ou supra-étatique de
l’art, de la religion et de la philosophie, de faire les choix qu’ils
souhaitaient avec une liberté totale. Cet Etat, c’est l’Etat qui est réalisé
aujourd’hui dans les pays les plus développés et que les autres Etats
s’efforcent plus ou moins d’imiter et de réaliser. Assurément, il se produit
des événements que Hegel n’avait pas pu ou voulu prophétiser, mais ils se
produisent dans un milieu qui est structuré par un régime social et
politique qui est celui qu’il avait présenté comme le régime le plus
rationnel qui soit. Alors, si je reprends le programme de vie qui avait été
présenté dans la devise révolutionnaire française « Liberté,
égalité, fraternité », je considère que, en ce qui concerne la liberté et
ses conditions, Hegel les avait définies pour l’essentiel. Que, pour ce qui est
de l’égalité et de la recherche de l’égalité, c’est-à-dire de l’égalitarisme,
ce dernier a été en quelque sorte une entreprise humaine condamnée par
l’histoire. L’égalité n’existe pas, et les tentatives de la réaliser par la
force, par la violence, ont toutes été démenties historiquement. Quant au
troisième mot d’ordre, la fraternité, il est bien le mot d’ordre de notre
époque, celui qui anime le mouvement sociétaliste – le sociétal ayant
succédé au social affecté par la chute des régimes socialistes – mouvement
cultivant l’intersubjectivité, l’interaction entre les hommes, les relations
qui peuvent s’insérer dans des plages que la réglementation n’a encore pas
atteintes, bref : tout ce qui concerne ce qu’on appelle la vie
participative. La fraternité, c’est bien ce qu’on voudrait voir se réaliser à
travers cette vie participative. Une vie qui compléterait, qui enrichirait la
vie institutionnelle régie par le droit. Cet élan de notre temps vers une
fraternisation accrue des hommes, cette recherche de la fraternité est une
recherche dont on ne peut, certes, que se féliciter, mais c’est un luxe, si je
puis dire, par rapport à la nécessité qui s’impose aux hommes de réaliser
d’abord les conditions d’une vie socio-politiquement libre. Assurément, le sociétal
est important, mais en faire un objectif qui doive être substitué au
développement de l’institutionnel qu’est le monde du droit, dont la valeur
essentielle, fondamentale, est la liberté, constitue une faute. L’Institution
ne doit pas être remplacée par la participation. Celle-ci ne rend pas celle-là
obsolète, elle ne peut que la compléter.
Comme
Jean Hyppolite, vous vous êtes attelé à la difficile tâche de traduire Hegel.
Vous avez traduit, entre autres, les trois plus grands textes de
Hegel : La Science de la logique, La Phénoménologie de
l’esprit, et L’Encyclopédie. Sachant qu’avec Hegel, la compréhension ne
va jamais de soi, que le texte allemand suscite une pluralité
d’interprétations, quel type de difficultés avez-vous dû affronter lors de vos
traductions ?
Il est certain
que la difficulté de Hegel n’a pas été absente de ma motivation. Il me semblait
qu’il avait dit quelque chose d’essentiel, mais dans un langage difficile en
raison de sa densité. La pensée hégélienne est une pensée difficile parce qu’elle
est une pensée qu’on peut appeler dialectique, en ce sens qu’elle conjugue deux
mouvements de pensée qui se présentent comme opposés. Penser d’une part, c’est
identifier ce qui est différent. Chercher une cohérence dans ce qui se présente
à nous, à l’intérieur du monde, du langage, comme différent. Il faut identifier
un tel différent, mais en même temps cette identité doit avoir un contenu pour
avoir un sens, c’est-à-dire que cette identité doit être déterminée ou
différenciée. Donc penser, c’est à la fois identifier la différence et
différencier l’identité. Il y a là deux mouvements de pensée que Hegel a
conjugués de façon exemplaire dans ce qu’il a appelé la dialectique. L’acte de
penser est un acte difficile parce qu’il conjugue ces deux mouvements
opposés : identifier une différence et en même temps retrouver, ou
reproduire dans cette identité une différence, mais nouvelle, qui
n’est pas celle, immédiate, dont on est parti, mais une différence
désormais comprise, cohérente avec elle-même. C’est cela, la dialectique. Hegel
en a fourni un exemple qui n’a pas été renvoyé au passé, mais qui me semble en
particulier pouvoir éclairer et mieux faire comprendre encore aujourd’hui, à
l’homme contemporain, la vie des collectivités humaines telle qu’elle se développe
dans l’histoire. Or une telle compréhension exige un effort intellectuel
considérable, car Hegel est un penseur qui ne bavarde pas, la densité de sa
pensée fait qu’on n’a jamais fini de le comprendre. Le mot d’ordre, ce n’est
donc pas de lire Hegel, mais de le relire constamment. – Les Français ont
fait, eux aussi, parmi d’autres, un tel effort. Hegel a été traduit assez tôt
en France. Dans tout le XIXème siècle, au XXème siècle également, il y a eu des
traducteurs français de Hegel. Il faut citer Jean Hyppolite bien sûr, et Eric
Weil, et puis, parmi les contemporains, Pierre-Jean Labarrière et Gwendoline
Jarczyk . – J’ai retraduit L’Encyclopédie dans ses
trois éditions de 1817, 1827 et 1830, avec ce qu’on a appelé les Additions, les Zusätze, c’est-à-dire les
notes de cours prises par des élèves ou des collègues de Hegel, qui, lorsqu’ils
ont proposé une édition générale de ses œuvres après sa mort, les ont publiées
en allemand. J’ai pris soin de traduire toutes ces Additions parce
qu’elles sont des commentaires par Hegel lui-même de ses textes canoniques, qui
étaient des textes très concis dont la publication était la destination. Hegel
n’écrivait pas comme il parlait. Dans les Additions, le langage de Hegel est un langage
moins serré, plus concret, plus détendu. Ce sont de précieux commentaires par
Hegel lui-même de ses textes essentiels. Des traductions existaient, j’ai
estimé qu’il ne m’était pas interdit d’en proposer aussi, étant donné la
difficulté de l’oeuvre. D’ailleurs, les traductions sont des affaires
de mode. On ne traduit pas de la même façon dans des époques différentes.
Il y a aussi que la traduction est un exercice problématique. Ainsi, traduire
Hegel, est-ce que c’est faire parler Hegel en français, est-ce que cela veut dire adapter
Hegel au français, ou, à l’inverse, plier, adapter le français à Hegel ? Que faut-il
privilégier ? Est-ce qu’il faut faire parler en français un Allemand :
Hegel, ou faire parler un Allemand : Hegel, en français ? Est-ce qu’on
s’installe d’abord dans le texte allemand de Hegel ou dans le texte
français ? Le traducteur doit s’efforcer de marier les deux, mais, comme
c’est une tâche qui comprend deux mouvements opposés, c’est toujours une
entreprise risquée. C’est pourquoi il est bon, lorsqu’il s’agit de textes importants,
qu’il n’y ait pas qu’un seul traducteur, mais plusieurs. C’est pourquoi je
trouve très bien que certains traduisent les textes que j’ai traduits et je
trouve que ce n’est pas si mal non plus pour moi de traduire ce que d’autres
ont traduits. Pour ma part, je privilégie l’auteur. Je veux dire que mes
traductions sont telles qu’on sent en me lisant, que l’auteur de la pensée
n’était pas un Français mais un Allemand. Je privilégie le texte original par
rapport au texte traduit. Le traducteur ne doit pas trahir l’auteur ou inventer
un nouveau texte ; il doit toujours rester modeste.
Vous
avez un parcours exemplaire dans la philosophie. Vous êtes une figure dominante
de la philosophie du XXème siècle. On vous doit un livre très important Le Droit naturel de Hegel paru en 1986 chez
Vrin. Quel est l’apport de Hegel sur le droit ?
Le texte sur Le Droit naturel de
Hegel est un petit texte qui fait 80 pages, un texte d’une densité absolue. Mon
ouvrage sur Le Droitnaturel de Hegel fait
666 pages, ce qui est trop ! Hegel donne au mot « droit »
une signification très vaste. Le droit, pour lui, désigne la réalisation ou
l’effectuation, en toutes ses conditions, de la liberté. Le droit, c’est
l’extériorisation de la liberté. Extériorisation de la liberté, le droit
ne parle donc pas de sa racine subjective, abstraite, enfouie profondément
en l’homme, qui s’exprime en particulier par le libre arbitre. Car l’homme
est un être qui n’est pas enchaîné par la causalité ou la nécessité telle qu’elle
se rencontre dans la nature. Il y a une liberté originaire de l’homme,
mais cette liberté qui s’exprime dans le libre arbitre est une liberté
principielle, donc abstraite, générale, et l’homme doit s’efforcer de la
réaliser dans un milieu qui est toujours déterminé, le monde dans lequel
il vit, un milieu naturel et historique qui est riche, rempli de diversité, où
il y a de la nouveauté, de l’imprévisible, des hasards. C’est là le monde de la
première nature, et le monde de la deuxième nature, celui de la culture qui se
déploie dans l’histoire, donc, à la fois, l’environnement physique,
l’environnement social, l’environnement politique, l’environnement culturel,
artistique, religieux et philosophique de l’homme. Il faut que le monde tout
entier devienne, pour sa liberté, un monde dans lequel elle est chez soi. Etre
libre, c’est bien être chez soi.
Hegel,
dans la préface des Principes de la philosophie du droit, déclare que «Tout ce
qui est rationnel est réel, tout ce qui est réel est rationnel ». Les termes
de réel et de rationnel se disant en plusieurs sens, pouvez-vous préciser la
signification exacte de la formule ?
Le mot allemand
qui est utilisé par Hegel c’est wirklich :
réel, et : wirklichkeit :
réalité. Mais wirklich vient
du verbe wirken, qui
veut dire : œuvrer. Werk,
en allemand, c’est l’œuvre. Par conséquent, le wirklich, le réel ou l’effectif, c’est
l’effectué. Ce n’est pas le réel sensible tel qu’il est donné au premier regard
jeté sur le monde. Nous sommes plongés dans un monde de choses qui sont
sensibles, colorées, qui sont éparpillées dans l’espace, et qui se succèdent
dans le temps. L’espace, c’est l’extériorité simultanée, et le temps, c’est
l’extériorité continuée. C’est ce dans quoi nous sommes immédiatement immergés.
Mais l’effectif, le wirklich,
c’est ce monde sensible en tant qu’il est cultivé, travaillé, œuvré, fait ou
refait par l’homme, donc repris, en sa nécessité toujours partielle, par la
liberté totalisante qui le soumet rationnellement à ses fins. La raison a
puissance sur le simple réel du sensible et se réalise elle-même en lui alors
élevé au sens d’un effectif. Pour le rationalisme hégélien, c’est donc parce
que la raison se réalise que le réel se rationalise. Voilà pourquoi tout ce qui
est rationnel est réel et tout ce qui est réel est rationnel. Hegel prononce la
phrase dans un certain ordre, qui ne doit pas être inversé : le rationnel
est réel et le réel est rationnel. C’est bien toujours l’identité, principe de
la raison, qui est première, la différence, principe de la simple réalité (Realität), n’étant jamais
que seconde. C’est parce que l’identité se différencie que la différence peut
s’identifier. Tout le problème est de savoir quel est le point de départ ?
Beaucoup de penseurs ont estimé que ce qui est premier, c’est la différence, et
qu’il faut l’identifier, comme s’efforcent de le faire l’épicurisme et le
matérialisme par exemple. Pour eux, ce qui est premier c’est la différence.
Mais si la différence est première, comment peut-elle s’identifier, puisqu’une
telle réflexivité implique déjà son identité à soi ? Au contraire, le
schéma hégélien, c’est le schéma : l’identité se différencie. L’identité
n’est elle-même que si elle se différencie (de la différence), mais l’identité
différenciée, c’est la totalité. Un tel schéma est le schéma chrétien du Dieu
qui se différencie comme créateur d’un monde, qui se met en rapport avec
quelque chose qu’il tire de lui mais qu’il extériorise. C’est ce schéma
chrétien du Dieu qui s’incarne que Hegel a rationalisé dans le concept de l’identité
qui se différencie.
Pour
vous, Hegel n’est pas le précurseur de Marx mais le penseur chrétien de la
philosophie allemande, un luthérien convaincu. Vous considérez l’hégélianisme
comme la philosophie de la liberté et le marxisme comme une parenthèse de
l’histoire. Etes-vous un anti-marxiste, ou considérez-vous qu’il existe
« un échec historique du marxisme » ?
Marx a été un
penseur d’emblée anti-hégélien. Il avait fait sa thèse sur l’atomisme et il est
resté atomiste toute sa vie : pour lui, ce qui est premier c’est la
différence, c’est la matière. Mais, s’il a toujours été anti-hégélien, il est
resté jusqu’au bout un hégélianisant. Pensant toujours avec Hegel, mais contre
Hegel. Le schéma hégélien, plus précisément, c’est : A pose la relation
antagonique de A et de non-A ou B. Schéma que Hegel concrétise ainsi :
l’Un pose la différence de l’Un et du multiple. L’Un est le principe de sa
relation négative au multiple, l’Un s’aliène en quelque sorte, devient autre
que lui-même, en posant le rapport de l’Un au multiple. Marx a repris le
schéma, mais, pour lui, le terme porteur, c’est le multiple, qui porte sa
relation antagonique à l’Un. Bref, Marx est essentiellement un hégélianisant anti-hégélien.
Est-ce que l’Histoire a condamné le marxisme, je pense que oui. Marx avait,
certes, raison de considérer que la liberté essentielle à l’homme ne peut
rester un simple principe abstrait. Et pour lui, la concrétisation de la
liberté consistait à en égaliser la réalisation parmi les hommes. On n’est pas
libre tout seul, on est libre aussi dans des rapports avec les autres, mais ces
rapports sont en fait aussi régis par l’inégalité, en toutes ses formes. Marx a
alors pensé que la concrétisation de la liberté exigeait une égalisation de ce
que Tocqueville appelait « les conditions ». Les régimes marxistes ou
communistes ont eu recours à la violence pour imposer cette égalisation, en
supprimant par là la liberté principielle, abstraite ou formelle, alors
dénoncée comme bourgeoise, pour la concrétiser. Mais, en niant la liberté en
son origine, celle de penser et d’exprimer sa pensée, on a nié du même coup sa
réalisation dès lors seulement prétendue, et c’est cette négation totale de la
liberté qui a été elle-même niée dans l’inévitable écroulement des Etats
socialistes.
Tout le
monde parle de « La dialectique du maître et de l’esclave ».
Pouvez-vous situer votre interprétation de cette analyse célèbre de Hegel par
rapport à celle de Kojève, aujourd’hui bien contestée ?
Je dirai
simplement que la lutte du maître et de l’esclave constitue l’un des passages
les plus connus de La
Phénoménologie de l’esprit de Hegel, mais que c’est un passage
parmi d’autres. Sa dialectique se termine en ceci que l’esclave travaillant se
libère en devenant le maître du maître. Mais on ne peut pas en rester là, car
ce redoublement de la maîtrise est une double abstraction. La conciliation
concrète de la liberté et du travail réside bien plutôt dans le travail
intellectuel, le travail de la pensée. Parce que la pensée, c’est la liberté
même, en sa source. Par conséquent, l’échec de la lutte du maître et de
l’esclave, du combat de la liberté et du travail qui est d’abord le travail
servile, le dépassement de ce conflit qui est constitutif de l’humanité en tant
que l’homme est en rapport avec l’autre homme – on ne devient homme que
parmi les hommes, à travers les autres hommes, par les autres hommes – ce
conflit est résolu, suivant Hegel, dans cette figure nouvelle de l’esprit
humain, à destination universelle, qu’est le travail intellectuel. Le travail
intellectuel est un effort, il est pénible, et en même temps le travailleur y
jouit d’être son propre maître. Il travaille le matériau au nom d’un projet qui
l’habite et par lequel il se libère de son lien immédiat, passif, à la matière.
Et la suite de La
Phénoménologie de l’esprit montre quelles sont les conditions
d’existence qui permettent à chaque homme d’être un travailleur intellectuel.
Il y a des conditions sociales, il y a des conditions politiques, et toute la
dialectique en est lancée. C’est bien là un moment important, mais Kojève a
tort, à mes yeux, de privilégier comme il le fait ce moment, parce qu’il n’est
qu’un épisode dialectique de la constitution de l’homme comme homme, et qu’il y
en a beaucoup d’autres qui l’accomplissent. L’un des plus importants a été,
pour Hegel, le moment de la religion, que Kojève, se comportant en pur
idéologue, a rabaissé en prétendant mieux savoir que Hegel lui-même qui était
véritablement Hegel, à savoir, selon lui, un philosophe athée. Or Hegel a
affirmé sans ambages qu’il était un penseur luthérien, confirmé dans sa
philosophie par sa religion et dans sa religion par sa philosophie. Il faut
faire à un grand penseur l’honneur de juger qu’il a été celui qu’il a dit qu’il
était, au lieu de lui imputer de médiocres considérations, par exemple, de
prudence.
Comment
Kojève a-t-il pu douter de cela ?
Kojève était un
grand esprit, l’un des plus grands esprits du siècle, mais, j’ose le mot, un
peu manipulateur. Il a servi la diplomatie française. J’ai rencontré des gens
qui ont travaillé avec lui, Raymond Barre par exemple. Il me disait que c’était
un négociateur extrêmement redoutable dans les questions, notamment, de
politique économique. Kojève considérait, au fond, qu’il n’y avait pas de
différence entre le capitalisme et le socialisme, car ils se développaient sur
la même base matérielle, économique. Il pensait que les capitalistes étaient
des socialistes qui s’ignoraient comme socialistes. L’Histoire a plutôt
montré que les socialistes étaient des capitalistes qui n’étaient pas
encore conscients d’être tels. En cela, il s’est trompé, mais il était persuadé
qu’il y avait une unité principielle homogène dans le monde moderne. C’est
d’ailleurs ce qui pouvait le faire excuser d’être un espion. Car quel sens
y-a-t-il à espionner le même au profit du même ? Vénielle politiquement
parlant était donc sa manière de réarranger l’histoire, aussi de la pensée et
de la philosophie, en voyant par exemple déjà Marx dans Hegel. Il est tout
aussi vrai que, philosophiquement parlant, c’est une autre affaire. Bref :
Kojève, sans doute un faussaire, mais, sûrement, de génie !
« La
fin de l’histoire » est un concept qui apparaît dans La Phénoménologie de
l’Esprit de Hegel. Celui-ci prête à interprétation. Signifie-t-il l’achèvement,
le terme final de l’histoire, la finalité de l’histoire ou l’histoire est-elle
d’ores et déjà finie ?
Reprenons la
devise républicaine, par laquelle les révolutionnaires français ont exprimé
leur objectif: « Liberté, égalité, fraternité ». La fraternisation
semble être le mot d’ordre de la dernière époque, dans laquelle on vit. Je vous
ai dit tout à l’heure que je pensais que l’absolutiser était se moquer de
l’Institution à l’intérieur de laquelle seul l’homme peut, au surplus, et sait
si bien, fraterniser. Après avoir durant deux siècles (1789-1989) tenté de se
définir par la réalisation de l’égalité, ce qui n’a guère abouti. Mais la
valeur que l’histoire a voulu réaliser, et qui l’a mue, conduite, portée depuis
les origines, cela a été la valeur centrale, la valeur à laquelle aucune autre
ne peut être comparée, à savoir la liberté. L’homme veut être libre parce qu’il
se sent d’emblée libre, même si la liberté native, très abstraite en son
caractère purement subjectif, exige d’être concrétisée par un travail de
libération, qui n’a pas de fin. L’histoire a d’abord été menée, même si elle ne
le disait pas expressément, à travers les auteurs qui traitaient d’elle ou
qui organisaient sa pratique, par le désir de libération, et les conditions de
cette libération ont été progressivement comprises et réalisées dans tout le
cours de l’histoire. Celle-ci a été conduite par l’effort constant qui a été
celui des hommes pour connaître les conditions d’une existence libre et
réaliser ces conditions. Le progrès de cette connaissance et le progrès de
cette réalisation ne font qu’un. C’est en réalisant ce qu’elle pensait être ces
conditions, que la liberté a de mieux en mieux compris ce en quoi elle
consistait. Et comme les conditions de la liberté – conditions multiples,
d’ordre naturel et d’ordre culturel, et qui forment système — ne peuvent être
réalisées que par la puissance effective et organisatrice, totalisatrice, mais
non totalitaire, qui est celle de l’Etat rationnel, c’est à l’intérieur de cet
Etat qu’une vie libre a pu s’accomplir historiquement. Dans cette histoire,
assurément il y a eu des pauses, il y a eu des régressions, mais dans
l’ensemble elle a bien été la découverte progressive des conditions de la
liberté et la réalisation progressive de ces conditions. Elle a un sens
précisément parce que ces conditions forment un système, un tout. L’Esprit est
toujours là dans tout ce qu’il fait. Cela ne veut pas dire que la politique
détermine certaines religions. Mais certaines religions sont incompatibles avec
certaines formes politiques. Il faut qu’il y ait un seul et même Esprit qui
s’exprime dans des dimensions qui doivent être cultivées de façon indépendante,
chacune selon ses exigences propres.
Hegel
rappelait que « Nous avons souvent le mot paix à la bouche. Nous sommes
pour la vertu. Nous édifions des idées pacifistes mais sans construire un monde
de paix. Nous nous complaisons dans notre bonne conscience. » Que serait,
pour vous, un monde de paix ?
La connaissance
et mise en œuvre des conditions de la liberté ne crée pas nécessairement un
monde pacifique. Pourquoi ? Ce qui assurerait la paix, semble-t-il, la
condition de celle-ci, serait qu’il puisse y avoir un Etat universel. Or, et
c’est ce que pense en particulier Hegel, l’Etat-nation est la forme de vie
objective accomplie, et sa vérité consiste dans un Etat politiquement fort et
socio-culturellement libéral d’abord, et solidaire ensuite. Mais cet
Etat-nation est à jamais multiple. Hegel, pas plus que Kant, ne croit à la
possibilité de la réalisation d’un Etat unique et universel, capable, comme
tel, d’assurer la paix totale. Pour lui, l’Etat-nation est à jamais
particulier. C’est là la limite de l’esprit objectif ou objectivé. C’est
pourquoi un hégélien doit considérer que la collaboration entre les
Etats-nations doit être la plus intense possible, la plus pacifiante possible,
sans qu’il soit possible d’envisager la réalisation d’un Etat mondial effectif.
Mais il ne peut pas affirmer que l’unité du genre humain sera une unité
politique. Le monde politique, en tant que monde objectif, se fait par essence
objection à lui-même. Seul l’esprit absolu : l’art, la religion, la
philosophie, a vocation ontologique à s’unifier. Hegel, pas plus que Kant,
n’affirme la réalité à venir d’un Etat universel. Par conséquent, s’ils ont
raison – ce que je crois – il faut s’en tenir à la collaboration des nations,
dont la différence, puisque toute différence a pour destination de devenir
opposition, rend toujours possible une guerre entre elles. Même si tous les Etats
du monde réalisaient le modèle hégélien, ce modèle ne pourrait pas assurer
l’existence d’une paix éternelle. Parce qu’il y aura toujours des raisons pour
les Etats de se faire concurrence et par conséquent de pouvoir être amené à des
conflits. Ce qui ne veut pas dire que Hegel soit belliciste. Il considère,
certes, que la guerre empêche les nations de s’assoupir en elles-mêmes, de
laisser s’abîmer le lien civique etc., quand tout va apparemment trop bien.
Mais la positivité de l’existence du négatif ne signifie pas que, en son
essence, celui-ci devient un positif. – Un hégélien doit donc souhaiter la
collaboration pacifiante renforcée des nations européennes, mais, surtout,
contribuer à ce que le rêve d’une nation européenne (toujours à venir) ne fragilise
pas l’attachement de leurs citoyens aux nations existantes et la vigueur de
celles-ci. Il est vrai que des Etats européens peuvent vouloir l’Europe pour
faire faire par d’autres ce qu’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas faire
eux-mêmes.
Hegel
est au programme du concours de l’agrégation de philosophie 2019…
En effet. Mais
Hegel a été très longtemps absent du paysage culturel français. Avant la guerre
de 1870, Hegel était populaire. Il a été introduit, diffusé en France par des
intellectuels qui ont eu une très grande influence. Victor Cousin, tout
puissant sous la Restauration, était hégélien. Hyppolite Taine, qui a régné
pendant tout le second Empire, déclarait qu’il avait lu Hegel pendant des
années tous les jours. Jusqu’en 1870, Hegel était chez lui en France. Au début
de l’année 1870, Taine et Renan ont même pris l’initiative de lancer dans Le Journal des débats une
souscription pour qu’on élève une statue à Hegel sur l’une des places les plus
monumentales de Paris. Puis il y a eu la guerre, la défaite française. Alors il
fut rejeté. Plus tard, son image a été restaurée en France par un homme
politique qui avait la fibre sociale, Jean Jaurès. Jaurès a réhabilité
Hegel pour sa philosophie proprement sociale, et non pas politique. Pour
sa philosophie sociale, parce que Hegel distinguait la société civile de l’Etat
et considérait que l’Etat même le plus autoritaire politiquement
devait libérer en lui de lui une vie socio-économico-culturelle, où
l’initiative des individus pourrait se déployer et faire des citoyens des
hommes d’abord très actifs socialement parlant. C’est ce Hegel-là qui a été
réhabilité par Lévy-Bruhl, par Jean Jaurès, des gens qui s’inscrivaient à
gauche. La guerre de 14-18 n’a pas été, non plus, très favorable à Hegel. C’est
entre les deux guerres, notamment par l’intervention de Kojève et de Hyppolite,
que Hegel est redevenu chez lui en France, si je puis dire.
Pourquoi
doit-on encore lire Hegel aujourd’hui ?
Parce que, me semble-t-il, le monde dans lequel nous vivons, dans ses éléments les plus dynamiques, est un monde qui est encore hégélien. Les Etats les plus avancés de la planète réalisent le modèle que Hegel a proposé comme rationnel. J’évoquais tout à l’heure devant vous ce que m’avait écrit Maurice Schuman : « Mais c’est extraordinaire comme l’Etat gaullien est un Etat hégélien ». En effet, ce sont des Etats régis par le droit, des Etats de droit, socio-économiquement et culturellement libéraux, soucieux de la solidarité, mais adoptant comme principe de base le principe de la libre initiative. L’histoire leur a montré qu’on pouvait aller de la liberté à la solidarité, mais non pas, en fait, de la solidarité à la liberté. Ces Etat sont politiquement forts par l’autorité du Chef de l’Etat, mais aussi, et c’est un thème hégélien, en raison de la participation des citoyens. Hegel situait cette participation au niveau des communes et des corporations (on parle aujourd’hui de syndicats). Donc, un Chef de l’Etat, une Tête de l’Etat, puis, bien sûr,des pouvoirs législatifs, exécutifs, judiciaires. Et des Etats tels que la liberté est réalisée en eux parce qu’eux-mêmes se sentent suffisamment forts, en leurs institutions qui impliquent l’adhésion des citoyens, pour pouvoir se montrer libéraux. Plus un Etat se sent sûr de lui-même et se sent fort, plus il peut se montrer libéral. Donc conciliation de l’exigence de liberté et de l’exigence de l’autorité qui doit pacifier la vie à l’intérieur d’une collectivité. Voilà pourquoi le monde, me semble-t-il, dans ses éléments les plus développés, est un monde régi sur le modèle hégélien. Alors, évidemment, aujourd’hui, il y a des problèmes qui ne se posaient pas du temps de Hegel, le problème de la démographie, le problème des migrations, le problème de l’écologie (concernant ce dernier, Hegel a toujours considéré que la culture était certes une maîtrise de la nature, mais maîtrise cela ne veut pas dire l’écrasement ou la destruction de la nature). Les relations entre la nature et l’esprit sont des relations dialectiques et non pas des relations abstraites qui feraient penser que l’esprit peut faire ce qu’il veut de la nature. Même pour les problèmes à l’instant évoqués qui ne se posaient pas du temps de Hegel, le hégélianisme fournit des principes qui permettent, me semble-t-il, de les éclairer, parce que le cadre institutionnel fixé par Hegel est un cadre qui est encore d’actualité. On peut au moins faciliter leur solution en adoptant devant tous ces problèmes une attitude hégélianisante. C’est pourquoi je suis hégélien et je considère que Hegel reste toujours à l’ordre du jour. Si vous voulez que je sois encore plus radical, je dirai, pour conclure, que rien d’essentiel et de nouveau, dans ce champ, n’a été apporté par un quelconque penseur depuis Hegel. Il faut donc bien lire et relire Hegel.
Philosophe, professeur émérite à la Sorbonne, spécialiste de la pensée
hellénique, Gilbert Romeyer Dherbey est sans doute, parmi ses commentateurs,
l’un de ceux qui a le mieux compris Marcel Proust. Au lieu de le voir
uniquement comme l’auteur d’une grande oeuvre littéraire, il le considère avant
tout comme un philosophe très sérieux. Au fil des pages de son essai « La
pensée de Marcel Proust », Gilbert Romeyer Dherbey nous fait découvrir un
Proust inattendu, original, un Proust penseur. Celui qui construit sa
« Recherche » comme une véritable leçon d’idéalisme. Pour éclairer
cette métaphysique proustienne, Gilbert Romeyer Dherbey explore les plis et les
replis du temps et de l’éternité, ceux de la mémoire involontaire, ceux de
l’Inconscient et du souvenir.
Incontestablement, cet essai fera date. A lire à tout prix pour ceux qui
s’intéresse de près ou de loin à Marcel Proust.
Marcel Proust
Les amoureux de Proust savent que Proust est un grand romancier.
Vous dites, dans votre essai, Gilbert Romeyer Dherbey, que Proust est avant
tout un immense philosophe…
Je dis plutôt, dans mon titre : « un penseur ». En effet son
oeuvre ne se présente pas comme un traité de philosophie, comme le traité De
l’âme d’Aristote par exemple, ou comme L’Ethique de
Spinoza, deux œuvres où règne l’abstraction conceptuelle la plus pure, celle à
quoi on reconnaît le philosophe « professionnel » si l’on peut dire !
Ceci une fois reconnu, je soutiens que A la recherche du temps perdu témoigne
d’un effort de pensée que l’on peut nommer à bon droit
« philosophique ». Proust raconte plaisamment qu’invité chez le Duc de
Gramont à signer le Livre d’Or à l’entrée des salons, le duc lui dit d’un air
suppliant : « Votre nom, Monsieur Proust, mais pas de pensée. » Le duc
savait que le jeune Proust « écrivait », d’où son inquiétude…Certains
commentateurs de Proust, à vrai dire la plupart, se souviendront de ce « pas
de pensée » pour découvrir le philosophe professionnel, comme nous disions,
qui prenne en charge, à titre d’inspirateur, la pensée dont il faut bien malgré
tout reconnaître l’existence dans l’oeuvre de Proust. Les critiques se sont
alors métamorphosés en « sourciers » qui, avec leurs baguettes de
coudrier, tentent de détecter les nappes d’eau souterraines pour y forer des
puits. La première de ces sources fut Bergson, puis vinrent Schopenhauer,
Schelling ou même Ribot, que Proust traite pourtant, dans une lettre, de
« philosophe de 25° ordre »… La thèse que je soutiens dans mon livre
est que Proust est, d’abord et avant tout, « proustien », c’est à dire
un penseur original dans le domaine dont il faut bien reconnaître qu’il l’a
brillamment illustré, celui de la temporalité.
Ce qui ne signifie pas, bien sûr, que Proust ait ignoré, ou rejeté, toute
la tradition de la philosophie classique. Il s’en est nourri bien au contraire,
au cours de ses études de philosophie à la Sorbonne, où il suivra avec
attention les Cours des maîtres prestigieux de l’époque, Paul Janet, Gabriel
Séailles, Alfred Croiset, Victor Brochard, etc…Comme tous les philosophes,
Proust connaît ses prédécesseurs, et sa pensée propre s’est fortifiée à leur
lecture. J’ai essayé de montrer d’ailleurs dans mon livre la pertinence des
références de Proust aux grands philosophes occidentaux, qu’il connaissait fort
bien.
Toute son existence, Proust a été hanté par le pathos de la
temporalité. Il a rencontré le néant plusieurs fois dans sa vie : à la mort de
sa grand-mère, à la mort de sa mère. Pour lui, le temps est ce maître invisible
qui détruit, anéantit tout, sur lequel plane l’ombre obsédante de la mort. Le
rêve de Proust était pourtant celui de retrouvailles avec ses morts. Leur
offre-t-il une résurrection dans la « Recherche » ?
Il y a deux thèmes dans votre question : ce que j’ai appelé « le
pathos de la temporalité », c’est à dire la souffrance subie par
l’existence soumise au temps et donc confrontée à la mort, et le thème de
l’immortalité de l’âme. Evoquons-les dans l’ordre.
Le temps destructeur, Proust en fait d’abord l’expérience en lui-même. Le
temps introduit un changement, une modification, une altération; il me fait
devenir autre et autre encore, au fil des jours. Or, Proust dramatise cette
altérité à soi de l’existence dans le temps en le ressentant comme une
mort à soi-même: « j’étais déjà mort bien des fois », dit le
narrateur. Cette expérience primitive doit être soulignée si l’on veut saisir
toute l’importance de la découverte de la mémoire involontaire : en opérant la
résurrection de mon passé, elle opère la résurrection de moi-même, elle me
rend à moi-même, elle me fait REVIVRE en reliant l’un à l’autre les
« moi » discontinus. Un homme qui s’était évanoui et qui se réveille,
on dit qu’il « revient à lui »; l’expérience de la madeleine rattache à
lui-même le moi tronçonné par la discontinuité du temps, et par là-même le fait
renaître, le ramène à la vie. Là où il y avait dispersion règne maintenant
l’unité.
Lorsque Proust éprouve en lui la résurrection des
« moi » qu’il croyait morts, il ne peut s’empêcher de poser
le problème de la résurrection des morts, ou si vous voulez la question
classique de l’immortalité de l’âme. D’où son espoir de voir se réaliser
dans l’au-delà ce que j’ai proposé de nommer le « plérôme », c’est à
dire la complète réunion des âmes qui se sont aimées sur terre. Ici je ne peux
que renvoyer le lecteur aux quelques pages (p. 148 sq) que j’ai consacrées à la
question religieuse chez Proust; on ne peut en effet les résumer en quelques
mots car sur ce point Proust est tout en nuances.
Certains exégètes de « A la recherche du temps perdu » ont
fait de Proust un bergsonien. Vous dîtes que c’est à tort. Pour vous, Proust
est un plotinien, un biranien…
Vous me dites que « j’ai fait de Proust un plotinien, un
biranien ». – Mais non ! Car si je l’avais fait, je retomberais à peu
près dans le même travers que ceux qui en ont fait un bergsonien, c’est à dire
qui croient qu’un philosophe « professionnel » se tient derrière Proust
et lui dicte ses positions philosophiques fondamentales, ce que je nie. Si je
rapproche parfois Proust de Plotin ou de Maine de Biran, c’est simplement parce
que, sur tel ou tel point particulier, il me semble que leurs positions sont
voisines. En un mot comme en cent, ma tentative a été de faire de Proust un
proustien.
Il y a des pages splendides dans votre essai où vous parlez de la
mémoire involontaire. Je vais peut-être froisser votre modestie, mais je crois
qu’on n’a jamais aussi bien parlé de celle-ci… Pouvez-vous expliquer à nos
lecteurs en quoi consiste cette découverte essentielle de Proust ?
Je vous remercie de votre compliment, mais je tiens à souligner que celui
qui a le mieux parlé de la mémoire involontaire, c’est encore Proust lui-même.
Donc il faut renvoyer le lecteur à la lecture (et à la relecture) des morceaux
canoniques de la Recherche. J’ai consacré les deux chapitres
centraux de mon travail à la mémoire involontaire parce que la découverte qu’en
a faite Proust constitue effectivement, à mes yeux, le coeur de sa pensée. J’ai
voulu le ramener au centre de l’attention des lecteurs de Proust parce qu’il me
semblait que ses commentateurs fuyaient l’image d’un Proust associé à celle de
la madeleine et de la tasse de thé. Tout cela était effectivement bien connu,
disait-on, et même trop connu. Mais le lecteur de Hegel sait que « ce qui
est bien connu » est par-là même mal connu, et j’ai tenté d’explorer les
plis et les replis, tous les détails des exposés donnés par Proust – ce
prodigieux analyste – de ses expériences quasi mystiques de mémoire
involontaire. Vous comprendrez que je ne peux pas les résumer en quelques mots,
et je dois renvoyer vos lecteurs à mon exposé, que j’ai voulu le plus
dense possible.
Vous avez inventé une jolie formule pour parler de la
discontinuité des « moi » du narrateur de la « Recherche »,
vous évoquez « le moi feuilleté ». Comment le définiriez-vous
?
Le « moi feuilleté » (je suis content que cette formule vous
plaise !) se réfère, comme vous le notez justement, à la discontinuité du temps
dont l’ego est la victime, et qui ne sera vaincue que par la grâce
des expériences de mémoire involontaire. Je vais prendre un exemple pour
illustrer cette réalité du moi feuilleté, celui de l’oubli d’un sentiment
profond comme l’amour du narrateur pour Albertine. On pourrait dire que s’il
oublie Albertine au bout de quelques mois de souffrances, c’est par la faute de
son caractère inconsistant, voire frivole, à cause de son inconstance et de la
rencontre d’une nouvelle jeune fille, etc… Bref, ce serait de la faute du narrateur.
Eh bien, non; c’est, comme le disait La Rochefoucauld, « c’est de la
faute du temps ». En quel sens ? C’est parce que le moi étant
feuilleté, c’est à dire découpé en tranches de temps qui s’ignorent
réciproquement, le moi qui aimait Albertine a été remplacé, dans la vie du
narrateur, par un autre moi, un moi qui, lui, ignore Albertine, et qui par
conséquent n’en est pas amoureux. Le moi qui aimait Albertine est mort, et pour
le faire revivre, il faudrait absolument…une madeleine !
Existe-t-il une éternité proustienne ?
Par « éternité proustienne » vous entendez, je suppose, une conception proprement proustienne de l’éternité, qui est un concept de la philosophie classique et de la théologie. Le concept grec d’aiôn a commencé par désigner, comme chez Héraclite par exemple, la durée d’une vie humaine. Puis, comme le remarque Aristote dans le traité Du ciel, il s’est appliqué à la vie des dieux, et il a désigné alors une durée sans fin, puisque les dieux sont immortels. Ils vivent donc « éternellement ». Proust reprend cette notion d’éternité parce qu’il y est contraint par les expériences de la mémoire involontaire. Celle-ci en effet opère la rencontre (le court-circuit) entre un moment du passé et un moment du présent. Mieux encore : elle est une reviviscence, où passé et présent s’identifient. Le temps proprement dit est alors détruit, ses distinctions s’effacent, le narrateur est transporté hors du temps. Dès lors, il est comme projeté dans l’éternel : « j’avais cessé de me sentir contingent, mortel ». C’est pourquoi j’ai eu recours, pour éclairer cette célèbre analyse de Proust, à une formule de Spinoza, où celui-ci note que, bien que nous sachions par la raison que nous sommes mortels, « néanmoins nous sentons et nous éprouvons que nous sommes éternels ». Et ceci parce que tout individu est habité par le conatus, ou effort pour persévérer dans l’être. Au plus profond de lui-même, il n’abrite donc pas la mort; celle-ci, chez Spinoza, ne peut venir que de l’extérieur. C’est pourquoi nous pouvons nous sentir immortels, sans l’être vraiment. C’est dans cette ligne de pensée que se situe aussi Proust lorsqu’il note amèrement que, si nous nous sentons immortels, c’est « hélas, momentanément ».
Propos recueillis par Isabelle Gaudé
La pensée de Marcel Proust de
Gilbert Romeyer Dherbey, Classiques Garnier, 174 pages, 22€
Connu pour ses
travaux sur l’esthétique, fondateur de l’Université de tous les savoirs, le
philosophe Yves Michaud est un détecteur de tendances. Dans son essai
« Ibiza mon amour », il se livre à une enquête sociologique sur le
tourisme de masse (tourisme représentant la première industrie du monde avec un
milliard de déplacements par an) dont la nouvelle tendance est la recherche
d’intensité des expériences sensuelles. Prenant l’exemple d’Ibiza, devenue
l’île des plaisirs, il explore cet hédonisme industriel contemporain où le
plaisir est organisé, produit, mesuré et le « bonheur garanti ». Il
met en évidence la relation entre plaisir et addiction, la modification des
comportements, et ce besoin moderne pour l’homme de prendre congé de lui-même
en s’immergeant en continu dans la fête techno, le multisensoriel, la musique
« ambiantale » et l’amnésie du plaisir.
Yves
Michaud, vous creusez le sillon d’une réflexion originale sur
l’industrialisation du plaisir. Aujourd’hui, on ne vend plus des objets mais
des expériences de plaisir. Vous prenez l’exemple d’Ibiza connue pour ses nuits
festives sous les étoiles. Ibiza est-elle devenue « la plus grande usine à
sensations » ? Une usine à plaisir ?
Avec le
développement d’une économie de l’expérience ou encore de l’immatériel, il est
devenu évident que beaucoup d’expériences de consommation sont moins fonction
de l’utilité de l’objet que du plaisir attendu à cette consommation. On produit
des sensations dans tous les domaines: la santé et la forme, la mode et le
luxe, le tourisme exotique ou familier, le loisir en général. Ibiza avait pour
moi l’avantage de concentrer quelques-unes de ces particularités sur un espace
restreint et dans un temps limité, celui de la haute saison touristique. Sur ce
modèle, il devient possible de percevoir une tendance plus générale à l’œuvre
dans nos sociétés. Ce ne sont plus des sociétés industrielles mais des sociétés
de l’expérience qui veulent d’abord des sensations et des vécus.
Vous
évoquez l’expérience immersive musicale que viennent chercher les touristes à
Ibiza. Dans les clubs, la technologie la plus pointue opère à plein. Y
avez-vous recensé de nouvelles créations numériques ?
Lors de la
toute dernière semaine des opening parties des discothèques fin mai 2012, la
première chose qui me frappait était l’importance de la technologie – mais pas
seulement de la technologie musicale. Il y a la technologie des transports, la
technologie de l’Internet pour les réservations et le choix des programmes, la
technologie de la sécurité et de la surveillance – bien sûr aussi la technologie
proprement musicale qui travaille le son. De même pour les concerts de musique
électronique qui sont tous maintenant aussi des concerts vidéo, avec des
projections visuelles qui changent l’écoute de la musique. En revanche, il n’y
a pas d’innovation musicale proprement dite sinon par la diversité de l’offre
(il y en a pour tous les goûts) et pour le retour de la musique
« dance ». Le succès de Guetta, qui n’est pas un musicien innovant,
loin s’en faut, tient à ce qu’il fait danser sur des tubes connus.
Ibiza
est une gigantesque invitation à consommer du plaisir. Cette nouvelle forme
d’hédonisme industriel a cependant un revers. En flottant dans sa bulle
sensorielle, le consommateur risque-t-il de perdre son identité ?
Par définition,
le plaisir est ce qui fait perdre l’identité. C’est l’argument que Socrate
oppose à Protarque dès le dialogue de Platon sur le plaisir, le Philèbe.
La perte d’identité est fugace et momentanée dans la plupart des plaisirs mais
quand on pousse dans la direction de l’excès, qu’il s’agisse d’excès
d’intensité (le shoot ou le boost de la drogue) ou d’excès de durée (la bulle
distendue du plaisir qui dure), alors l’abolition de l’identité peut poser
problème. Mais en un autre sens, c’est ce que nous recherchons tous dans le
plaisir, que ce soit celui de l’orgasme, de l’ivresse ou de l’extase mystique…
Ibiza
illustre jusqu’à la caricature le besoin contemporain de s’oublier. La tyrannie
de l’économie qui vend de l’artifice pour la réalité, cherche-t-elle
insidieusement à vider nos têtes ?
On a beau jeu
de dénoncer les affreux vendeurs d’illusion mais il faudrait aussi se demander
qui sont les acheteurs d’illusion, pourquoi nous en avons tant besoin…Il y a
peut-être une difficulté à être soi, une fatigue d’être soi qui s’expriment dans
la recherche du plaisir. C’est peut-être aussi lié au poids de
l’individualisme. L’individu, loin du groupe, loin de la société, a peut-être
besoin de s’oublier au moins un temps. C’est dur d’être quelqu’un de solide.
Pour le
philosophe que vous êtes, cette évolution des mentalités est-elle
irréversible ? En quoi va-t-elle changer nos comportements futurs ?
Comme philosophe, je ne suis pas trop optimiste quand je vois le succès des drogues ou des recherches d’intensité brutale dans les sports de l’extrême, la violence gratuite, le gore. Le plus inquiétant est cependant que nous disposions désormais de technologies de renouvellement du plaisir. Le mot clef du plaisir, c’est « encore ». Le problème naît quand on a la capacité pour toujours répondre à la demande d’encore. On est en effet en face alors de l’addiction pure et simple. Nous sommes dans des sociétés addictives et encore une fois, si cela rencontre une demande humaine de toujours, le problème est que nous avons les technologies pour toujours mieux satisfaire ces demandes.
Pierre Carrique
occupe une place à part dans la philosophie française actuelle. D’abord par la
singularité de son objet d’enquête : le rêve, dont il montre
magistralement l’importance centrale pour la compréhension des doctrines
majeures de la pensée occidentale, de Platon à Heidegger. Mais aussi par sa
farouche indépendance à l’égard des institutions et des castes
intellectuelles : voilà un philosophe dont le travail, quoique reconnu
pour sa qualité scientifique par les meilleurs esprits, n’a jamais servi
d’alibi pour une carrière. Fidèle à ce qu’il appelle, dans une référence
rimbaldienne, le « sentier de l’honneur », il a toujours fui le
détestable esprit des cénacles et des salons où l’on est volontiers reçu dès
lors qu’on y apporte le grain d’originalité qui fait si cruellement défaut au
vernis des élites. Son seul écart est d’être entré en 2007 au Collège
international de philosophie, organisme de recherche transdisciplinaire fondé
par Jacques Derrida en 1982. Il quitte le Collège en 2013 après s’être occupé
plusieurs années des correspondants internationaux et y avoir promu en
particulier la coopération avec la Chine. On trouvera ses publications, outre
chez Gallimard, dans diverses revues philosophiques et littéraires françaises ( Philosophie, Conférence, L’Animal )
et italiennes (Quaestio,
Tropos ). Membre associé de l’équipe de recherche doctorale
« Identité et subjectivité » de l’université de Caen, le charisme de
son enseignement en classes préparatoires littéraires au lycée Jeanne d’Arc de Rouen
convainc chaque année nombre d’étudiants de poursuivre des études de
philosophie. Nous l’avons rencontré dans sa minuscule retraite normande.
Pierre
Carrique, vous avez commis un essai magistral sur la philosophie du sommeil et
de la veille : « Rêve, Vérité ». Dans ce livre, vous
constatez que la philosophie occidentale a une certaine tendance à reléguer la
question du sommeil, du rêve du côté de « l’inquiétante étrangeté »,
comme si le rêve était une mise à l’épreuve de la raison humaine. Le rêve présente-t-il
un visage menaçant, un risque de perte de conscience, de ratio, voire d’identité pour le
philosophe ? Ce qui expliquerait pourquoi la philosophie a toujours cherché à
le dénigrer, à en fabriquer une représentation négative, à l’oublier ou à
l’exclure de toute réflexion philosophique en le frappant d’une forme
d’inconsistance, d’indignité par rapport à cet état de veille qui est celui de
la conscience, de la pensée…
Il ne faut pas
méconnaître, en premier lieu, que « l’incertitude qui vient des rêves »,
comme dit Caillois, pénètre la veille et y infuse selon des modalités qu’il est
possible à la raison d’identifier. Cette porosité du vigile à l’onirique suffit
à comprendre qu’il est de piètre philosophie d’opposer rêve et veille, comme si
ces deux tournures d’expérience s’excluaient l’une l’autre. Même si la
psychologie générale s’est installée, au siècle dernier, dans la position
inverse, celle qui fait du rêve un appendice ou un écho de la veille… La
difficulté se concentre sur deux points : celui du « passage »
en régime onirique et celui du style temporel qui s’y articule – donc du genre
de mémoire dont le rêve est à la fois porteur et objet. La véritable opposition
est celle du sommeil et de la veille, non celle de la veille et du rêve. Quant
à la menace, ce que l’on craint signe l’homme que l’on est; beaucoup craignent
le néant et la mort, ce qui est déjà le signe qu’ils ne sont pas philosophes.
Ceux qui craindraient le rêve comme objet de réflexion craignent davantage
pour, disons, leur gestion de carrière que pour la perte de leur identité de
philosophe! C’est vous dire qu’il n’y a aucun risque à cet égard, si l’on ne
peut perdre que ce que l’on a… D’ailleurs, il me semble avoir plutôt montré
dans cet essai que Platon, Descartes, Husserl, etc. – bref, les gens sérieux –
ne dénigrent nullement le rêve ni ne le frappent d’indignité, mais se
confrontent aux difficultés que sa pensée implique, difficultés qui vont
jusqu’à l’écartèlement du sens des principes les plus assurés. Leibniz en est
un excellent exemple, pour lequel la monade qui dort et rêve en dormant se
trouve simultanément dans l’état de la plus profonde passivité et de la plus
intense activité, celle de la spontanéité architectonique formatrice d’un
monde, ce qui la rapproche de Dieu. Vous remarquerez que le sommeil n’est pas
caractérisé alors que le rêve l’est. Le rêve est ici plus intimement autre au
sommeil que ne l’est la veille.
Pourquoi
cette question du rêve et de la vérité vous tenait-elle à cœur ? Parce que
comme disait Hegel, la distinction du sommeil et de la veille est « la
question vexante pour toute philosophie » ? Est-ce dans l’espoir de
réhabiliter le rêve que vous avez écrit cet essai ?
J’ai grandi, ou
plutôt ma faculté de penser a grandi dans et par la phénoménologie, celles de
Husserl et Heidegger, mais aussi de Merleau-Ponty, de Maldiney et Michel Henry.
Initialement, je me suis demandé dans quelle mesure les concepts gouvernant
l’analyse de la phénoménalité vigile étaient applicables à la phénoménalité
onirique. Ce qui m’a d’emblée intéressé était la question de la constitution du
sol de l’expérience, d’où semblait absente la prise en compte du rêver et du
dormir. Si la dimension transcendantale a à charge d’expliquer la possibilité
de l’empirique, comment se satisfaire qu’elle laisse échapper la compréhension
de l’empiricité onirique ? Pourquoi ne peut-elle rendre compte de
l’entrelacs du veiller, du rêver et du dormir, entrelacs constitutif de notre
mode d’être ? La tournure de notre veille est-elle si indépendante de nos
sommeils et de nos rêves ? Je suis, comme tout philosophe, attiré et
excité par la difficulté intellectuelle, et c’est sur ces questions que s’est
centré mon désir de savoir. A titre d’exemple de la complexité impliquée par
l’articulation du veiller, du rêver et du dormir, disons que l’axiome
phénoménologique de la solidarité du sens d’être et de la présence y est
clairement battu en brèche. D’autre part, l’objet « rêve » était à
cette époque purement et simplement confisqué par la psychanalyse, quoique je
lusse chez nombre de philosophes des développements modifiant radicalement les
perspectives d’enquête. De toute façon, ce qui fait un philosophe, c’est
toujours et avant tout ce qui lui échappe; celui qui s’intronise gouverneur de
sa pensée et croit pouvoir choisir ses objets de réflexion restera un
philosophe médiocre, quels que soient ses éventuels succès mondains.
Pour
Descartes, le rêve n’est jamais que l’écho du corps. Il se résume à une série
de mouvements nerveux, de processus physiologiques qui semblent n’avoir aucun
sens en soi. Donc quand je rêve, je ne pense pas. Seul le sujet pense.
Existe-t-il cependant une vérité des songes chez Descartes ou ne sont-ce que
des illusions ?
Comme vous y
allez ! Ce « ne…que » quant au corps et à sa physiologie doit
être entendu à fronts renversés. Ce n’est pas une moindre position que de
tenter de penser le rêve selon la chair et le corps, sauf à estimer qu’établir
ce qui relève du corporel et de l’organique est moins digne d’intérêt ou trop
trivial pour l’éther de l’esprit ! Il y a d’ailleurs un malentendu
persistant à propos du cartésianisme, dont j’ai compris au fur et à mesure de
mes études que la source était idéologique; les uns le veulent
« matérialiste », les autres « spiritualiste », et tous se
trompent en s’aveuglant au texte. Le principe directeur de l’analyse
cartésienne de L’Homme est
un principe d’économie méthodique : voyons tout ce que nous pouvons
expliquer de cet objet sans lui présupposer une âme ou un esprit – rien
d’autre, n’en déplaise aux sectateurs du « terrestre » et du
« céleste » qui font tant de ravages dans nos écoles. Au demeurant,
la maltraitance des plus grands penseurs ne concerne pas le seul Descartes;
c’est sans doute Platon qui remporte la palme de la méconnaissance de son texte
par ceux-là mêmes qui sont censés l’enseigner.
Toujours
chez Descartes, peut-on dire que le monde onirique s’oppose au monde réel ?
Vous avez
raison de réitérer, je n’ai pas répondu à votre question. Eh bien non, mille
fois non, on ne peut pas le dire ! Ou plutôt, on ne peut le dire qu’à
avoir compris la position depuis laquelle une telle distinction devient
possible : la position conquise par l’ego des Méditations métaphysiques. Je
l’ai clairement montré dans cet essai. Les réponses aux objections de Gassendi
font au contraire de l’espace du rêve un lieu de lucidité intellectuelle, celui
où l’on peut le mieux reconnaître les actes de l’esprit; le rêve y est même
donné comme le paradigme empirique de l’inspectio
mentis, dont l’analyse dite du « morceau de cire » montre
l’efficacité structurante de la perception sensible. C’est d’ailleurs la
quasi-totalité des Méditations qui
se déroule dans l’indistinction du réel et de l’onirique car ce n’est qu’à la
toute fin de la sixième qu’est avancé l’argument selon lequel seul l’ego, depuis la position d’un
étrange surplomb, est à même d’identifier ce qui est réel et ce qui est
onirique par un attentif examen de ce qui se présente à son regard. L’ego est donc
principiellement toujours éveillé, il n’y a que l’homme qui dorme et rêve en
dormant. La critique de Husserl qui veut que Descartes manque la dimension
transcendantale de l’ego n’est
pas tout à fait juste.
Ce rêve
qui semble inclassable, qui ressemble au parent pauvre de la philosophie, qui
dès l’antiquité se voit dénué d’être et dont Aristote dira » le sommeil
est pour ainsi dire aux confins de la vie et de l’absence de vie, et le dormeur
paraît ni complètement ne pas être ni être », est-il l’impensable par
excellence ? Trop complexe ? Inaccessible ? Celui que la philosophie échoue à
penser et donc qu’elle relègue au second plan par impuissance ?
Extrêmement
complexe, certes ! Mais c’est le sommeil qu’Aristote nomme dans cette
phrase, non le rêve. La difficulté quant au sommeil, c’est qu’il est par
définition sans comparution possible du dormeur. Il faut quelque chose comme un
« comparaître » pour qu’il puisse y avoir un
« apparaître ». Le sommeil n’est pensable que du dehors, depuis ne
serait-ce qu’un rudiment d’éveil. Remarquez que cette phrase n’est nullement un
aveu d’impuissance, mais dit avec précision le vacillement du statut
ontologique du dormeur, d’un Dasein sans da- ni Sein localisables,
identifiables. Et comment pouvons-nous prétendre savoir ce qu’est la veille si
ce qu’est le sommeil nous reste insaisissable ? C’est cela qui
m’intéresse, parce qu’il y a là une sorte d’a
priori empirique auquel toute la portée de la pensée est
suspendue. Et cela échoit à la philosophie plutôt qu’elle n’y échoue. Je répète
que la relégation « au second plan », comme vous dites, ne concerne
pas les penseurs ; il n’y a d’ailleurs ni premier ni second plan en
philosophie mais seulement la pensée par laquelle le penseur est saisi.
Kant,
Hegel expulsent le rêve de la possibilité même de la vérité, qualifiant à tort
d’onirique un état de l’esprit dénué de langage. Pour eux, le rêve est-il
l’Autre de la vérité ?
D’abord, la
question n’est pas la même pour l’un et l’autre. Pour Kant, la difficulté est
celle d’un secteur empirique qui échappe à sa condition transcendantale, c’est
l’inarticulable objectivité de la représentation onirique qui troue, en quelque
sorte, la systématicité des conditions de possibilité de l’expérience ; si
vous me passez l’expression, Kant « botte en touche » en affirmant
qu’au fond la distinction du sommeil et de la veille n’a pas à être prise en
compte dans une philosophie transcendantale. Mais d’autres pages du même auteur
manifestent et décrivent en détail une étrange conception de l’hyper-lucidité
de l’âme du rêveur ! Pour Hegel, qui donne au sommeil une priorité d’état
ontologique, le problème est celui du passage vers l’éveil, du transit de la
vigilance ; il s’agit de comprendre comment l’esprit passe du « pur
soi dans son être » ainsi qu’il définit le sommeil, à l’être-pour-soi de
l’éveil. Ce qu’il finit par considérer, en effet, comme une question
vexante…D’autre part, Heinrich Heine, dans des pages où il parle de
« son maître, le grand Hegel », rapporte que celui-ci lui aurait
confié que si l’on avait noté tous les rêves des hommes durant une période
donnée, on aurait pu voir apparaître à leur lecture rétrospective une image
tout à fait juste de l’esprit de cette période. Vous voyez qu’il y a pour le
moins du flottement dans la diversité de ces appréciations.
Vous
écrivez que Heidegger nous invite à penser la signification du rêve à partir de
la vérité de l’être. Qu’entendez-vous par là ?
Le jeu du
découvrement et du retrait, de la comparution et de la mise à couvert – comment
le rêve fait-il en cela monde ? Quelle réserve d’être y est-elle
signifiée ? Comment s’y modifie la possibilité d’être du Dasein ? Tant que
fait défaut une ontologie du rêver, il n’y a pas d’autre interstice que le fond
physiologique de l’angoisse pour constituer le sol onirique, si j’ose dire. La
piste d’analyse à suivre est peut-être indiquée par Heidegger, lorsqu’il
remarque qu’on ne « s’érêve » pas au monde onirique de la même façon
que l’on s’éveille au monde vigile.
Si l’on
dit que l’épokhè phénoménologique suspend la distinction réelle entre l’âme
et le corps (que Descartes préconisait) au profit de la notion de flux de
conscience, cette dernière n’efface-t-elle pas la distinction entre rêve et
réalité ?
Elle l’efface
telle que nous la pré-concevons habituellement dans l’attitude naturelle ;
mais du coup elle renvoie la tâche de son établissement à l’ego transcendantal
témoin du flux empirique onirique. Husserl et Fink ont tenté de décrire et
penser cela et je m’y suis longuement arrêté dans le chapitre consacré à
l’idéalisme husserlien et la constitution du rêver. Notons que Husserl qualifie
le sommeil d’ « épokhê naturelle »;
toute la question est de savoir s’il peut exister, au-dessus du Je qui rêve, un ego spectateur
parfaitement désintéressé, désinséré du matériau onirique et capable de scruter
phénoménologiquement la constitution du rêve en en dégageant l’essence du
rêver.
Ludwig
Binswanger a écrit un essai intitulé « Rêve et Existence ». Il affirme
que la Dasein analyse comme la psychanalyse avant elle, commencent toutes les
deux par une étude sur le rêve. Estimez-vous que la psychanalyse a réhabilité
le rêve, lui a redonné ses lettres de noblesse ?
En avait-il à
perdre ? Et qui diable les lui aurait soustraites ? L’approche
psychanalytique du rêve est liée à la double thèse freudienne de son entente
comme « gardien du sommeil » d’une part et comme « réalisation
hallucinatoire d’un désir refoulé» d’autre part. La voie d’analyse est toujours
thérapeutique – c’est de rêves de patients qu’il s’agit, dans le souci de
déceler et dénouer les drames psychiques dont ils sont l’intégration
symptomatique. En ce sens, le jeu symbolique ourdi par les rêves me semblent
l’indice d’une ressource intérieure, d’une forme de santé, quelque chose comme
l’écho d’une lutte. Il en va des rêves en matière psychique comme de la fièvre
en matière organique : l’élévation thermique du corps signifie qu’il
combat son agresseur. Les maladies sans fièvre sont au contraire des capitulations
corporelles. Eh bien, transposons cela aux déséquilibres psychiques, en osant
la thèse que les rêves sont les fièvres de l’âme, les appels au secours
d’instances en litige – et que leur interprétation juste peut être décisive
pour l’identification et le traitement des maux. L’extinction progressive de
l’activité onirique dans l’histoire d’une psychose est plutôt le signe de son
aggravation, de la fixation des entraves psychiques et de la cristallisation du
mal. Si la psychanalyse a donné des lettres de noblesse au rêve, c’est sur le
terrain diagnostique et curateur – et cela requiert la justesse des intuitions
de l’interprète. Freud est absolument stupéfiant à cet égard. Et les intuitions
lacaniennes viennent heureusement compléter et approfondir notre compréhension
des dynamiques de la psychê.
Hormis l’esprit de querelle perpétuelle, qui est encore plus vif chez les
psychologues que chez les philosophes, je n’ai jamais réellement compris ce que
les uns et les autres se reprochaient. Je me souviens d’une conférence donnée
devant des psychiatres freudiens, où j’avais parlé de Lacan ; à la fin de
mon intervention, l’un d’entre eux s’est levé et a tonitrué : « Je me
battrai à mort jusqu’à la mort contre la psychanalyse spéculative » !
Il avait trois fois tort ! D’abord de mettre sa mort dans une telle
balance ; ensuite en taxant Lacan de spéculatif, dans le faible sens de
l’opposition à la pratique, parce que tout ce que développe Lacan est
intégralement axé sur la praxis psychanalytique ;
enfin, qu’y a-t-il à dénoncer dans la spéculation, dès lors que le psychisme
est lui-même un speculum,
une instance spéculante ?
Nerval
écrivait que « le rêve est une seconde vie ». Que pensez-vous de ce mot
de Nerval ?
Que nous
n’avons qu’une seule vie et que le rêve lui appartient. Au demeurant, il y a
chez Nerval un foisonnement de thèses incompatibles quant au rêve – je pense
à Aurelia –
qui reflète l’égarement du héros dans cette compénétration du rêve et de la
veille dont il est le jouet. Ce diamant littéraire brille simultanément de
mille facettes et concentre paradoxalement le « sans feu ni lieu » du
rêve dont le fil se perd progressivement dans le récit. La pauvreté de ses
commentaires est d’ailleurs inversement proportionnelle à la luxuriance du
propos nervalien. Hormis celui de Pierre Pachet, toujours incisif et allant
droit à l’essentiel sans jamais sacrifier aux modes et usages du fatras
universitaire des supposés spécialistes; c’est que, contrairement à la plupart
qui ne s’occupe guère que de leur quantité de surface imprimée, Pachet a
quelque chose à dire et n’écrit pas de livres pour rien.
Revenons,
pour conclure, à la philosophie. S’il est vrai qu’elle est une recherche des
essences, êtes-vous parvenu dans vos travaux à dégager une essence du
rêve ?
Je ne
sacrifierai pas moi-même, pour vous répondre, à l’habituelle pirouette qui
consisterait à dire que son essence est de n’en pas avoir ! Mais il faut
bien comprendre que le rêve n’est pas un « quelque chose » de visable
au même titre que la beauté ou la justice. Rêver est une modalité d’être, une
tournure de la présence ; tournure qui n’est pas isolable, séparable du
dormir et du veiller. C’est l’entretissement de ces trois dimensions qui
décline l’éventuelle vérité de notre y-être et si vous y tenez, l’essence de
notre présence/absence. Ce qui se profile de plus en plus à mes yeux, c’est
que, concernant ce que nous sommes, la vérité n’est qu’un surnom, légitimement
attribuable à tout ce que nous ne sommes pas mais n’ayant pas cours quant à
cette déclinaison d’être qui modalise incessamment notre exister.
Mais
alors, de quoi la vérité est-elle le surnom ?
De la nudité. Le sens de la nudité n’a plus été approché d’un iota depuis l’Antiquité, sauf par les poètes. Nous pensons surchargés des haillons de l’Histoire, enserrés dans d’impossibles frusques et comptables de toutes les chausse-trappes de l’esprit. Les seules vêtures qui nous conviendraient, qui épouseraient notre forme d’être, seront tissées d’immémorial et de prophétie. Mais peut-être le temps n’en est-il pas encore venu. Dieu, que c’est long !
Propos recueillis par Isabelle Gaudé
« Rêve, Vérité » de Pierre Carrique, Editions Gallimard, NRF essais, 388 pages, 21€.
Connu pour ses
travaux sur Péguy, sur la patience, sur l’art et sur la musique, Philippe
Grosos est un phénoménologue. Il récuse les étiquettes et n’hésite pas à
s’aventurer du côté de l’art qu’il pense en rapport avec l’existence, en
s’attachant à approfondir le sens du concept d’esthétique. Il nous livre cette
année un essai passionnant « L’artiste et le philosophe » où il
s’applique à démontrer que certaines œuvres d’art et certaines œuvres
philosophiques tissent de profondes correspondances grâce à une commune
intuition de leurs créateurs, comme par exemple Pascal et le peintre de La
Tour, Thomas d’Aquin et Fra Angelico, Schelling et Liszt, Diderot et Fragonard.
Enfin Philippe Grosos ne résiste pas à la tentation d’analyser les
correspondances esthétiques entre le sculpteur Giacometti et le phénoménologue
Maldiney, auquel il voue une grande admiration et dont il œuvre à faire
connaître et diffuser la pensée depuis plusieurs années.
Philosophiquement,
la thèse de Philippe Grosos (« Système et Subjectivité », chez Vrin)
porte sur les différentes inflexions du concept de système dans l’idéalisme
allemand et montre que son auto-déploiement intègre l’ontologie comme
« essence de la manifestation ». Partant d’une critique du système et
de sa volonté d’accéder à une plénitude du sens, il s’efforce de mettre en
place une philosophie positive de l’intotalisable, « au sens où ce qui
échappe à toute totalisation (la chose même) n’est pas seulement pour la
phénoménologie un objet parmi d’autres possibles mais son véritable horizon de
signification ». Cet ancien normalien, professeur de philosophie à l’Université
de Poitiers, nous promet pour bientôt une œuvre formidablement intéressante
puisqu’il est en train d’achever un ouvrage sur l’art paléolithique et la
philosophie « Signe et forme » où il s’interrogera sur l’essence des
peintures rupestres. En effet, si l’art paléolithique n’est qu’un ensemble de
signes, ou comme on le dit souvent un pré-langage symbolique, peut-on dire
qu’il relève de l’art ? A découvrir absolument.
Philippe
Grosos, vous êtes un phénoménologue réputé, pouvez-vous nous dire en quoi
consiste la phénoménologie ?
Pour ce qui est
de la « réputation », je ne sais pas trop ; toutefois en ce qui
concerne la phénoménologie, il me semble que pour en saisir la singularité il
faut commencer par être attentif à deux ou trois points précis. Tout d’abord,
il faut rappeler que Husserl en est le véritable initiateur ; Husserl et
non Hegel, alors même que ce dernier est l’auteur dès 1807 d’un ouvrage
intitulé Phénoménologie
de l’esprit. Cette œuvre magnifique est alors prise dans la
mouvance de l’idéalisme post-kantien et dans la recherche d’une fondation de la
philosophie qu’elle conçoit comme science. Aussi l’écriture par Hegel de cet
ouvrage est-il sa première (mais non définitive) grande réponse à cette
exigence de fondation spéculative de la connaissance. Or, si différentes soient
les démarches de Hegel et de Husserl, il est possible de remarquer qu’il
restera chez ce dernier quelque chose du premier : à savoir l’idée,
aujourd’hui bien peu évidente, que la philosophie doit être une science, et qu’elle requiert
comme telle une fondation de ses principes. C’est pourquoi Husserl a pu, par
exemple, rédiger en 1911 ce célèbre article intitulé : « La
philosophie comme science rigoureuse ». Reste que malgré cette influence
hégélienne (d’ailleurs peu réfléchie par Husserl et en cela problématique),
c’est Husserl qui le premier a revendiqué pour sa pensée le terme phénoménologie, et non
Hegel. Il faut toujours, me semble-t-il, porter grande attention à la façon
dont un penseur dénomme sa philosophie. Elle nous renseigne sur l’horizon et
l’intention de signification qu’elle déploie. Le second point qu’il
importe de remarquer tient au fait que, depuis cette fondation au tout début du
XXe siècle, les auteurs qui ont revendiqué le concept de phénoménologie en ont
changé plusieurs fois le sens. Cela est déjà vrai pour ce qui est des
définitions que Husserl a pu en donner (puisque sa phénoménologie n’a pas
toujours été “transcendantale”) ; mais cela l’est encore bien davantage
pour Heidegger. En 1919, il la définit comme une « phénoménologie de la
vie », en 1927 dans une « phénoménologie du Dasein », puis au
terme de son œuvre comme une « phénoménologie de l’inapparent ». Par
la suite, comme vous le savez, chaque penseur qui a souhaité s’inscrire dans la
mouvance de la phénoménologie s’est vu dans l’obligation d’avoir à la repenser
et à la réorienter. Ainsi des concepts auxquels Husserl tenait essentiellement,
et notamment celui d’intentionnalité,
sont aujourd’hui très largement contestés (en Allemagne par Hermann Schmitz ou
par Bernhard Waldenfels ; en France, par Henri Maldiney). Mais
comment se fait-il que de telles variations puissent avoir lieu ?
Précisément parce que si un des mots d’ordre rappelé par Husserl est bien celui
de pouvoir aller « aux choses mêmes », il importe de comprendre que
ce sont précisément ces choses qui guident l’orientation de la pensée et la
façon que nous allons pouvoir les concevoir. Une phénoménologie d’un affect,
par exemple, ne peut se concevoir à l’identique d’une phénoménologie nous
rapportant à un phénomène qu’on dira invisible (Dieu en étant l’exemple même).
Dans tous les cas toutefois (et cela est essentiel), ce qui singularise la
phénoménologie c’est qu’elle est irréductible à une simple description des
phénomènes, car il est clair que d’autres sciences peuvent décrire des
phénomènes : ainsi en est-il du physicien, qui ne se revendique pas pour
autant phénoménologue.
Aussi, loin d’être une description des phénomènes, la phénoménologie est une
étude de leur mode de donation. C’est lorsque sont posées les questions de
savoir comment les phénomènes se donnent à nous mais également qui est ce nous à qui ils se
donnent que la démarche philosophique peut relever de la phénoménologie.
J’ajouterai pour ma part une autre caractéristique profonde : c’est qu’il
me semble que le point commun à toutes les phénoménologies est d’approcher des
phénomènes qu’elles reconnaissent comme intotalisables. C’est pourquoi il m’a
semblé que toute phénoménologie était une phénoménologie de l’intotalisable au
sens où ce qui échappe à toute totalisation (la chose même) n’est pas seulement
pour la phénoménologie un objet parmi d’autres possibles, mais son véritable
horizon de signification.
Vous
êtes un spécialiste de Maldiney. Vous êtes aussi un des membres fondateurs de
l’Association Internationale Henri Maldiney qui a pour objet de faire connaître
et diffuser son œuvre, d’en prolonger le mouvement. Pouvez-vous nous parler de
sa philosophie ?
Vis-à-vis de
Maldiney, je suis surtout quelqu’un qui lui est redevable. Il s’est, quelques
années avant ma soutenance de thèse (qui eut lieu en 1994), intéressé à mon
travail et m’a, par son œuvre autant que sa présence, toujours soutenu. Aussi
lorsqu’il a demandé au psychiatre Christian Chaput et à moi-même de prendre en
charge la réédition de son œuvre et de nous occuper de son édition et de sa
diffusion, ce fut pour nous un grand plaisir autant qu’une grande
responsabilité ; et c’est avec le soutien des éditions du Cerf que nous
avons pu rendre disponibles les textes fondamentaux d’une œuvre qui ne l’était
plus. Un des grands mérites de Maldiney est de parvenir à parler des choses les
plus difficiles, délicates, sans jamais céder à la tentation du jargon.
Relisez-le et vous verrez que mis à part quelques très rares exceptions, comme avec
les concepts de signifiance, de transpossibilité ou de transpassibilité, il n’a
recours à aucun néologisme. Et si sa langue requiert de son lecteur une
attention soutenue, cela tient essentiellement à la difficulté de ce qu’il
s’efforce de penser. D’un mot, il est possible de dire qu’il s’agit de
l’existence dans ses affects fondamentaux, et plus encore de l’existence telle
qu’elle se découvre dans la surprise d’être et d’y être, c’est-à-dire d’être
toujours déjà comprise dans un réel qu’elle ne peut pas anticiper. Le réel,
dit-il d’une façon aussi simple que décisive dès 1973 dans Regard parole espace,
« est toujours ce qu’on n’attend pas ». Or il me semble que toute
l’œuvre de Maldiney peut s’entendre comme une façon de décliner toutes les
incidences de ce propos. Celui-ci nous renvoie alors à une philosophie de la
rareté de l’événement et de la rencontre, mais également à ce qu’il advient de
nous lorsque nous y sommes confrontés, c’est-à-dire à la force que nous avons
ou non à ce moment-là d’exister. C’est pourquoi sa pensée engage au moins trois
axes fondamentaux : une réflexion sur les concepts nous permettant de
penser une telle puissance de l’événement, et la question est alors de savoir
comment concevoir la phénoménologie afin qu’elle puisse en rendre compte (c’est
là le sens de sa critique du concept d’intentionnalité) ; une analyse sur
notre rapport à l’œuvre d’art comme lieu où l’existant, dans l’affect et non le
concept, est confronté à lui-même (Maldiney est de ceux qui ont bien compris qu’on
ne pouvait parler d’art qu’en parlant des œuvres elles-mêmes, c’est-à-dire dans
leur singularité) ; une méditation de la difficulté qu’il y a à faire face
à ce qu’on ne peut prévoir, c’est-à-dire une méditation de tout ce qui menace
l’individu d’inexistence,
et c’est là ce qui explique son intérêt pour la psychiatrie, notamment pour
celle phénoménologique de Ludwig Binswanger. Il va sans dire qu’un tel
propos ne cesse de nourrir le mien.
Nietzsche
écrivait : « L’art rien que l’art, il ne nous reste que l’art pour ne
pas mourir de la vérité ». Dans votre dernier essai,
« L’artiste et le philosophe », vous établissez une
phénoménologie des correspondances esthétiques entre artistes et philosophes.
Aviez-vous simplement envie de beauté pour vous atteler à pareil projet, ou
cherchiez-vous à montrer qu’il y a de la pensée, de la vérité dans
l’art ?
Dans cet
ouvrage, mon souci a essentiellement consisté à trouver un type de parole qui
ne mette pas le philosophe dans une position de surplomb par rapport à l’artiste,
lequel n’a par ailleurs pas besoin de lui pour faire ce qu’il a à faire. Mais
afin de présenter au mieux ce travail, il me faut repartir de plus loin.
J’avais naguère consacré ma thèse de doctorat à comprendre ce que pouvait bien
signifier l’apparition et la revendication explicite au sein de l’idéalisme
allemand du concept de système,
qui en faisait alors le synonyme du concept de philosophie. Or si une telle adéquation, à
laquelle trop souvent nous ne prêtons pas attention, est intéressante, c’est,
comme Heidegger l’avait remarqué dans son étude consacrée à Schelling en 1936,
que ce concept de système a été, dès la mort de Hegel, sujet à des critiques
qui se sont intensifiées tout au long du XXe siècle. La
conséquence en est pour nous, aujourd’hui, que son équivalence avec celui
de philosophie n’a
plus guère d’évidence. Ce concept de système, je ne l’ai pas interprété
méthodologiquement (comme l’exigence d’une simple cohérence interne du
discours, car toute philosophie digne de ce nom, hier comme aujourd’hui, est
cohérente sans pour autant revendiquer d’être système), mais je l’ai interprété
ontologiquement. Autrement dit j’y ai vu l’effort de bâtir une métaphysique de
la plénitude de la présence à soi, une métaphysique de l’Absolu, de l’Esprit, de
l’Idée. Et d’emblée mon intention a été d’en déconstruire les présupposés. Une
telle démarche m’a progressivement permis d’élaborer deux axes complémentaires
dans ma réflexion : un axe menant à une description du réel comme
phénomène intotalisable (c’est là l’enjeu des concepts d’ironie, de
retournement, de tragicomédie que je m’efforce de développer) ; et un axe
me menant à une critique de toute esthétique se pensant comme l’élaboration
d’un système des beaux-arts. J’avais déjà, en 2008, fait paraître un ouvrage
conçu selon ce principe, qui portait sur la musique. Il ne s’agissait alors ni
de me consacrer à l’analyse des rapports entre la musique et la poésie ou
quelques autres arts, ni d’expliquer le génie de tels compositeurs ou la
suprématie de tel genre musical, et encore moins de penser le rapport général
du concept de musique à celui de philosophie : une telle approche relève
toujours selon moi d’une esthétique qui vise à hiérarchiser et à subordonner.
Mon propos était tout autre : il s’agissait de montrer comment la musique
transforme des possibilités humaines afin d’en libérer d’autres qui sans elle
n’existeraient pas. Or lorsqu’on se souvient du fait que, quelles que soient
les époques et les cultures, l’homme joue de la musique ou simplement en écoute,
on comprend que la musique occupe dans nos existences une part plus
qu’importante. Je la dirais quant à moi constituante, et c’est ce que j’avais
voulu montrer en soulignant qu’elle rendait possible et pensable le passage de
la parole au chant, de la marche à la danse, comme d’ailleurs, en analysant
l’architecture, du fait de bâtir à celui d’habiter. Or cela m’obligeait à
repenser le sens du concept d’esthétique.
Et c’est là, en tirant la leçon des propos de Maldiney, ce que d’une autre
façon j’ai continué de faire avec L’artiste
et le philosophe. Vous mentionniez à l’instant le nom de Nietzsche.
J’y reviens en conclusion de cet ouvrage en remarquant que lui non plus, et
parmi les premiers, ne s’est pas satisfait d’une esthétique qui ne relèverait
que d’une analyse (pensée ou non en termes de système) des beaux-arts. C’est
pourquoi il a fini par substituer au concept d’esthétique celui de physiologie. Mais de ce fait
son propos rapporte alors l’art à la vie ;
or il me semble, quant à moi, que c’est plus précisément ce qu’exister veut dire que
l’art engage. Et c’est pourquoi je ne suis pas la même voie.
Le Tricheur, Georges de la Tour
Dans L’artiste et le philosophe, vous montrez que des
philosophes et des artistes qui ne se sont jamais rencontrés, qui ne sont
pas forcément contemporains, ont parfois une commune intuition sur laquelle ils
bâtissent leur œuvre. Par exemple, Blaise Pascal et Georges de la Tour.
Tous deux partageaient l’intuition de la chute et de l’élévation…
C’est
effectivement cette intuition là que je mets à l’épreuve. Je suis parti non pas
de l’analyse qu’un philosophe aurait proposé d’un artiste (qui parce qu’il
l’aurait admiré l’aurait commenté, ou encore qui aurait vu dans son travail
l’anticipation de sa propre pensée : c’est là ce que je nomme des
positions de surplomb), mais de l’idée que deux individus, confrontés à une
même intuition ou à une réalité, ont pu la traduire pour l’un sous une forme
artistique, et pour l’autre sous une forme conceptuelle. Or si cette intuition
leur est commune, on peut alors dire que leurs œuvres entrent esthétiquement en
correspondance, en repérer les manifestations et les décrire. Mais pour autant
que cette intuition les engage chacun personnellement, on peut dire que cette
approche esthétique ici déployée nous fait radicalement sortir d’une théorie
des beaux-arts pour nous rapporter à une analyse de l’existence. Bref, une
telle esthétique n’a rien à voir avec un problème d’évaluation de la qualité de
l’œuvre ; elle a dès lors pour vocation de mettre au jour les enjeux d’une
intuition qui, leur étant commune, rapproche malgré eux deux individus par
leurs œuvres, autant que deux œuvres par l’épreuve que ces individus font de
l’existence. Tel est, me semble-t-il, ce qui se passe pour celles de Pascal et
de De la Tour. Pourtant, ils ne se connaissent pas, ne s’influencent pas l’un
l’autre ; plus encore De la Tour n’est pas un peintre érudit et Pascal n’a
guère d’intérêt pour la peinture. Pourtant il m’a semblé qu’ils faisaient l’un
l’autre la commune expérience d’un rapport au monde placé sous le double signe
de la chute (entendue comme déchéance et péché) et de l’entrevision du salut,
cette entrevision dont témoigne leur passion du clair-obscur. Il ne s’agissait
donc nullement dans ce chapitre initial de subordonner l’artiste au philosophe.
Ma démarche a été tout autre : elle a impliqué d’entrer à la fois dans la
biographie des individus mais surtout dans la logique de leurs œuvres, afin de
repérer les schèmes communs qui pouvaient les traverser. Ces schèmes, je les ai
nommés des existentiaux, c’est-à-dire des catégories fondatrices de l’existence
humaine. Évidemment, une des difficultés de ce travail a consisté à éviter
l’arbitraire du rapprochement en comprenant quels couples d’artistes et de
philosophes il était possible de constituer. L’autre difficulté était de
concevoir un ouvrage en lequel chaque chapitre consonnait avec l’ensemble des
autres sans toutefois n’être déductible d’aucun d’eux. Cela a été un gros
travail d’appropriation et d’analyses, car certaines d’entre elles ont pu
parfois requérir l’énergie que requiert la préparation d’un livre entier ;
mais au final ce fut surtout un grand plaisir : celui de m’obliger à
parler non d’art en
général, mais d’artistes et surtout d’œuvres en particulier. En cela, je crois
avoir retenu la leçon de Maldiney.
Nouveau-né, Georges de la Tour
Pascal
et le peintre De La Tour expriment tous deux qu’abandonné par Dieu (en pleine
déréliction, comme on le dirait aujourd’hui), l’homme miséreux ne cherche plus
qu’à se divertir. Tout le monde connait la célèbre formule de Pascal :
« La seule chose qui nous console de nos misères est le
divertissement, et cependant c’est la plus grande de nos misères ».
Est-ce pour cette raison, et ce afin de tromper l’ennui et la mort, que dans
les peintures de De la Tour, « Les joueurs de cartes », se
divertissent, trichent…
Il m’a en effet
frappé que la logique des peintures de De la Tour obéissait à deux genres, mais
également à deux motifs et à deux modalités picturales. Les deux genres sont
ceux du laïque et du religieux ; les deux motifs sont liés au couple divertissement-affairement
d’une part et édification de l’autre ; quant aux deux modalités
picturales, elles relèvent du diurne et du nocturne. Or chez De la Tour le
motif laïque est toujours pris entre divertissement (les musiciens, les joueurs
de carte, la diseuse de bonne aventure) et affairement (le paiement des taxes,
le souffleur à la lampe, les mangeurs de pois, la femme à la puce). Mais ce qui
les rapproche l’un de l’autre c’est à chaque fois l’expression d’une même
misère d’être. Sur ce point la comparaison avec la peinture du Caravage est
instructive. De La Tour n’a en effet pas emprunté au Caravage que son art du
clair-obscur ; il s’est également et manifestement inspiré de lui pour des
motifs de figurations. Ainsi en est-il de son usage de certains thèmes laïques
(musiciens, joueurs de carte, diseuse de bonne aventure) comme religieux (le
reniement de saint Pierre, Marie-Madeleine). Mais dès qu’on observe leurs
peintures, on constate que là où les musiciens du Caravage ont l’air de jeunes
poupons transformés en artistes de cour, ceux de De la Tour sont de pauvres
gueux, aux visages parfois aveugles, et défaits par la vie et les souffrances
de la rue. Dans le tableau du Caravage représentant des joueurs de cartes, un
jeune naïf est victime de deux complices ; dans celui de De la Tour, la
tricherie est parfaitement réciproque ; la diseuse de bonne aventure du
Caravage est jeune et jolie ; celle de De la Tour, qui est vieille et
fanée, ne lui prend la main qu’afin de soustraire son attention à l’activité de
trois jeunes mendiantes qui au même moment le détroussent. Et des analyses
similaires peuvent être proposées pour ce qui est des peintures religieuses des
deux artistes. C’est à tel point qu’on peut se demander si saint Jude, patron
des causes désespérées dont De la Tour fait le portrait, n’est pas également le
protecteur particulier du peintre ! Dès lors l’usage que cet artiste fait
du clair-obscur ne ressemble plus à celui, bien plus esthétisant, du Caravage.
Bien différent même de celui que les historiens d’art ont nommé le ténébrisme, et dont José de
Ribera fut un des maîtres, De la Tour a su lui conférer une tout autre force
expressive, à mon sens bien plus troublante. Chez lui en effet le clair-obscur
est toujours mélancolique : il montre l’homme dans un état de faiblesse.
Sa condition est celle d’un homme défait ; or l’horizon religieux de cette
peinture autorise à comprendre cette déréliction comme la conséquence du péché.
Ce qui lui reste, dès lors, c’est seulement la possibilité, pris qu’il est dans
le clair-obscur, d’entrevoir bien difficilement un Dieu qui ne se montre qu’en
se dissimulant (pensez à son saint Joseph Charpentier et l’enfant, dont il faut
deviner qu’il s’agit de Jésus, ou encore à la scène de la nativité qui est
dénuée de toute dorure et de toute emphase). Or il me semble que c’est cette
même double intuition que Pascal a quant à lui philosophiquement
médité – ce dont témoigne le mot, là encore tout en clair-obscur et
renversement, que vous rappeliez. Une même intuition, donc, mais déclinée pour
l’un dans l’affect de la peinture, pour l’autre dans la méditation d’une parole
réfléchie.
Nietzsche
disait que « Sans la musique, la vie serait une erreur ». Dans vos
cinq « études de cas », vous faites aussi un rapprochement entre
l’intuition du musicien Frantz Liszt et celle du philosophe Schelling. Quelle
est, selon vous, leur intuition commune ?
Parmi les
artistes auxquels j’ai consacré une étude dans cet ouvrage, figure
effectivement le musicien Franz Liszt. Je suis parti du constat que chacun
connaît, à savoir celui de son extraordinaire précocité. Lorsqu’il arrive à
Paris en compagnie de son père, en 1822, à l’âge de onze ans, il va éblouir
tous les salons parisiens par sa virtuosité ; et les comptes rendus que
les critiques musicaux font de ses premiers concerts parisiens sont alors
dithyrambiques. Or il est manifeste qu’entre tous les arts, seule la musique
rend possible une telle précocité (qui avant Liszt fut également le fait de
Mozart, auquel en son temps on le comparera ; ou encore après lui, de
Felix Mendelssohn par exemple… et depuis de bien d’autres musiciens). Il n’y a
pas de sculpteurs ni même d’artistes peintres qui puissent, sur ces questions,
rivaliser. Un peintre, même Picasso, ne produit pas d’œuvre majeure avant l’âge
de vingt ans. Ce qui est déjà exceptionnellement jeune ; mais un musicien
peut être génial à onze ans ! Or qu’en est-il en philosophie ?
L’exigence de connaissance et de maîtrise de la langue liée à cette discipline
ne se prête pas à une telle précocité. Nul n’est un grand savant à onze ans,
même s’il arrive que des enfants de cet âge soient exceptionnellement
intelligents. Aussi, si l’on cherche des exemples de précocité philosophique,
il faut admettre qu’il est difficile d’en trouver. Sans même parler de Kant qui
rédigea la Critique de sa
raison pure à 57 ans, il semble que les grandes œuvres
requièrent une maturité peu compatible avec le jeune âge. Pourtant il est à
cela quelques très rares exceptions, dont la plus notoire me semble être celle
de Schelling. Admis à 15 ans au collègue universitaire de Tübingen, il publia
son premier ouvrage à 19 ans, multiplia les publications dans les années qui
suivirent et enseigna à l’université à 23 ans. Aussi le premier point commun
entre Liszt et Schelling me semble être le brio. Je me suis donc demandé ce que
signifiait être brillant, c’est-à-dire ce que pouvait bien signifier exister en
ayant à être brillant. Car le problème du brio ne relève pas que de la
satisfaction et de l’épanouissement individuel. Pour Liszt, par exemple, ce
brio lui a été sa carte d’entrée dans la société aristocratique de la
Restauration, et la façon dont il lui a été possible de faire carrière. Mais
cela veut dire qu’il lui aura fallu, sous peine d’être vite remplacé et donc
oublié, être brillant lors de chacune de ses représentations. Si le problème
sur ce point a pu être sensiblement différent pour Schelling, c’est qu’à
l’époque le statut du musicien et celui du philosophe ne sont pas équivalents.
Depuis longtemps la philosophie avait ses lettres de noblesse académique ;
mais avant Liszt, le musicien, même grand, n’était jamais qu’un serviteur.
C’est le génie lisztien qui lui aura permis une première grande émancipation
sociale. Quoi qu’il en soit de ces différences, si l’on médite de façon comparée
les parcours de Liszt et de Schelling, on peut s’apercevoir de troublantes
similitudes, que j’ai pensées en termes de correspondances. La première est donc leur
précocité et le brio qui caractérise leurs activités et productions. Celui-ci
donne lieu à une très forte reconnaissance sociale. Liszt par exemple fut adulé
lors de ses récitals – genre musical que par ailleurs il inventa – par des
foules composées de milliers de personnes, et cela dans l’Europe entière qu’il
parcourra d’Ouest en Est, et du Nord au Sud pendant près de 20 ans. Toutefois
le poids du brio, c’est-à-dire du fait d’avoir à se conformer à ce qui devient
vite une exigence sociale, doit être bien lourd, car ni Liszt ni Schelling
n’ont souhaité trop longtemps le supporter. Et c’est là le second point qui m’a
intéressé : le fait que chacun d’eux, « au milieu de leur vie »
comme ils ont pu le dire, c’est-à-dire vers 35 ans, ait renoncé à ce brio, brio
qui avait pour conséquence de recentrer toute activité sur leur propre subjectivité
(leur être soi, leur Moi). C’est en 1848, à l’âge de 37 ans que Liszt, tel
qu’il l’avait annoncé quelques années auparavant, mit définitivement fin à sa
carrière de concertiste international pour se consacrer à la composition. Et
c’est après avoir écrit en 1809, lorsqu’il a 34 ans, Les recherches philosophiques sur
l’essence de la liberté humaine, que Schelling va quasiment mettre
fin non à ses activités d’écritures, mais à leurs publications. L’œuvre à venir
sera certes encore abondante, comme d’ailleurs le sera celle de Liszt ;
mais Schelling ne la publiera pas. Or à partir de ce tournant, pour ce musicien
comme pour ce philosophe, va s’ouvrir une autre période de leur existence.
Outre que cette période sera pour l’un comme pour l’autre marquée par une religiosité
plus importante, car plus prégnante dans leur œuvre, cette période ne pourra
plus être comprise comme centrée autour de la valorisation de l’ego tel que le requiert
la nécessité d’avoir à être brillant pour continuer d’être socialement
existant. À l’inverse, ce qui me frappe est que l’un comme l’autre ont marqué
la suite de leur œuvre du sceau du recueillement. Et cela en un double sens,
religieux certes, mais également au sens d’une exigence de rassemblement des
productions humaines. Ainsi Liszt est non seulement curieux de toutes les
musiques nationales, au point de ne cesser de les encourager, mais plus encore,
toute son œuvre – et c’est même là une de ses constantes – consiste à
se réapproprier, afin de la valoriser, la musique des autres : il transcrit
sans cesse, assimile, intègre au piano toutes les musiques : bref il les
recueille. Quant à Schelling, il me frappe beaucoup que, après quelques années
de quasi silence, passé 1809-1810, la grande œuvre en cours sera sa philosophie
de la religion telle qu’elle intégrera en elle une philosophie de la
mythologie, c’est-à-dire rien moins que toutes les mythologies du monde dont il
peut avoir connaissance. Prenant au sérieux l’idée chrétienne de création du
monde, sa thèse est en effet celle d’une révélation initiale détruite par le
péché originel, destruction dont la conséquence fut le polythéisme et la
multiplication des formes de religiosité partout dans le monde. Or sa ressaisie
des nombreux polythéismes, jusque dans leur logique interne, vise à montrer
comment le monothéisme, au prix d’une seconde révélation, a pu se reconstituer.
C’est l’idée d’un rachat du monde par la venue du messie. Mais quoi qu’il
en soit, ce qui ici m’a intéressé, c’est moins le contenu positif des thèses de
Schelling, que le fait que son parcours dans l’existence a, me semble-t-il, été
similaire à celui de Liszt, parce que l’un comme l’autre ont répondu à un même
questionnement. Que signifie avoir à être brillant, lorsqu’on est génial ?
Jusqu’où est-il possible, pour un existant, d’assumer une telle charge ?
C’est pour penser cela que j’ai cru pouvoir ressaisir leurs parcours respectifs
en convoquant ces deux verbes : briller et recueillir. Il m’a semblé que
ces concepts pouvaient me permettre de penser ce qu’ont essentiellement en
commun ces deux existences.
La forêt, Alberto Giacometti
En tant
que spécialiste de Maldiney, vous ne pouviez pas ne pas l’évoquer… Dans
votre ouvrage, vous parlez de correspondance esthétique entre la phénoménologie
de Maldiney et les sculptures filiformes de Giacometti. Pourtant Maldiney qui
connaît bien l’art du XXème siècle, n’a jamais rencontré Giacometti…
J’ai
effectivement tenu à clore ces analyses par un bref chapitre consacré à la
correspondance que je vois entre l’œuvre de Giacometti et celle de Maldiney. Et
je me souviens, non sans émotion, que lorsque je préparais cet ouvrage, j’avais
osé m’ouvrir à Maldiney de cette correspondance le
concernant. Il l’avait trouvé pertinente, et je crois même séduisante. Ce qui
m’avait fort encouragé. Maldiney, comme vous le rappeliez justement, connaît
fort bien la peinture du XXe siècle : un ouvrage comme Ouvrir le rien, l’art nu,
paru en 2000, en est un exemple manifeste. Pourtant, outre qu’il n’a pas
personnellement connu Giacometti (alors que l’un l’autre ont eu comme ami
proche André du Bouchet), il n’en a guère, dans toute son œuvre, parlé qu’à une
seule reprise. Et encore est-ce dans une brève page consacrée à la fondation
Maeght à Saint-Paul de Vence, qu’on trouvera dans Avènement de l’œuvre, paru en
1997. Or, dans ses analyses du concept d’existence, deux schèmes spéculatifs me
semblent essentiels, d’autant qu’il ne cesse de les faire valoir : ce sont
ceux de verticalité et de traversée. En cela la passion qu’il avait de la haute
montagne met clairement en accord sa vie et sa pensée. Maldiney n’a en effet
jamais cessé de méditer l’importance pour l’homme de la verticalité.
« Quand le corps est couché, la pensée est plate », a-t-il pu confier
à un de mes amis à la fin de sa vie. Or cette verticalité irradie de fait notre
langage et nos représentations : se tenir droit, ce qui ne signifie pas
être rigide et manquer de plasticité, n’est ni être à genou, ni être courbé par
le poids des vicissitudes. Mais cette verticalité n’est pas seulement métaphorique
ou symbolique. Elle constitue, comme Maldiney l’a compris en méditant le
concept heideggerien d’existence, une des tâches les plus essentielles de la
condition humaine. Et plus encore, pour autant que nous ne soyons pas plantés
là, mais que nous avons temporellement à faire l’expérience de l’autre et du
monde, il nous faut traverser l’existence,
et en cela la déployer. Ériger et traverser me semblent ainsi pouvoir
constituer deux des existentiaux les plus fondamentaux par lesquels toute
existence humaine peut se penser. Or quel artiste plus que Giacometti s’y est
le mieux confronté ? Je me souviens que plus jeune, devant ses grandes
statues filiformes, je m’étais posé la question de savoir où va L’homme qui marche.
Ainsi énoncée, la question est certes naïve, mais ce qu’elle interroge ne l’est
pas tant. L’homme qui
marche ne va nulle part ; en revanche, il figure ce
qu’avoir à traverser pour
l’homme engage. Certes Giacometti n’est pas venu à la mise en place d’une telle
surrection dynamique de la matière à partir d’une analyse conceptuelle. Il y
est venu, et ses écrits nous le confirment, à partir d’un problème proprement
plastique de résolution des formes. Or c’est là tout l’enjeu de mes correspondances. Je ne
demande pas à l’artiste d’être un philosophe, ni au philosophe d’avoir une
sensibilité artistique : je cherche dans leurs œuvres ce qui peut relever
d’un geste commun, d’une intuition commune qui justifie leur mise en rapport.
Avec Giacometti et Maldiney, il me semble que leurs œuvres triomphent dans le
fait de rendre sensible pour l’un, intelligible pour l’autre, ce qu’engage pour
l’existant que nous sommes la surrection dans l’espace et sa traversée.
Enfin,
Philippe Grosos, sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Il arrive effectivement depuis plusieurs années qu’à peine terminé un ouvrage, j’aie quelques idées de travail sur un autre. Et comme je vous le disais au début de notre entretien, mon propos, au fil des ans, s’est organisé en deux voies parallèles. Leur point commun est une critique ou déconstruction du concept de système. D’une part, cela a donné une série d’études relevant de ce qu’on peut nommer une philosophie première. L’idée est assez simple : partant d’une critique du système et de sa volonté d’accéder à une plénitude du sens, je m’efforce de mettre en place une philosophie positive de l’intotalisable. Il s’agit là de prendre au sérieux cette thèse déjà évoquée de Maldiney selon laquelle « le réel est toujours ce qu’on n’attend pas », et d’y voir l’expression d’un principe de surprise, de retournement rendant intotalisable toute expérience fondamentale du réel. C’est ce qui explique mon intérêt pour les concepts d’ironie, de tragicomédie, et désormais de malentendu sur lequel j’ai actuellement entrepris un nouveau travail. D’autre part, cette même volonté de déconstruction de la logique de système m’a amené à contester la pertinence d’un système des beaux-arts. C’est ce qui explique ma volonté de penser l’art en rapport avec l’existence. Ce fut l’origine de mon travail de 2008 sur « l’existence musicale », comme cela l’a été de celui plus récent sur les correspondances esthétiques. Or dans une veine similaire, j’ai achevé un ouvrage sur l’art paléolithique et la philosophie qui devrait pouvoir s’appeler Signe et forme. Il est né du double constat suivant : d’une part, depuis 1902 et la reconnaissance officielle de l’art pariétal, les philosophes, qui pourtant n’ont jamais cessé de s’intéresser à l’art, se sont presque tous entièrement détournés de l’art du paléolithique supérieur, qu’il soit pariétal ou mobilier. D’autre part, les préhistoriens qui eux analysent cet art donnent dans leur interprétation une place prédominante au concept de signe, jusqu’à ignorer celui de forme. Or il me semble pourtant qu’il n’y a d’œuvre d’art que des formes et jamais des signes. D’où la difficulté : si l’art paléolithique n’est qu’un ensemble de signes, est-ce de l’art ? ou est-ce, comme bien souvent ils l’affirment, un pré-langage symbolique ? S’il peut être vu à partir d’une logique des formes, alors non seulement il nous oblige à nous confronter à la naissance de l’art, mais également à son enjeu pour l’homme qui le réalise. Bref, à partir de ces questions, il s’agit dans cet ouvrage de penser l’art paléolithique en termes de forme et non de signe, et de ressaisir en celle-ci la dimension existentielle qui s’y trouve engagée. Et je dois dire qu’un tel travail, parce qu’il m’a permis de me confronter à une discipline autre et fort différente de la philosophie ainsi qu’à des sites étonnants et des œuvres somptueuses, m’a vivement intéressé.
Propos recueillis par Isabelle Gaudé
« L’artiste et le
philosophe » de Philippe Grosos, aux éditions du Cerf, 265 pages, 19€.
« Signe et forme », Essai
de Philippe Grosos paru le 24 mars 2017. A lire absolument…
D’abord, il y a un coup de foudre. La rencontre avec un roman, un roman inoubliable qui trente ans après sa lecture vous laisse encore en mémoire une impression extraordinaire : une hémorragie de lumière et de fêtes, un paroxysme de plaisirs dans la Venise du XVIIIème siècle fastueuse et fatale, une fête de l’esprit et du corps, une hauteur qui confine au vertige, un miracle de beauté, de lyrisme, de ferveur qui irrigue l’âme et la prose de Je, William Beckford.
Ensuite, on découvre que derrière ce fabuleux romancier qu’est Bernard Sichère (auteur de fictions comme La gloire du traître, Splendeur de Fawzi , d’un récit autobiographique Ce grand soleil qui ne meurt pas) se tient un philosophe. Professeur à l’Université de Caen, puis à Paris VII, auteur d’une vingtaine d’essais, Bernard Sichère est un lecteur exceptionnel de la philosophie grecque et en particulier d’Aristote. Depuis des années, dans le sillage de Heidegger, il pose la question du sens de l’« être », s’attachant à montrer que la méconnaissance de cette question a conduit au nihilisme, à l’oubli de l’être. « L’être s’est dérobé et avec lui, c’est le Divin qui s’est détourné de nous ». Cette intuition fondatrice, qui offre une cohérence à toute son œuvre, Bernard Sichère l’explorera dans L’Être et le Divin (Gallimard, coll « L’Infini »). Il se risquera même à une lecture philosophique du christianisme à partir de la phénoménologie, (renouant ainsi avec la théologie chrétienne et l’espérance religieuse, tout en se réconciliant avec lui-même et ses traditions familiales). Comme, quelques années plus tôt, il s’était risqué avec la même audace intellectuelle à une lecture philosophique de l’aristotélisme à partir de la phénoménologie, arguant que « Les penseurs grecs sont naturellement phénoménologues ». En 2007, Bernard Sichère se lance dans une entreprise incroyable, établir une nouvelle traduction de La Métaphysique d’Aristote. C’est sur cette oeuvre originale, magistrale (rééditée l’été prochain 2017 en un seul volume chez Agora/Pocket) que nous l’avons interrogé.
Propos d’un homme libre.
Bernard
Sichère, vous êtes philosophe. Pouvez-vous nous dire, pour paraphraser
Nietzsche, ce que vous devez aux Anciens et plus particulièrement à
Aristote ?
Ce que je dois
aux Anciens et en particulier à Aristote ? Je pourrais d’emblée répondre à
la première partie de la question : TOUT. Pour une raison très
simple : la philosophie, c’est grec, c’est d’origine grecque, ce qui veut
dire que c’est inséparable de la langue grecque (on va y revenir, puisque
l’occasion de notre rencontre, c’est la nouvelle traduction de la Métaphysique d’Aristote
que j’ai proposée et qui va reparaître l’été prochain en un seul volume chez
Agora-Pocket). Autant dire que l’origine de toute philosophie est en train de
clignoter comme un signal d’alarme à l’horizon : j’appartiens à une des
dernières générations qui aura fait au lycée du latin et du grec. Or c’est
essentiel : qui ne peut pas lire Platon ou Aristote dans leur langue ne
peut pas se dire philosophe, ni comprendre que traduire systématiquement
« eidos »,
chez Platon, par « idée » est proche du contresens. En ce sens, je
dois tout à la philosophie des Grecs, puisqu’elle se trouve à la source de
toute l’histoire de la philosophie jusqu’à nos jours, y compris quand la
philosophie s’est mise à parler latin, ou arabe, ou allemand.
Quant à
Aristote, c’est tout récemment que j’ai compris à quel point il est un
commencement dans le commencement : il est le premier à penser déjà une
sorte d’ « histoire de la philosophie », en partant de ceux que
nous appelons bizarrement des « présocratiques » lui les appelle les phusikoï, les
« physiciens », pour arriver jusqu’à celui qui fut son maître et
auprès duquel il resta étudier durant vingt ans, c’est-à-dire Platon. Cette
importance et cette position stratégique d’Aristote à la source de l’histoire
de la métaphysique, c’est à Heidegger que je dois d’en avoir pris toute la
mesure après avoir eu une assez longue fréquentation de la phénoménologie de
Husserl et de sa lecture par Merleau-Ponty. Vous voyez l’importance des
rencontres en chaîne dans l’histoire, dans la biographie, d’une pensée. Et cela
demande du temps, ce temps justement que presque personne ne semble plus prêt à
prendre de nos jours où tout doit aller à toute vitesse, alors que, comme
philosophe, je n’ai cessé de me poser cette question essentielle :
qu’est-ce que le temps d’une vie, et quel rapport entre le temps d’une vie et
le temps de la pensée ? Ce rapport, c’est cela exactement que ces fameux
Grecs que j’admire profondément nommaient l’éthique, ta ethika, c’est-à-dire
mener une vie qui se rapproche de celle des dieux.
Par exemple,
lorsque je passe l’agrégation de philosophie (c’était il y a très longtemps,
pratiquement l’époque des Guerres Puniques, 1966 !), je découvre Aristote
parce qu’il est au programme, et c’est la première fois (honte !) que je
le lis, alors que je me suis jeté avec délices dans les Dialogues de Platon dès
ma terminale à Louis-le-Grand. A ce même moment, je n’ai encore pas lu non plus
Heidegger ni compris en quoi il est essentiel, notamment comme lecteur
exceptionnel de la philosophie grecque et en particulier d’Aristote. Cela va se
faire plus tard, après les années 70, après les années « structuralisme et
linguistique », après les années « Lacan », après les années
« mao ». C’est là que je commence à comprendre qui est réellement
Heidegger, de quelle manière il est en avance sur tout le monde, y compris sur
toute la génération philosophique française des années 60, dans son obstination
à poser « la question du sens de « être » », que tous les
autres, dans leur grande naïveté, s’imaginent avoir dépassée. Et quand je comprends
tout cela enfin, bien tard, bien trop tard, notamment quand je comprends le
sens de son travail sur Aristote, alors je vais pouvoir (enfin !)
commencer à lire Aristote comme il faut, en grec, en amont du latin scolastique
dont les Arabes, semblent avoir été protégés. Et pour mener ce travail à bien,
il va me falloir au moins quatre années de mon temps, tous les jours. Et
croyez-moi, je ne le regrette pas, car cela a été passionnant et en même temps,
souvent, atroce de difficulté : mais la patience fait partie de
cette vertu que
Heidegger met au-dessus de tout et qu’il appelle Gelassenheit (il a
trouvé ce terme chez Maître Eckhardt), un mot qu’on peut entendre au sens du
long travail d’acquiescement à ce que nous sommes faits pour être.
Acquiescement à la vocation profonde de chacun. Tout dépend à la fois de
l’heure à laquelle pour la première fois on entend cet appel, et de l’heure à
partir de laquelle on répond « oui », oui absolument, malgré les
doutes, les découragements, les évitements, les retombées. Vous avez une
magnifique illustration de cela chez Proust, dans les dernières pages du Temps retrouvé…
Aristote, dans L’Ethique à Nicomaque, déclare qu’il est certes « ami de Platon, mais encore plus ami de la vérité ». En quoi cette formule peut-elle illustrer les rapports philosophiques qui se sont noués entre Aristote et son illustre maître ?
J’aime beaucoup cette
question, parce qu’à bien l’entendre, elle nous conduit tout de suite au centre
de la chose. Lorsque Aristote écrit qu’il est l’ami de Platon, mais plus encore
de la vérité, il ne fait pas « une phrase » pour faire joli, il dit
quelque chose d’essentiel pour lui, d’essentiel de son rapport à celui qui l’a
vraiment fait entrer en philosophie. Pour bien prendre la mesure de cette affirmation,
il va falloir revenir sur les mots grecs tels qu’un Aristote les comprend quand
il parle d’amitié, de philia,
et quand il parle de vérité, c’est-à-dire d’alêtheia.
Si on prend vraiment la mesure de notre éloignement profond vis-à-vis des Grecs
et de ce qu’ils entendaient, eux, par « philosophie », alors on est
presque épouvanté par le chemin qu’il faut parcourir pour arriver à les
entendre de nouveau. Il y a quelqu’un de très bien, un philosophe et un
helléniste, Pierre Hadot, professeur à la Sorbonne, qui a écrit des choses très
justes sur la philosophie en tant que manière de vivre et sagesse pratique dans
l’Antiquité grecque (on retrouve également cela dans la lecture tardive, par
Michel Foucault, du « souci de soi » antique). Or quelqu’un qui, comme
moi à dix-sept ans, se dirait aujourd’hui que le sens de sa vie passe par la
philosophie apparaîtrait immédiatement comme un fou qu’il faudrait amener tout
de suite chez le psychiatre pour le guérir. Cela changera peut-être, je sais
même par expérience que de tous les étudiants que j’ai vu défiler à
l’Université il y en a au
moins un qui a fait ce choix mais pas plus. Le problème est
qu’un tel choix suppose de nos jours une personnalité exemplaire et presque
hors-norme : d’après ce que j’entends dire, un élève de khâgne aujourd’hui
ne songe pas du tout à devenir prof, surtout pas prof de philo, il songe plutôt
à faire Sciences Po et l’ENA, à se trouver une belle situation qui lui permette
d’empocher très vite beaucoup de pognon.
En Grèce, au
temps de Platon et d’Aristote, il n’en est pas du tout ainsi : un maître
en philosophie (ce n’est pas la même chose qu’un prof de philo, lequel est un
fonctionnaire, touche un traitement régulier, qui n’est pas mirobolant mais qui
permet à peu près de vivre), c’est un maître de sagesse auprès duquel on va
chercher modestement à se former, année après année. Se former à quoi ? À
la plus belle des vies, c’est-à-dire une vie selon la vérité, une vie conforme
à la vérité, une vie telle qu’on soit kalos
kai agathos, ce qu’on peut traduire à peu près dans la langue
populaire d’aujourd’hui, « une belle personne ». Vous me direz :
mais qu’est-ce que la vérité ? C’est ce que répond un petit malin nommé
Pilate à Jésus quand ce dernier déclare : « Je suis la Vérité ».
Ils ne parlent évidemment pas de la même chose, ils ne se comprennent
absolument pas, d’ailleurs Pilate parle latin alors que Jésus parle et pense en
hébreu, surtout quand il prononce une phrase pareille.
Revenons à
Aristote : quand on vient étudier auprès d’un maître, c’est pour devenir
quelqu’un qui pense bien, qui pense vrai, et qui mène une vie vraie. Alors il y
a plusieurs maîtres et plusieurs écoles ou « confréries », ou
« communautés » à la fois de vie et de pensée (Marcel Détienne
également a assez bien parlé de tout cela, par exemple dans Dionysos mis à mort et
dans d’autres textes). Il y a des maîtres épicuriens, platoniciens, stoïciens,
de même qu’il y a des « sophistes », avec lesquels Platon, on le
sait, ne cesse de mener la guerre en les dénonçant. Pourquoi ?
Principalement parce qu’ils n’ont pas en vue comme les philosophes la vérité, l’alêtheia. L’alêtheia, c’est ce vers quoi
il s’agit de se mettre en chemin jusqu’à ce point d’éclaircie lumineuse où ce
qui est vraiment, le plus lumineux de ce qui est lumineux, l’Être même, va
sortir de son retrait et paraître dans tout son éclat, comme le décrit très
précisément la parabole de la « Caverne » dans la République. Cela, c’est
l’ascèse philosophique telle qu’un Platon l’expose dans ses dialogues.
Ou dire qu’une
telle ascèse n’est plus pensable aujourd’hui : c’est globalement vrai, et
pourtant je pense que c’est également massivement faux, sauf que ça ne prend
pas nécessairement les mêmes formes. Et là, c’est à la jeunesse qu’il faut
penser d’abord, dans la mesure où la jeunesse (une partie d’elle au moins),
parce qu’elle n’a pas encore choisi sa vie, parce qu’elle hésite entre
plusieurs directions, se pose très sérieusement la question de la vérité et
de sa vérité.
Pourquoi est-ce que dans les années 60 c’est la jeunesse américaine des campus
qui s’est révoltée et mobilisée contre la guerre du Vietnam ? De même chez
nous Mai 68 a été un moment (un bref moment) où une fraction de la jeunesse
s’est mobilisée elle aussi sur ce qu’on appelle soit des questions politiques
soit des questions de société (le racisme, l’oppression des femmes) et que,
moi, j’appelle des questions philosophiques. Qu’est-ce qui est juste et
qu’est-ce qui est injuste ? Jusqu’où suis-je capable d’admettre une
réalité violemment injuste, un abus de pouvoir, une pression morale du fort sur
le faible, d’un parent sur un enfant par exemple ? Ce sont des questions
philosophiques. Ces questions, un certain nombre de jeunes gens se les
posaient, à Athènes, au IV° siècle. Un certain Socrate poussait ces jeunes gens
à se les poser, un de ses disciples, Platon, a fondé sa propre Ecole pour
prolonger le questionnement qu’il avait découvert auprès de Socrate. A son
tour, Aristote (chez qui la figure de Socrate ne fait que passer brièvement)
est venu écouter ce que Platon avait à dire à ses disciples. Et il est resté
une vingtaine d’années, librement, à fréquenter l’enseignement de Platon. Puis
il a fondé sa propre Ecole, dans ce milieu buissonnant où d’autres disciples
comme lui en fondaient selon d’autres courants, d’autres options. Aristote nous
dit donc, au présent, qu’il est ami de Platon, donc qu’il ne renie en rien
la philia qu’il
éprouve pour lui comme maître, ce qui veut dire que sans Platon, auprès de qui
il a tant appris, il ne serait pas devenu Aristote, car c’est bien de Platon
qu’il a repris cette « question de l’être », si ce n’est qu’enfin il
décide de l’entendre autrement, selon ses propres termes.
Le mot philia perd de son intensité si on le traduit simplement par « ami ». N’oublions pas comment, dès le début de la tragédie de Sophocle, le personnage d’Antigone, face à sa sœur Ismène, met en jeu la distinction de deux mots clés, erôs et philia. Elle donne à philia un sens très fort : c’est le lien du cœur, et en l’occurrence du sang, qui lie à jamais les membres d’une même famille, comme il lie deux « amis » si on entend par là ceux qui se sont jurés d’être amis pour la vie (des vrais amis, ceux qui ne peuvent pas se trahir, ceux qui se soutiennent mutuellement dans les épreuves). Donc philia ne renvoie pas à une vague amitié mais à quelque chose de très fort dans quoi rentre une dimension amoureuse, mais sans confusion avec l’attirance érotique, sensuelle, que dira en revanche le mot erôs. Le fait que le dieu Erôs intervienne si manifestement dans Antigone laisse entendre la puissance d’une transgression muette dans la passion qu’éprouve l’héroïne pour son frère mort. Entendons mieux la formulation d’Aristote : j’ai un fort lien du cœur avec Platon, mais je mets encore plus fortement tout mon cœur dans la recherche de l’alêtheia, de la venue en toute lumière de l’Être. Philosophia : mettre tout son cœur dans la recherche du haut savoir.
Venons-en à votre œuvre. Vous avez accompli un travail monumental en traduisant ce magnifique texte d’Aristote La Métaphysique. Texte que vous qualifiez de « bouleversant, d’inventif, de prodigieux ». Pour ce faire, vous avez chaussé les lunettes heideggériennes, et jeté d’une certaine façon par-dessus bord des siècles de commentaires, de traductions très sérieuses comme celle de Jules Tricot. Etait-ce pour vous une manière de rajeunir Aristote ? Mais que gagne-t-on réellement, Bernard Sichère, à traduire La Métaphysique en une version heideggérienne ? Ne faites-vous pas d’Aristote un phénoménologue avant la lettre ? Cette lecture d’Aristote n’aboutit-elle pas à s’éloigner du texte original grec, à le déformer, à le défigurer ?
Que de
questions ensemble ! Je vais essayer de débrouiller cet écheveau serré en
retenant successivement les formulations qui me semblent les plus
significatives et les plus stimulantes : il y la qualification de ce
travail comme « monumental » ; il y a le risque de « jeter
par-dessus bord » tous les travaux antérieurs ; il y a la question de
savoir s’il s’agit pour moi de « rajeunir Aristote » ; il y a le
fait de désigner ma traduction de la Métaphysique comme
« une version heideggérienne » d’Aristote ; il y a le point de
savoir si je ne fais pas d’Aristote un phénoménologue avant la lettre ;
enfin il y a la question de savoir si je ne cours pas le risque de m’éloigner
de l’original grec, voire de le défigurer ?
J’essaye de
vous répondre dans l’ordre. Qualifier mon travail de « monumental »
me semble tout à fait excessif : tout ce que je dirai est que j’espère
avoir fait du bon travail, en tout cas j’ai vraiment travaillé, tout en
demandant régulièrement à un ami cher et très bon helléniste de contrôler à
mesure mes propositions de traduction (afin de ne pas me trouver en « roue
libre »). Pour dire vrai, je me suis trouvé souvent un peu fou de me
lancer dans une telle entreprise dont je ne savais pas du tout comment elle
serait accueillie et si elle aurait le moindre écho. Pour ce qui est de
Heidegger (dont on sait aujourd’hui qu’il est difficile même de prononcer son
nom), je voudrais dire deux choses. La première est que sans les textes
consacrés par lui à Aristote (notamment son commentaire du Livre Thêta de
la Métaphysique),
je ne me serais jamais lancé dans une telle folie. La seconde est que, dans la
lecture qu’il fait de ce Livre Thêta de la Métaphysique, Heidegger ne propose pas à
proprement parler une traduction :
il lit le texte grec, il l’épelle, et il expose devant ses étudiants comment il
l’entend. Or une traduction est tout autre chose : il s’agit de présenter
à des lecteurs un texte français en espérant qu’il donnera un meilleur accès
que d’autres à ce qui écrit dans la langue originale. Il s’agit donc (je
réponds à une autre de vos questions) de se tenir au plus près du grec
d’Aristote, qui est certes un grec « philosophique », mais qui est en
même temps, sauf à de très rares exceptions près, un grec courant, employant
des mots courants de cette langue telle que ses auditeurs étaient capables de
la comprendre.
Je prends un
premier exemple, qui est le plus évident : c’est le mot eidos traduit le plus
souvent par « idée ». Or ça ne va pas. Pourquoi ? Parce que le
mot « idée », dans la langue française courante, signifie quelque
chose de mental, quelque chose qui est élaboré par le cerveau, et qui se distingue
par-là de la réalité extérieure. Or eidos est
issu d’une forme verbale (le parfait) du verbe idein qui signifie voir. Eidos n’est donc pas
d’emblée une idée, c’est quelque chose qui se donne à voir du dehors, quelque
chose qui apparaît et montre son visage, ou sa forme (le mot phaïnomenon, phénomène, dit
exactement cela) : c’est pourquoi je considère, bien avant que le mot
« phénoménologie » soit instauré par Hegel et repris (tout autrement)
par Husserl, que les penseurs grecs sont naturellement phénoménologues (au sens où
dans une publicité un vieux monsieur charmant vient nous expliquer que son eau
minérale à lui est « naturellement » gazeuse). C’est pourquoi j’ai
proposé de traduire eidos par
visage, parce que là au moins la rupture est franche. Je ne dis pas que c’est
la seule traduction possible, je ne dis pas qu’il n’y en a pas qui soient
meilleures, mais vraiment, la « théorie des idées » chez Platon, non,
vraiment, pour moi ça ne passe pas. Et l’« Idée du Beau », non plus,
avec toutes les majuscules qu’on veut, parce que cette « Idée »,
personne ne l’a vue.
Alors que si vous oubliez votre « idée » et que vous traduisez,
dans Le Banquet, to kalon auto kath’auto, non
par « Le Beau en soi et par soi » ( ?), mais par « La
Beauté elle-même en personne », alors là vous êtes beaucoup plus près de
ce que pense un Grec du temps de Platon, parce que cette « Beauté
elle-même en personne », il l’a déjà vue passer un matin devant lui,
pendant qu’il est assis à une terrasse de café (je sais que ça n’existait
pas encore, mais j’ai envie de le supposer), il a vu soudain cette apparition
soit d’une déesse soit d’un jeune dieu en voyant passer l’équivalent de Claudia
Cardinale (époque « Guépard ») ou d’Alain Delon (époque « Plein
soleil »).
Je prends deux
autres exemples, qui concernent les exceptions rarissimes à cette vérité
générale que le grec utilisé par Aristote dans ses cours est un grec courant
(car les Livres de la Métaphysique sont
des transcriptions de cours oraux, ésotériques, bien que nous ne sachions pas
du tout par qui ni comment ces cours ont
été pris en note et retranscrits par écrit). L’une de ces exceptions est le
néologisme entelekheia.
Le latin médiéval ne s’est pas beaucoup posé de questions, il s’est contenté de
reproduire le mot grec par assonance latine : entéléchie (repris par
Tricot tel quel). Joli mot d’ailleurs, parce que mystérieux, évoquant toute la
dimension alchimique du Grand Œuvre cher à Yourcenar. Or si on veut essayer de
traduire à peu près justement en français ce que dit ce mot d’Aristote, il faut
revenir vers le mot grec télos.
Ce mot est un mot ultra
courant, et qui ne veut justement pas dire ce que le français est toujours prêt
à comprendre, parce que le français est subjectiviste et
anthropocentrique : à savoir le but visé. Télos n’est pas un but qu’on se fixe, une
intention, c’est le moment où quelque chose (un étant, to on, participe
présent du verbe « être ») a atteint son plein développement, sa
forme achevée, son épanouissement. Quand la rose, qui ne se propose rien du
tout, est parfaitement éclose, elle a atteint son télos de rose, après
quoi elle fane et meurt. Le Grec pense en termes de processus, le temps pour
lui est celui de l’éclosion, de l’accomplissement et de la disparition, sauf en
ce qui concerne les dieux. De même que energeia en
grec (pas seulement chez Aristote) signifie tout simplement « être en
travail », pour l’athlète comme pour le sculpteur, entelekheia, néologisme
formé par homologie avec energeia,
ne peut signifier qu’une seule chose : être dans son accomplissement.
Quant à l’autre
expression apparemment barbare qu’utilise Aristote, elle se comprend elle aussi
si l’on admet que la pensée grecque est par excellence une pensée du temps
comme mouvement, éclosion (phusis pourrait
se traduire par « éclosion ») et épanouissement. Il s’agit de
l’expression étonnante to
ti hèn einai. Littéralement : « être ce que
c’était ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Exactement ce
que cela dit quand Aristote le dit, même si en l’entendant pour la première
fois certains de ses étudiants ont dû froncer les sourcils. Et je pense
qu’Aristote a dû être très content en les voyant froncer les sourcils, parce
que c’est souvent l’indice, chez un étudiant, qu’il est vraiment en train de
commencer à penser, à fournir l’effort de penser. D’abord, on voit bien dans
cette formulation qu’Aristote, contrairement à ce qu’on pourrait croire, pense,
comme tous les Grecs, avant tout dans des formes verbales et non, comme le
français, dans des formes substantives, immobilisantes. Il sait faire la
différence entre to on,
qu’on a pris l’habitude en philosophie de traduire par « l’étant »,
ce qui sonne bizarre en français et n’est pas très clair, et to einai, qu’on peut
difficilement traduire autrement que par « être » ou
« l’être ». Mais le français substantive tout le temps, là où le grec
verbalise : c’est « être » qu’il faut dire, forme verbale, sinon
on entend « un être », autrement dit quelque chose qui existe.
Et ti hèn ?
C’est l’imparfait du même verbe « être » : ce que c’était.
Commentaire : « être », au sens fort et vrai du terme, ce que
chaque quelque chose est, il l’est en tant qu’il accomplit ce qu’il était fait
pour être depuis toujours, ce qu’il attendait d’être, et qu’à force d’energeia, de travail,
d’œuvre, il est parvenu à accomplir dans l’entelekheia.
Vous voyez tout le travail de pensée qui est préalable à une traduction :
si la traduction est la chose la plus difficile, c’est dans la mesure où elle
doit arriver à dire en très peu de mots tout le travail de pensée que le
philosophe grec est arrivé, lui, à condenser dans des formulations extrêmement
resserrées. Une traduction est la version explicite d’un long travail de pensée
implicite : elle doit faire la belle quand le second suppose qu’on a sué
sang et eau.
Maintenant,
quant à savoir si ce que j’ai proposé est une « version
heideggérienne », je crois que ce que je viens de dire remet les choses en
perspective. Il s’agit de savoir si je plaque une prétendue « philosophie
heideggérienne » (laquelle, au fait ?) sur le texte d’Aristote ou
bien si je tente, pour la première fois depuis si longtemps, de libérer ce
texte des traductions françaises qui remontent au latin scolastique, auquel se
réfère encore Tricot, dont la traduction est la seule que nous avions à notre
disposition à l’agrégation en 1966. Je ne propose rien, surtout pas de balancer
par-dessus bord, comme vous le dites, tout ce qui a été fait antérieurement en
matière de commentaires ou de traductions d’Aristote (une telle histoire est
aujourd’hui encore à écrire, elle serait d’ailleurs passionnante, surtout si
elle inclut la médiation arabe, ce que certains ont commencé à faire en dépit
de longues résistances). Je propose avec cet essai de traduction quelque chose
qui se veut un commencement, pas une conclusion : à chacun de se prononcer,
de récuser ou de prolonger, mon nom propre ici ne se veut qu’une balise en
pleine mer.
D’un mot :
il n’y a pas de traduction définitive, il y a seulement celles qui mieux que
d’autres mettent le lecteur devant le texte tel qu’il est écrit, dans sa
langue, avec ses aspérités, ses difficultés, ses blancs (car dans le cas de
la Métaphysique,
comme il s’agit de la transcription de cours oraux, il y a des lacunes, des
phrases ultra-condensées, des raisonnements à reconstituer). Je pense que
Tricot est quelqu’un de tout à fait honorable qui à son époque a fait ce que
personne d’autre n’a proposé de faire à ce moment-là, pour permettre aux
étudiants français d’accéder à l’ensemble de l’oeuvre d’Aristote. J’ajoute que
Heidegger n’a jamais établi de nouvelle traduction de la Métaphysique, même
partielle, mais il a jeté les bases d’une telle possibilité. Cette nouvelle
traduction est donc « ma » traduction, et j’ai eu quelques échos du
fait qu’elle n’était ni ignorée ni rejetée d’emblée par les autorités
universitaires qui ont en charge chez nous l’agrégation de philosophie. Je ne
peux que m’en réjouir, même si je crains que l’enseignement de la philosophie,
dans les années à venir, ne jouisse plus d’une considération jusqu’ici
maintenue, on ne sait comment d’ailleurs, contre vents et marées : on sait
ce qu’en pensent Nicolas Sarkozy, François Hollande ou la très transitoire
Najat Vallo Belkasem, quant aux autres, motus. Je sais seulement que les
politiques passent, alors qu’Aristote demeure, ainsi que la question de l’être,
que dieu merci les premiers n’ont pas à traiter, et c’est bien le problème.
Je vous
titille encore Bernard Sichère, pardonnez-moi pour mes questions abruptes, mais
par exemple au lieu de traduire « phusis » par « nature »
(phusis et nature ont pourtant la même étymologie), vous traduisez « le
règne des étants ». Que comprend le lecteur lambda, non heideggérien, qui
lit l’expression « règne des étants » ? D’ailleurs, Aristote n’a
jamais fait la distinction entre être et étant…
Je suis très content de votre
question sur la traduction de phusis par
« règne » au lieu de « nature » telle que je la propose.
Vous faites remarquer, non sans pertinence, que « nature » (natura en latin)
et phusis en
grec ont étymologiquement la même racine : la naissance (nascor) en latin, et de même
disons l’éclosion ou la naissance en grec. Mais je ne pense pas qu’on puisse en
rester là, car qui entend encore l’idée de naissance ou d’éclosion dans le mot
« nature » ? Et pas davantage, je pense, l’idée d’essor ou de
déploiement dans le mot « physique », définitivement approprié par la
langue des « physiciens » classique ou modernes (voir Descartes et
l’idée des « lois de la nature » comme lois mathématiques, en
l’occurrence pour lui géométriques, ce qui conduira un Bachelard à saluer dans
les sciences modernes l’apparition d’une « épistémologie non
cartésienne »).
J’ai pensé
qu’il fallait redonner au mot grec phusis et
au verbe phuein sa
portée initiale. Ma proposition de choisir « règne », qui est un
terme latin, m’est venue en pensant à l’usage qu’on en fait quand on parle du
« règne animal » ou du règne « végétal ». Le propre de ce
qui est animal ou végétal, c’est de naître, de déployer son règne jusqu’à un
point d’accomplissement, puis de se faner et de mourir. Les rois aussi meurent,
même le Roi Soleil (vient de sortir un film étrange sur l’interminable agonie
de Louis XIV que j’irai sûrement voir, rien que pour le bonheur de revoir cet
acteur fabuleux qui ne joue presque plus, hélas, et qui s’appelle Jean-Pierre
Léaud, un acteur devant lequel tout le monde devrait se mettre à genoux). Des
amis ont contesté mon recours au latin regnum,
qui semble impliquer à leurs yeux quelque chose d’implacable, mais parce qu’ils
pensent trop politiquement, sur un mode trop anthropomorphique. Maintenant, je
pense que ma proposition n’est pas forcément très bonne et prête à
confusion : « essor » serait sans doute meilleur. C’est un bon
exemple de ce que je disais plus haut : une traduction n’est jamais qu’un
moment, avec ses bonheurs e ses ratages : l’important, c’est la direction
générale qu’elle donne et la cohérence à laquelle elle obéit.
Le vrai problème que j’ai rencontré concerne le fait qu’Aristote en vienne à parler de la phusis des dieux. En principe, un être divin est de toujours, aei, il est sans cesse identique à soi, à la différence des animaux (dont le vivant humain) et des végétaux qui sont, eux, mortels, caducs. Il y a là une extension du terme phusis qui m’a réellement posé problème, une difficulté qu’en somme j’ai dissimulée grâce au mot « règne », mais je crains que ce ne soit qu’une astuce. A propos, puisque vous évoquez l’étymologie, je vous signale cette singularité du français qui renvoie au verbe grec phuein dans la forme grammaticale du verbe « être » qu’est le passé simple : « je fus », « tu fus », « il fut ». Mais comme personne ne sait plus le grec, et que pratiquement personne n’emploie plus le passé simple, cela ne pose de problème à personne. En revanche, il est intéressant de noter que ce qui remplace le passé simple, c’est la forme composée qui conduit à associer au verbe « être » le verbe « avoir », ce qui assez bizarre : que dit-on réellement quand on dit « j’ai été » ? Est-ce que je possède vraiment mon « être été », mon « être passé » ? Tout cela est profondément philosophique, mas il paraît qu’il ne faut pas le dire…Pourquoi ? Parce que ça ferait peur, probablement, et que personne n’oserait plus parler.
Vous avez publié en 2008 L’Etre et le Divin chez Gallimard. Une somme philosophique qui vous permet de prendre position sur la valeur éminente des trois spiritualités du Dieu unique. Pouvez-vous nous parler de ce travail magistral et très inspiré ?
Je me suis mis à l’Être et le Divin après
être passé par cette épreuve qu’a représentée pour moi la traduction inédite de
la Métaphysique d’Aristote.
Ce livre représente pour moi un moment de grand bonheur. Au fond, c’était une
manière pour moi de revenir vers l’actualité, mais au sens philosophique, pas
du tout journalistique, du terme. En l’écrivant, je me retrouvais là où j’en
étais resté à la fois dans ma lecture de Heidegger, dans mon rapport au
christianisme et plus précisément au catholicisme, dans mon rapport à la Bible
hébraïque (puisque sans cette dernière, pas de Christ et pas de
christianisme : là-dessus, je suis sans une ombre d’hésitation la thèse,
notamment, de Tresmontant), mais aussi bien ma relation à la mystique
musulmane, qui me fait me trouver depuis de longues années en sympathie avec le
travail très érudit de Christian Jambet dans sa relation aux travaux majeurs de
Massignon et de Corbin. J’ajoute à ce propos un point qui me tient à
coeur : il serait extrêmement fructueux de considérer le travail qu’à une
certaine date ont fait les Arabes sur l’Aristote grec qu’ils connaissaient,
puisque cela leur a au moins évité de passer par la translation latine des
scolastiques, qui se sera imposée en somme jusqu’au XX° siècle (notamment sous
la forme de la pensée thomiste si continûment vivace chez les Dominicains).
Je sais gré à
Philippe Sollers d’avoir imposé ce texte chez Gallimard dans sa collection. Il
m’a fait savoir qu’il avait montré ce manuscrit à plusieurs personnes dans la
« maison », et que ces personnes avaient poussé des hauts cris. Sans
doute les mêmes ont dû pousser les mêmes cris horrifiés quand il a publié,
toujours dans « L’Infini », L’Invention
du Christ de Dubourg. « L’Infini » est un grand lieu
de résistance, et il n’y en a pas beaucoup aujourd’hui, quand la marée
obscurantiste informatique et médiatique déverse chaque jour son flot de boue
et d’ignorance. Je suis très pessimiste sur l’avenir et en même temps, assez
follement, d’un optimisme à tous crins : mais il est vrai que sommes en
guerre (pas seulement contre Daech), il est vrai que nous sommes minoritaires
dans ce que Sollers appelle « la guerre du goût » qui est aussi tout
simplement « la guerre pour la pensée » et « la guerre pour le
poème ». Il faut continuer malgré tout, nous n’avons pas le choix. L’Être
et le Divin est un gros volume qui, logiquement, sort nécessairement de mon
travail sur Heidegger dans Seul
un dieu peut encore nous sauver. Ce titre est une phrase de
Heidegger, qu’il prononce au cours de son Entretien publié par le Spiegel au lendemain de
sa mort, dans les conditions qu’il avait demandées. Il savait donc que c’était
un texte-testament : ce pour quoi, bien entendu, il en avait relu
soigneusement la version écrite. Cette phrase a stupéfié un certain nombre de
ceux, par exemple en France, qui croyaient l’avoir lu. C’était donc qu’ils
l’avaient mal lu, ce qui est le cas de beaucoup de monde, notamment en France.
Bien sûr, il y a ceux qui sont gagnés par la propagande ambiante et qui pour
rien au monde ne le liront : que Dieu les bénisse, car ainsi ils ne
risqueront pas, eux, de raconter n’importe quoi !
Cette phrase se
situe au cœur même de l’entreprise véritable de Heidegger, qu’il a nommée
lui-même, surtout dans les textes inédits des années 36-40 (tous édités à ce
jour en allemand dans l’Edition intégrale), mais également, ça et là,
partiellement, dans des textes déjà connus et traduits en français (par exemple
le T.II du Nietzsche ou
le T.IV de Questions).
Je pense que c’est la même farouche dénégation, la même méconnaissance, qui
continue d’obstruer la question du sens de « être » (là-dessus, la
philosophie française des années 70 aura eu principalement un effet de
retardement, chez Foucault, Deleuze ou Derrida) et d’écarter la question de
Dieu et du Divin. C’est grâce à Hölderlin que ces deux questions sont devenues
vivantes et inséparables aux yeux de Heidegger, et c’est cette inséparabilité
que dit exactement la phrase du Spiegel.
Le mot qui, d’abord souterrainement puis explicitement, dans les grands textes
non publiés de son vivant, est le mot Ereignis que
vous trouvez commenté dans le beau cours sur Parménide : il s’agit de
cette « inquiétante étrangeté » (grec : deinon) produite par
l’irruption à l’intérieur du monde humain du regard « autre » du
dieu. Ereignis :
irruption en éclair de l’ouverture de l’Être et de l’éclaircie du Divin.
En disant cela,
je commente, j’explicite ma lecture de Heidegger. Cette
méconnaissance/obstruction conduit à une carence généralisée, et cette carence,
c’est le nihilisme.
Ce terme est désormais employé un peu à tort et à travers, comme l’expression
« oubli de l’être », alors qu’il s’agit moins d’un oubli que d’un
refoulement d’une violence extrême : ce n’est pas nous qui avons oublié
l’Être, c’est l’Être qui s’est dérobé, et avec lui, c’est le Divin qui s’est
détourné de nous (c’est ce que disent en clair plusieurs grands poèmes de
Hölderlin). Il faut bien comprendre comment fonctionne la pensée de
Heidegger : « nihilisme » est un terme philosophique qui se
trouve dans Nietzsche. C’est pourquoi la lecture critique que Heidegger fait de
Nietzsche est si décisive : « Dieu est mort » est justement ce
que Heidegger n’énonce pas, car ce qu’il énonce, c’est au contraire la fameuse
phrase du Spiegel,
laquelle est clairement une thèse non nietzschéenne. Et sa lecture de Hölderlin
est justement le point à partir duquel il peut contester la proposition de
Nietzsche : le dieu ou les dieux ne sont pas « morts », ce qui
ne veut rien dire, ils se sont détournés, quand à l’énoncé métaphysique qui
correspond à cette proposition, c’est celui qui porte sur « la
méconnaissance quant à l’Être ».
C’est cela que
je commence par exposer dans L’Être et le Divin, avec le plus de rigueur
possible et de douceur pédagogique, parce que ce n’est pas évident du tout à
penser et parce que tout autour de nous nous invite à ne pas l’entendre. C’est
là qu’il faut faire le saut : ne pas sombrer dans le nihilisme qui est la
chair même de l’âge contemporain, ne pas céder à Nietzsche sur le diagnostic,
en un sens revenir aux Grecs, tout en sachant que ce retour n’est pas une
marche arrière, mais la seule manière de sauter loin en avant par-delà l’âge du
nihilisme et de la domination de la Technique. Jusque-là, on pourrait dire que
je suis heideggérien, que j’explicite la pensée de Heidegger. Mais pas tout à
fait. Ce que je crois, c’est qu’il y a encore un autre travail à faire :
prendre appui non seulement sur Hölderlin, mais également sur cet autre
continent, étranger à la métaphysique, que représentent les trois révélations
du Dieu unique, révélation qui nous renvoient à une source première qui s’est
d’emblée tenue hors du continent métaphysique qu’est le continent grec. Et
cette révélation, c’est la révélation du Dieu hébraïque, de la ruah et du dabar de ce Dieu
unique. Le rapport de Heidegger au christianisme est un rapport de profonde
méfiance et d’écart volontaire : parce que le christianisme a fini par
pactiser avec la métaphysique grecque et à l’insérer dans son discours sous la
forme dévoyée du « Dieu des philosophes ».
Voilà pourquoi
je fais exprès de m’intéresser d’abord, dans ce livre, aux deux grands poèmes
de Hölderlin que Heidegger n’a jamais commentés et qui sont
« L’Unique » et « Patmos ». Cette lecture répond à ma
décision d’entendre les trois « monothéismes » comme relevant du Dieu
de la religion-poème et non pas du « Dieu des philosophes » :
c’est Hölderlin qui nous dit que la religion est « la poésie
originelle ». C’est à partir de là que j’entrevois la possibilité de lire
la tresse de ces trois révélations en continuité et non pas en hostilité, non
pas d’abord du point de vue des dogmes, mais du point de vue de la Visitation
de l’homme par la violence du Divin. On peut appeler cela le point de vue
« mystique », mais ce terme est aujourd’hui compris par les esprits
forts comme un terme négatif, renvoyant à une irrationalité confuse et exaltée.
Je dirais plutôt que ce Dieu unique est le Dieu de l’appel et de la
bénédiction. Ce qui nous manque le plus aujourd’hui, c’est cette puissance
d’appel et de bénédiction qui vient de plus haut que l’homme. Cela dit, je ne
cache pas non plus dans ce livre dense que le nihilisme n’a pas aujourd’hui un
seul visage : il y a celui du ravage de la puissance technique
arraisonnant toute ressource à la surface de la terre (et déclenchant par
exemple des désastres climatiques peut-être irréversibles), mais il y a aussi
celui de la Terreur exercée par cet obscurantisme fanatique qui ne fait pas de
quartier. Depuis le 11 septembre, nous vivons aussi dans cette figure furieuse
du ravage « islamiste » qui est en somme une réplique nihiliste au
nihilisme défini comme propre à l’Occident athée. Face à cela, je m’obstine à
maintenir la vérité profonde de la tresse des trois au nom de ce que Massignon
appelait la « fraternité abrahamique » : en dépit des exclusions
de part et d’autre qui vont jusqu’à être meurtrières, cette fraternité est une
évidence invisible mais profonde. C’est au niveau de la mystique (juive :
Rosenzweig, Buber ; musulmane : Rûzbehân, Ibn’Arabi) que ces trois
révélations sont sœurs et en somme inséparables : toutes les trois sont
habitées par une pensée de temps et être qui n’est pas métaphysique, mais qui
dépend de cette invention juive qu’est le messianisme, soit une forme d’eschatologie liée
à la Promesse d’une « autre histoire » que l’histoire apparente et
visible, une histoire nouée dans la relation vivante, existante,
transhistorique, des hommes et du Dieu unique.
Vous écrivez dans votre essai Il faut sauver la politique : « Disons-le sans détours, le spectre qui hante désormais l’Europe, ce n’est pas le retour du religieux, même celui du bon vieux Dieu, mais le nihilisme, religion féroce de ceux qui ne croient à rien et qui voudraient même empêcher qu’on croit. » Vous parlez même de « culture de mort » à l’œuvre dans notre époque. Pouvez-vous nous dire ce que vous entendez par là ?
Vous m’interrogez sur ce
que j’écris dans Il faut
sauver la politique : que s’il y a un spectre qui hante
l’Europe aujourd’hui, « ce n’est pas le retour du religieux, mais le
nihilisme ». Je parle bien de l’Europe, pas du proche et du moyen Orient,
car dans ce dernier cas, je ne m’exprimerais pas de la même manière, mais je ne
parlerai pas non plus de « retour du religieux », parce que ce
religieux n’a jamais quitté les sociétés musulmanes, et qu’il continue de
constituer pour elles une référence essentielle. Même pour la Tunisie qui, s’étant
en partie occidentalisée sous l’impulsion de Bourguiba quant à la condition des
femmes (Mohammed VI est en train de suivre en partie le même chemin au Maroc),
n’en demeure pas moins liée historiquement à la spiritualité et à la piété
musulmanes. Le risque pour ces sociétés est bien plutôt d’avoir à faire face à
un double péril : celui que constitue la réaction islamiste en ce qu’elle
a de dictatorial, de régressif et d’obscurantiste, et celui qui consisterait à
s’occidentaliser en rejoignant à leur tour le ravage général de la domination
sans partage de la Technique, qui est une autre forme d’obscurantisme sous
apparence de modernité (car qu’est-ce qu’il y a de plus « moderne »,
évidemment, que l’informatique, Internet, les tablettes, twitter, les réseaux
sociaux sur lesquels les plus obscurantistes des jihâdistes savent parfaitement
surfer entre deux décapitations ?) Encore une fois, ces sociétés sont pour
ainsi dire sur le fil du rasoir, coincées entre deux périls inverses et
symétriques.
Ce que je veux
dire, dans ce passage de mon livre Il
faut sauver la politique, c’est que « sauver la
politique », cela veut dire sauver ce par quoi les humains forment des
communautés obéissant à des règles, à des lois, à des normes qui garantissent à
la fois les droits et les devoirs des citoyens (c’est ce qu’on appelle la
démocratie) mais aussi les droits des « humains » en tant que tels.
Or ces droits, je les vois balayés, outragés par cette domination planétaire de
la Technique qui est une exploitation éhontée et catastrophique de toutes les
ressources, y compris les ressources « humaines », à des fins de
profit. C’est le sens de la phrase de Nietzsche « Le désert croît »,
que Heidegger reprend à son compte, en y ajoutant la fin de cette phrase :
« Malheur à qui protège le désert ! ». C’est un combat qui va
au-delà de la « politique » prise au sens étroit. Je veux dire par là
que ce qu’on a appelé jusqu’ici politique est
en partie caduc, car le défi que nous avons à relever est gigantesque, il
dépasse largement les frontières des Etats, et c’est ce gigantisme que n’arrive
pas à bien nommer, que dissimule au fond, le mot mondialisation qui est
un mot passe-partout, et donc, comme tout ce qui est passe-partout, un mauvais
mot.
Il ne s’agit
pas d’une mondialisation qui ne serait que l’extension des lois du marché à
toute la planète, mais d’un ravage qui fait fi de toutes les frontières et qui
ne cesse d’étendre son empire par-delà les volontés individuelles et
collectives. Ce qu’on appelle les « multinationales » en est une
illustration, certes, mais il faut entendre par là que ces multinationales sont
des sortes de mafias qui jonglent avec la vie des hommes pour des profits
monstrueux. Quant aux mafias proprement dites, auxquelles nos chers
politologues accordent si peu d’attention (on ne les entend presque jamais
prononcer ce mot, comme s’il était tabou), ce sont des empires criminels
clandestins, transnationaux et très prospères, liées au trafic des armes, de la
drogue, des déchets toxiques, de la mainmise sur l’immobilier etc. Là-dessus,
voir plutôt les journalistes, les auteurs de polards et les cinéastes :
Saviano, Coppola, Francesco Rosi, le Scarface de
De Palma, ou encore l’extraordinaire James Ellroy. C’est tout cela qui est
l’Ennemi, ce sont là des figures de ce qu’on a raison d’appeler
philosophiquement le nihilisme.
Ce nihilisme ne connaît ni frontières, ni limites, il est sans visage, et il
est expansion illimitée. Face à lui, face à cette culture de mort, vous voyez
bien que les formes politiques traditionnelles ne valent plus, elles sont en
partie caduques. Pour « sauver la politique », comme je m’exprime, il
convient de prendre conscience de cette caducité, de prendre conscience par
exemple que ce que nous appelons démocratie en Occident ne peut seulement reposer
sur des lois, certes nécessaires, mais suppose en même temps une mobilisation
populaire d’une ampleur insoupçonnée, qui n’est malheureusement pas à l’ordre
du jour. On ne peut pas dire avec Nietzsche que « Dieu est mort », et
que l’athéisme contemporain est la source de tout cela : d’ailleurs Dieu
n’est pas mort du tout.
Ce que le
terrorisme islamiste nous enseigne, pour s’arrêter sur lui, c’est qu’à sa
manière il a pris conscience de cette érosion nihiliste qui menace également
l’ensemble du monde arabo-musulman. Malheureusement, il imagine dans sa folie
que la seule manière de faire barrage, c’est à la fois de récuser en totalité
ce monde occidental athée décadent, mécréant, et d’imposer par la violence et
la terreur un islam régressif, criminel et obscurantiste. Je crois tout au
contraire que le combat contre la dictature contemporaine de la Technique qui
ravage en ce moment même la planète ne peut être mené que par une conversion
profonde du rapport des hommes au monde, une conversion que j’appellerai
volontiers « spirituelle » plutôt que « religieuse », une
conversion compatible avec la libre décision des peuples et l’engagement commun
des citoyens pour une Cause qui dépasse largement les causes que les hommes ont
rencontrées jusqu’ici (ce que nos hommes politiques s’avèrent malheureusement
incapables de saisir).
Dans une telle mobilisation générale, je suis convaincu que les forces spirituelles qui ont été au fondement des civilisations occidentales aussi bien qu’arabo-musulmanes, par exemple, doivent jouer leur rôle. L’obscurantisme terroriste d’Al-Qaida ou de Daech (ou de Boco Haram, ou d’Aqmi) repose sur un aveuglement profond, qui conduit ces gens à ne pas voir que ce qu’ils font n’est qu’une riposte nihiliste et criminelle au nihilisme général. Quand je fais une distinction entre « spiritualité » et « religion », je renvoie à ce qui est pour moi une évidence : aucune des trois révélations du Dieu unique que sont la religion juive, la religion chrétienne, l’islam, confrontées pour la première fois à ce ravage généralisé qu’est la toute-puissance de la Technique, le nihilisme planétaire et son ravage, aucune d’elles, je pense, ne pourra plus jamais avoir la forme, la structure, les modes d’expression qu’elle aura eus jusqu’à présent. Il s’agit pour elles, si elles veulent participer au combat qui s’annonce et qui est le combat pour le salut de l’humanité, pour la civilisation, de se transformer profondément sans renoncer à rien de leur révélation profonde, de leur foi profonde, de leur identité.
En 1984, vous avez écrit un sublime roman Je, William Beckford. Le roman d’un grand romancier… Un roman fervent, baroque, grandiose porté par une écriture magnifique. Comment faites-vous pour être à la fois romancier et philosophe ?
Je suis très étonné que
vous me rameniez à ce qui est ma première tentative d’aborder le roman, la
fiction. En tout cas, c’est très gentil de m’en dire du bien. Quand je consulte
en ligne telle ou telle page qui m’est consacrée, ce qui est rare, je suis
toujours très étonné par cette Machine anonyme qui, en ce qui concerne ma
biographie, recrache à peu près toujours la même chose depuis maintenant…mon
dieu…plus de quarante ans. La première chose qui est citée dans ces
brouillons de biographie, c’est que j’ai été maoïste, comme beaucoup de
gauchistes de ma génération. J’ai d’ailleurs écrit là-dessus un récit qui
s’intitule Ce grand
soleil qui ne meurt pas, chez Grasset. C’est un rappel de ce
militantisme politique tel que je l’ai vécu, corps et esprit : c’est mon
expérience et ce n’est que mon expérience.
Il ne s’agit pas de Mai 68 en général ni du maoïsme en général, dont je suis
aujourd’hui fort loin. Reste que je ne suis pas un renégat, pas plus que
Jean-Claude Milner, qui revient avec raison, et un grand talent, sur cette
« révolution » en laquelle il a cru dans un beau livre, Relire la révolution. La
deuxième chose que ces articulets copiés en gros les uns sur les autres
retiennent, c’est que je ne recherche pas l’exposition médiatique. Cela semble
les épater, probablement parce que eux baignent là-dedans toute la journée. Je
prends finalement ça comme un compliment : je ne suis pas comme tout le
monde, c’est vrai, je ne recherche pas la notoriété, on ne me voit pas dans
« Danse avec les stars » ni « La France a un incroyable
talent ». C’est d’abord que je ne crois pas du tout que l’exposition
médiatique conduise à quoi que ce soit : j’aimerais bien, au fond, avoir
le Grand Prix du roman de l’Académie française, ou le Goncourt, mais je ne
fréquente pas le milieu littéraire, grave péché, ni les autres écrivains. Quant
à la philosophie, sur laquelle portaient vos questions précédentes, qu’a-t-elle
à voir avec l’exposition médiatique ? Elle lui est, à mon avis, totalement
étrangère : Sartre est le seul qui s’est lancé là-dedans, et je ne
considère pas Sartre comme un grand philosophe, mais plutôt comme un phraseur
avide de formules chocs et un agitateur (« L’Agité du Bocal ») et,
sur le plan politique, comme quelqu’un qui a soutenu des points de vue
indéfendables. Quant à la génération philosophique qui précède, aucun de ceux
qui ont compté n’a été « médiatique », ni Foucault, ni Deleuze, ni
Lacan. Cela dit, je ne suis pas agoraphobe comme l’était Montherlant, mais
Montherlant, qui reste pour moi un écrivain admirable et une référence, ne
s’est laissé aller à un échange télévisé que tout à la fin, quand il pensait
que tout pour lui était déjà joué et qu’il n’avait plus rien à perdre. Ce
que les personnes qui tiennent à rédiger des notules sur mon compte pourraient
plutôt se demander, c’est par exemple : mais comment ce type qui a été
maoïste, en rupture avec son milieu, en est-il venu à faire de telles
références au catholicisme ? Quel rapport entre le maoïsme et ce roman sur
un dandy anglais amoureux des garçons qui se nommait William Beckford ? Ou
cet autre roman, postérieur, qui prend pour figure centrale Anthony Blunt, l’un
des fameux quatre espions de Cambridge passés au communisme dans les années
30 ? Ou ce récit, Splendeur
de Fawzi, qui est un hommage à un grand ami tunisien de La Marsa
que j’avais connu en 69 et dont j’ai accompagné l’agonie quand le cancer l’a
emporté ? Est-ce que tout cela est un éparpillement déconcertant, ou bien
y a-t-il malgré tout des fils conducteurs insistants, des récurrences
éloquentes, dans ce dispositif en étoile ? Est-ce que je pourrais me
définir moi-même à la manière dont Cary Grant le faisait (« un amas
gémissant d’incertitudes »), ou bien y a-t-il des lignes de force qui me
permettent, moi, de m’y retrouver, et de m’y retrouver au fil du temps avec des
constantes et de pensée, et de conviction, et de caractère ?
Mais revenons à mon cher Beckford. Le roman est une forme difficile, et d’autant plus que ses formes traditionnelles ont depuis longtemps éclaté : il y a eu Joyce, il y a eu Céline, qui demeure un écrivain prodigieux, il y a eu Genet et Guyotat, et les amis de Tel Quel, Sollers et Pleynet, que je continue de lire et de suivre. Je me suis maintenu, en ce qui concerne l’écriture romanesque, à une forme traditionnelle, si cette expression a un sens. Ce qui compte pour moi est le rythme, la musique, en même temps que la peinture, ce qui fait tableau, enfin, ce qui est le plus difficile, les dialogues (Sollers a raison, on juge un roman sur les dialogues, c’est-à-dire sur les voix et le tressage des voix). Je, William Beckford est une tentative pour prêter ma voix, en monologue, à ce personnage de l’histoire anglaise qui me fascine : ce fils du Lord-Maire de Londres, à la tête d’une gigantesque fortune fondée sur l’exploitation de la canne à sucre qui, à la suite d’un scandale mettant en cause ses relations intimes avec un très jeune aristocrate dont il partage les charmes avec sa séduisante et mystérieuse cousine, va se trouver mis au ban de la bonne société et condamné à aller voir ailleurs, notamment en Espagne et au Portugal, ce qui se passe. Beckford est surtout connu en France pour son roman « oriental » Vathek traduit en français par Mallarmé. Ce qui me retient surtout, c’est la dimension de défi qu’il y a dans ce personnage, que son caractère entier conduit à faire face sans arrêt, quoiqu’il arrive. En Espagne et au Portugal, il joue la carte catholique à fond et s’attire ainsi les bonnes grâces de la haute société. A Venise, il fait la conquête de toute la famille Vendramin, une des grandes familles vénitiennes, y compris d’un tout jeune homme qui semble fou de lui. En France, son sort de banni par l’aristocratie anglaise lui vaut d’être célébré comme une « victime des tyrans », ce qui ne l’empêchera pas de tirer sa révérence au bon moment avec l’aide de ses « amis » de la Commune de Paris (en l’occurrence Santerre). Et puis il y a cette incroyable abbaye de Fonthill qu’il se fait bâtir pour lui tout seul, et à l’inauguration de laquelle il invite ces gens qui comptent pour lui et qui le fréquentent, dont Lord Nelson et la sulfureuse Lady Hamilton, ainsi que le peintre Turner. Cette vie à elle seule est un roman, et j’ai été très heureux de me la raconter à moi-même en le laissant parler lui-même en imagination. Ce n’était pas un mondain du tout, c’était un aristocrate, un des derniers peut-être, un snob au sens fort qu’a ce mot anglais, à savoir quelqu’un qui est à lui-même sa propre référence en matière d’art, de goût, y compris de goûts amoureux, en matière d’art de vivre surtout (par exemple il déteste les chasseurs, et tous les animaux qui vivent dans son immense propriété y sont protégés). Il existe un portrait de lui jeune, par le peintre Romney (qui a peint également sa belle cousine en train de faire une offrande aux dieux infernaux…) : il est très grand, très beau, très insolent. Donc très seul ? Eh bien oui, mais de cette solitude qu’on devrait envier parce qu’elle ne lui interdit pas de fréquenter qui il veut sans être influencé par aucune mode, aucun préjugé, et parce qu’elle est l’expression d’un élitisme nécessaire. Il serait certainement dégoûté par la bassesse des mœurs actuelles et par cette chose étrange que nous appelons « démocratie » (dont il eut une idée, dans les années 1790, au contact des sans-culottes parisiens). Je me souviens d’une conversation que j’ai eue, il y a une vingtaine d’années, à Agde, avec le directeur d’une école privée anglaise, original et un peu fou comme tous ces Anglais que j’adore, sur la différence importante, en cuisine, entre une « poissonnière » et une « turbotière » : c’était typiquement une conversation beckfordienne. Il existe quelque part une Correspondance de Beckford : je rêve qu’un jour ou l’autre quelqu’un prenne la peine de l’éditer, en anglais d’abord (si ce n’est déjà fait), puis en traduction française.
Propos recueillis par Isabelle Gaudé
A
paraître l’été prochain 2017 de Bernard Sichère :
« Aristote au soleil de l’être », Editions du CNRS.
La réédition en un seul volume de la traduction de la
« Métaphysique » d’Aristote dans la collection Agora/ Pocket.