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Bernard Bourgeois

 « Le mot d’ordre ce n’est pas de lire Hegel, c’est de le relire constamment »

Le philosophe Bernard Bourgeois

Bernard Bourgeois est incontestablement l’un des plus importants spécialistes actuels de la philosophie allemande, en particulier de l’idéalisme allemand (Fichte et Hegel). Auteur d’une œuvre considérable, éminent traducteur de Hegel, ce brillant esprit s’est imposé comme l’un des plus grands philosophes français contemporains. Depuis longtemps déjà, Bernard Bourgeois creuse le sillon d’une réflexion originale sur Hegel, qu’il considère comme le penseur le plus apte à éclairer notre époque. « Hegel est actuel, plus que tout autre », écrit-il. Il montre ainsi que l’analyse hégélienne de l’histoire peut servir à rendre intelligible notre situation présente. Hegel, en effet, peut nous aider à « penser l’histoire du présent », aussi bien la question du terrorisme dans son rapport à l’Etat-Nation que celle de l’émergence du sociétal ou de l’écologie. « Je crois, écrit Bernard Bourgeois, que le monde socio-politique actuel est, pour l’essentiel, et en son état le plus avancé, en train de réaliser le modèle hégélien qui demeure en ce sens, normatif pour lui ». Bernard Bourgeois conçoit donc le système hégélien comme une clé pour méditer sur les conditions actuelles du plein accomplissement de la liberté des individus.

Professeur émérite à l’Université Paris I-Panthéon Sorbonne, Membre de l’Académie des Sciences morales et politiques, Président de la Société française de philosophie jusqu’en 2010, Secrétaire général de l’Institut international de philosophie jusqu’en 2017, aujourd’hui Président de la Conférence Nationale des Académies, cet immense philosophe a dirigé plus de 300 thèses de philosophie, nous confiant non sans plaisir que celles-ci l’avaient instruit sur l’évolution des jeunes esprits, sur la façon dont la philosophie se développait à travers eux. Bernard Bourgeois vient de signer deux remarquables ouvrages qui paraîtront très prochainement. Un premier sur Hegel Pour Hegel aux éditions Vrin. Et un second essai, admirable de rigueur et de profondeur, intitulé Sur l’histoire ou la politique, où le philosophe identifie les deux termes, considérant que le contenu essentiel de l’histoire est politique, et que la vie essentielle de la politique est historique. Les essais de Bernard Bourgeois sont à lire à tout prix pour qui s’intéresse de près ou de loin à la philosophie.

Le philosophe Bernard Bourgeois

« Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion » disait Hegel. Quelle est la passion qui vous a poussé vers l’étude de l’hégélianisme ?

C’est une passion purement intellectuelle. Si l’on se pose la question de savoir quel ouvrage ou quel auteur est à l’origine d’un apport essentiel et nouveau dans le temps qui a suivi l’intervention de Hegel dans le monde et dans l’Histoire, j’estime qu’il n’y en a pas. Rien de grand et de nouveau n’a vraiment été dit depuis que Hegel a parlé en particulier de l’histoire, ou de la politique, puisque l’histoire est fondamentalement politique par son contenu et la politique, par sa forme, essentiellement historique. Toute autre histoire est conditionnée par l’histoire politique. Parce que c’est au niveau du politique et plus spécialement de l’Etat que réside la puissance qui fait que quelque chose se produit ou ne se produit pas, se publie ou ne se publie pas dans le monde, quel que soit le domaine culturel considéré. Voilà pourquoi je m’en suis tenu à Hegel, estimant que, d’une part, les problèmes en particulier socio-politiques, c’est-à-dire relevant de l’histoire, qui étaient fondamentaux pour Hegel, sont demeurés tels. Par ailleurs, lorsque des problèmes apparemment nouveaux apparaissent, tous peuvent se traiter à l’aide de Hegel ou à partir de Hegel. Il avait dit que l’Etat rationnel satisfaisant les hommes et en particulier leur désir profond de liberté, que l’Etat dans lequel les hommes pouvaient vivre une vie libre, était d’abord un Etat socialement libéral, et ensuite soucieux de solidarité. Premier principe : la liberté. Deuxième principe seulement : la solidarité. Que le monde adéquat était constitué par un Etat socialement libéral et ensuite solidaire, un Etat, politiquement parlant, fort, autoritaire, mais respectant la liberté profonde des citoyens et en particulier leur permettant, dans le domaine extra- ou supra-étatique de l’art, de la religion et de la philosophie, de faire les choix qu’ils souhaitaient avec une liberté totale. Cet Etat, c’est l’Etat qui est réalisé aujourd’hui dans les pays les plus développés et que les autres Etats s’efforcent plus ou moins d’imiter et de réaliser. Assurément, il se produit des événements que Hegel n’avait pas pu ou voulu prophétiser, mais ils se produisent dans un milieu qui est structuré par un régime social et politique qui est celui qu’il avait présenté comme le régime le plus rationnel qui soit. Alors, si je reprends le programme de vie qui avait été présenté dans la devise révolutionnaire française « Liberté, égalité, fraternité », je considère que, en ce qui concerne la liberté et ses conditions, Hegel les avait définies pour l’essentiel. Que, pour ce qui est de l’égalité et de la recherche de l’égalité, c’est-à-dire de l’égalitarisme, ce dernier a été en quelque sorte une entreprise humaine condamnée par l’histoire. L’égalité n’existe pas, et les tentatives de la réaliser par la force, par la violence, ont toutes été démenties historiquement. Quant au troisième mot d’ordre, la fraternité, il est bien le mot d’ordre de notre époque, celui qui anime le mouvement sociétaliste – le sociétal ayant succédé au social affecté par la chute des régimes socialistes – mouvement cultivant l’intersubjectivité, l’interaction entre les hommes, les relations qui peuvent s’insérer dans des plages que la réglementation n’a encore pas atteintes, bref : tout ce qui concerne ce qu’on appelle la vie participative. La fraternité, c’est bien ce qu’on voudrait voir se réaliser à travers cette vie participative. Une vie qui compléterait, qui enrichirait la vie institutionnelle régie par le droit. Cet élan de notre temps vers une fraternisation accrue des hommes, cette recherche de la fraternité est une recherche dont on ne peut, certes, que se féliciter, mais c’est un luxe, si je puis dire, par rapport à la nécessité qui s’impose aux hommes de réaliser d’abord les conditions d’une vie socio-politiquement libre. Assurément, le sociétal est important, mais en faire un objectif qui doive être substitué au développement de l’institutionnel qu’est le monde du droit, dont la valeur essentielle, fondamentale, est la liberté, constitue une faute. L’Institution ne doit pas être remplacée par la participation. Celle-ci ne rend pas celle-là obsolète, elle ne peut que la compléter.

Comme Jean Hyppolite, vous vous êtes attelé à la difficile tâche de traduire Hegel. Vous avez traduit, entre autres, les trois plus grands textes de Hegel : La Science de la logiqueLa Phénoménologie de l’esprit, et L’Encyclopédie. Sachant qu’avec Hegel, la compréhension ne va jamais de soi, que le texte allemand suscite une pluralité d’interprétations, quel type de difficultés avez-vous dû affronter lors de vos traductions ?

Il est certain que la difficulté de Hegel n’a pas été absente de ma motivation. Il me semblait qu’il avait dit quelque chose d’essentiel, mais dans un langage difficile en raison de sa densité. La pensée hégélienne est une pensée difficile parce qu’elle est une pensée qu’on peut appeler dialectique, en ce sens qu’elle conjugue deux mouvements de pensée qui se présentent comme opposés. Penser d’une part, c’est identifier ce qui est différent. Chercher une cohérence dans ce qui se présente à nous, à l’intérieur du monde, du langage, comme différent. Il faut identifier un tel différent, mais en même temps cette identité doit avoir un contenu pour avoir un sens, c’est-à-dire que cette identité doit être déterminée ou différenciée. Donc penser, c’est à la fois identifier la différence et différencier l’identité. Il y a là deux mouvements de pensée que Hegel a conjugués de façon exemplaire dans ce qu’il a appelé la dialectique. L’acte de penser est un acte difficile parce qu’il conjugue ces deux mouvements opposés : identifier une différence et en même temps retrouver, ou reproduire dans cette identité une différence, mais nouvelle, qui n’est pas celle, immédiate, dont on est parti, mais une différence désormais comprise, cohérente avec elle-même. C’est cela, la dialectique. Hegel en a fourni un exemple qui n’a pas été renvoyé au passé, mais qui me semble en particulier pouvoir éclairer et mieux faire comprendre encore aujourd’hui, à l’homme contemporain, la vie des collectivités humaines telle qu’elle se développe dans l’histoire. Or une telle compréhension exige un effort intellectuel considérable, car Hegel est un penseur qui ne bavarde pas, la densité de sa pensée fait qu’on n’a jamais fini de le comprendre. Le mot d’ordre, ce n’est donc pas de lire Hegel, mais de le relire constamment. – Les Français ont fait, eux aussi, parmi d’autres, un tel effort. Hegel a été traduit assez tôt en France. Dans tout le XIXème siècle, au XXème siècle également, il y a eu des traducteurs français de Hegel. Il faut citer Jean Hyppolite bien sûr, et Eric Weil, et puis, parmi les contemporains, Pierre-Jean Labarrière et Gwendoline Jarczyk . – J’ai retraduit LEncyclopédie dans ses trois éditions de 1817, 1827 et 1830, avec ce qu’on a appelé les Additions, les Zusätze, c’est-à-dire les notes de cours prises par des élèves ou des collègues de Hegel, qui, lorsqu’ils ont proposé une édition générale de ses œuvres après sa mort, les ont publiées en allemand. J’ai pris soin de traduire toutes ces Additions parce qu’elles sont des commentaires par Hegel lui-même de ses textes canoniques, qui étaient des textes très concis dont la publication était la destination. Hegel n’écrivait pas comme il parlait. Dans les Additions, le langage de Hegel est un langage moins serré, plus concret, plus détendu. Ce sont de précieux commentaires par Hegel lui-même de ses textes essentiels. Des traductions existaient, j’ai estimé qu’il ne m’était pas interdit d’en proposer aussi, étant donné la difficulté de l’oeuvre. D’ailleurs, les traductions sont des affaires de mode. On ne traduit pas de la même façon dans des époques différentes. Il y a aussi que la traduction est un exercice problématique. Ainsi, traduire Hegel, est-ce que c’est faire parler Hegel en français, est-ce que cela veut dire adapter Hegel au français, ou, à l’inverse, plier, adapter le français à Hegel ? Que faut-il privilégier ? Est-ce qu’il faut faire parler en français un Allemand : Hegel, ou faire parler un Allemand : Hegel, en français ? Est-ce qu’on s’installe d’abord dans le texte allemand de Hegel ou dans le texte français ? Le traducteur doit s’efforcer de marier les deux, mais, comme c’est une tâche qui comprend deux mouvements opposés, c’est toujours une entreprise risquée. C’est pourquoi il est bon, lorsqu’il s’agit de textes importants, qu’il n’y ait pas qu’un seul traducteur, mais plusieurs. C’est pourquoi je trouve très bien que certains traduisent les textes que j’ai traduits et je trouve que ce n’est pas si mal non plus pour moi de traduire ce que d’autres ont traduits. Pour ma part, je privilégie l’auteur. Je veux dire que mes traductions sont telles qu’on sent en me lisant, que l’auteur de la pensée n’était pas un Français mais un Allemand. Je privilégie le texte original par rapport au texte traduit. Le traducteur ne doit pas trahir l’auteur ou inventer un nouveau texte ; il doit toujours rester modeste.

Vous avez un parcours exemplaire dans la philosophie. Vous êtes une figure dominante de la philosophie du XXème siècle. On vous doit un livre très important Le Droit naturel de Hegel paru en 1986 chez Vrin. Quel est l’apport de Hegel sur le droit ?

Le texte sur Le Droit naturel de Hegel est un petit texte qui fait 80 pages, un texte d’une densité absolue. Mon ouvrage sur Le Droit naturel de Hegel fait 666 pages, ce qui est trop ! Hegel donne au mot « droit » une signification très vaste. Le droit, pour lui, désigne la réalisation ou l’effectuation, en toutes ses conditions, de la liberté. Le droit, c’est l’extériorisation de la liberté. Extériorisation de la liberté, le droit ne parle donc pas de sa racine subjective, abstraite, enfouie profondément en l’homme, qui s’exprime en particulier par le libre arbitre. Car l’homme est un être qui n’est pas enchaîné par la causalité ou la nécessité telle qu’elle se rencontre dans la nature. Il y a une liberté originaire de l’homme, mais cette liberté qui s’exprime dans le libre arbitre est une liberté principielle, donc abstraite, générale, et l’homme doit s’efforcer de la réaliser dans un milieu qui est toujours déterminé, le monde dans lequel il vit, un milieu naturel et historique qui est riche, rempli de diversité, où il y a de la nouveauté, de l’imprévisible, des hasards. C’est là le monde de la première nature, et le monde de la deuxième nature, celui de la culture qui se déploie dans l’histoire, donc, à la fois, l’environnement physique, l’environnement social, l’environnement politique, l’environnement culturel, artistique, religieux et philosophique de l’homme. Il faut que le monde tout entier devienne, pour sa liberté, un monde dans lequel elle est chez soi. Etre libre, c’est bien être chez soi.

Hegel, dans la préface des Principes de la philosophie du droit, déclare que «Tout ce qui est rationnel est réel, tout ce qui est réel est rationnel ». Les termes de réel et de rationnel se disant en plusieurs sens, pouvez-vous préciser la signification exacte de la formule ?

Le mot allemand qui est utilisé par Hegel c’est wirklich : réel, et : wirklichkeit : réalité. Mais wirklich vient du verbe wirken, qui veut dire : œuvrer. Werk, en allemand, c’est l’œuvre. Par conséquent, le wirklich, le réel ou l’effectif, c’est l’effectué. Ce n’est pas le réel sensible tel qu’il est donné au premier regard jeté sur le monde. Nous sommes plongés dans un monde de choses qui sont sensibles, colorées, qui sont éparpillées dans l’espace, et qui se succèdent dans le temps. L’espace, c’est l’extériorité simultanée, et le temps, c’est l’extériorité continuée. C’est ce dans quoi nous sommes immédiatement immergés. Mais l’effectif, le wirklich, c’est ce monde sensible en tant qu’il est cultivé, travaillé, œuvré, fait ou refait par l’homme, donc repris, en sa nécessité toujours partielle, par la liberté totalisante qui le soumet rationnellement à ses fins. La raison a puissance sur le simple réel du sensible et se réalise elle-même en lui alors élevé au sens d’un effectif. Pour le rationalisme hégélien, c’est donc parce que la raison se réalise que le réel se rationalise. Voilà pourquoi tout ce qui est rationnel est réel et tout ce qui est réel est rationnel. Hegel prononce la phrase dans un certain ordre, qui ne doit pas être inversé : le rationnel est réel et le réel est rationnel. C’est bien toujours l’identité, principe de la raison, qui est première, la différence, principe de la simple réalité (Realität), n’étant jamais que seconde. C’est parce que l’identité se différencie que la différence peut s’identifier. Tout le problème est de savoir quel est le point de départ ? Beaucoup de penseurs ont estimé que ce qui est premier, c’est la différence, et qu’il faut l’identifier, comme s’efforcent de le faire l’épicurisme et le matérialisme par exemple. Pour eux, ce qui est premier c’est la différence. Mais si la différence est première, comment peut-elle s’identifier, puisqu’une telle réflexivité implique déjà son identité à soi ? Au contraire, le schéma hégélien, c’est le schéma : l’identité se différencie. L’identité n’est elle-même que si elle se différencie (de la différence), mais l’identité différenciée, c’est la totalité. Un tel schéma est le schéma chrétien du Dieu qui se différencie comme créateur d’un monde, qui se met en rapport avec quelque chose qu’il tire de lui mais qu’il extériorise. C’est ce schéma chrétien du Dieu qui s’incarne que Hegel a rationalisé dans le concept de l’identité qui se différencie.

Pour vous, Hegel n’est pas le précurseur de Marx mais le penseur chrétien de la philosophie allemande, un luthérien convaincu. Vous considérez l’hégélianisme comme la philosophie de la liberté et le marxisme comme une parenthèse de l’histoire. Etes-vous un anti-marxiste, ou considérez-vous qu’il existe « un échec historique du marxisme » ?

Marx a été un penseur d’emblée anti-hégélien. Il avait fait sa thèse sur l’atomisme et il est resté atomiste toute sa vie : pour lui, ce qui est premier c’est la différence, c’est la matière. Mais, s’il a toujours été anti-hégélien, il est resté jusqu’au bout un hégélianisant. Pensant toujours avec Hegel, mais contre Hegel. Le schéma hégélien, plus précisément, c’est : A pose la relation antagonique de A et de non-A ou B. Schéma que Hegel concrétise ainsi : l’Un pose la différence de l’Un et du multiple. L’Un est le principe de sa relation négative au multiple, l’Un s’aliène en quelque sorte, devient autre que lui-même, en posant le rapport de l’Un au multiple. Marx a repris le schéma, mais, pour lui, le terme porteur, c’est le multiple, qui porte sa relation antagonique à l’Un. Bref, Marx est essentiellement un hégélianisant anti-hégélien. Est-ce que l’Histoire a condamné le marxisme, je pense que oui. Marx avait, certes, raison de considérer que la liberté essentielle à l’homme ne peut rester un simple principe abstrait. Et pour lui, la concrétisation de la liberté consistait à en égaliser la réalisation parmi les hommes. On n’est pas libre tout seul, on est libre aussi dans des rapports avec les autres, mais ces rapports sont en fait aussi régis par l’inégalité, en toutes ses formes. Marx a alors pensé que la concrétisation de la liberté exigeait une égalisation de ce que Tocqueville appelait « les conditions ». Les régimes marxistes ou communistes ont eu recours à la violence pour imposer cette égalisation, en supprimant par là la liberté principielle, abstraite ou formelle, alors dénoncée comme bourgeoise, pour la concrétiser. Mais, en niant la liberté en son origine, celle de penser et d’exprimer sa pensée, on a nié du même coup sa réalisation dès lors seulement prétendue, et c’est cette négation totale de la liberté qui a été elle-même niée dans l’inévitable écroulement des Etats socialistes.

Tout le monde parle de « La dialectique du maître et de l’esclave ». Pouvez-vous situer votre interprétation de cette analyse célèbre de Hegel par rapport à celle de Kojève, aujourd’hui bien contestée ?

Je dirai simplement que la lutte du maître et de l’esclave constitue l’un des passages les plus connus de La Phénoménologie de l’esprit de Hegel, mais que c’est un passage parmi d’autres. Sa dialectique se termine en ceci que l’esclave travaillant se libère en devenant le maître du maître. Mais on ne peut pas en rester là, car ce redoublement de la maîtrise est une double abstraction. La conciliation concrète de la liberté et du travail réside bien plutôt dans le travail intellectuel, le travail de la pensée. Parce que la pensée, c’est la liberté même, en sa source. Par conséquent, l’échec de la lutte du maître et de l’esclave, du combat de la liberté et du travail qui est d’abord le travail servile, le dépassement de ce conflit qui est constitutif de l’humanité en tant que l’homme est en rapport avec l’autre homme – on ne devient homme que parmi les hommes, à travers les autres hommes, par les autres hommes – ce conflit est résolu, suivant Hegel, dans cette figure nouvelle de l’esprit humain, à destination universelle, qu’est le travail intellectuel. Le travail intellectuel est un effort, il est pénible, et en même temps le travailleur y jouit d’être son propre maître. Il travaille le matériau au nom d’un projet qui l’habite et par lequel il se libère de son lien immédiat, passif, à la matière. Et la suite de La Phénoménologie de l’esprit montre quelles sont les conditions d’existence qui permettent à chaque homme d’être un travailleur intellectuel. Il y a des conditions sociales, il y a des conditions politiques, et toute la dialectique en est lancée. C’est bien là un moment important, mais Kojève a tort, à mes yeux, de privilégier comme il le fait ce moment, parce qu’il n’est qu’un épisode dialectique de la constitution de l’homme comme homme, et qu’il y en a beaucoup d’autres qui l’accomplissent. L’un des plus importants a été, pour Hegel, le moment de la religion, que Kojève, se comportant en pur idéologue, a rabaissé en prétendant mieux savoir que Hegel lui-même qui était véritablement Hegel, à savoir, selon lui, un philosophe athée. Or Hegel a affirmé sans ambages qu’il était un penseur luthérien, confirmé dans sa philosophie par sa religion et dans sa religion par sa philosophie. Il faut faire à un grand penseur l’honneur de juger qu’il a été celui qu’il a dit qu’il était, au lieu de lui imputer de médiocres considérations, par exemple, de prudence.

Comment Kojève a-t-il pu douter de cela ?

Kojève était un grand esprit, l’un des plus grands esprits du siècle, mais, j’ose le mot, un peu manipulateur. Il a servi la diplomatie française. J’ai rencontré des gens qui ont travaillé avec lui, Raymond Barre par exemple. Il me disait que c’était un négociateur extrêmement redoutable dans les questions, notamment, de politique économique. Kojève considérait, au fond, qu’il n’y avait pas de différence entre le capitalisme et le socialisme, car ils se développaient sur la même base matérielle, économique. Il pensait que les capitalistes étaient des socialistes qui s’ignoraient comme socialistes. L’Histoire a plutôt montré que les socialistes étaient des capitalistes qui n’étaient pas encore conscients d’être tels. En cela, il s’est trompé, mais il était persuadé qu’il y avait une unité principielle homogène dans le monde moderne. C’est d’ailleurs ce qui pouvait le faire excuser d’être un espion. Car quel sens y-a-t-il à espionner le même au profit du même ? Vénielle politiquement parlant était donc sa manière de réarranger l’histoire, aussi de la pensée et de la philosophie, en voyant par exemple déjà Marx dans Hegel. Il est tout aussi vrai que, philosophiquement parlant, c’est une autre affaire. Bref : Kojève, sans doute un faussaire, mais, sûrement, de génie !

« La fin de l’histoire » est un concept qui apparaît dans La Phénoménologie de l’Esprit de Hegel. Celui-ci prête à interprétation. Signifie-t-il l’achèvement, le terme final de l’histoire, la finalité de l’histoire ou l’histoire est-elle d’ores et déjà finie ?

Reprenons la devise républicaine, par laquelle les révolutionnaires français ont exprimé leur objectif: « Liberté, égalité, fraternité ». La fraternisation semble être le mot d’ordre de la dernière époque, dans laquelle on vit. Je vous ai dit tout à l’heure que je pensais que l’absolutiser était se moquer de l’Institution à l’intérieur de laquelle seul l’homme peut, au surplus, et sait si bien, fraterniser. Après avoir durant deux siècles (1789-1989) tenté de se définir par la réalisation de l’égalité, ce qui n’a guère abouti. Mais la valeur que l’histoire a voulu réaliser, et qui l’a mue, conduite, portée depuis les origines, cela a été la valeur centrale, la valeur à laquelle aucune autre ne peut être comparée, à savoir la liberté. L’homme veut être libre parce qu’il se sent d’emblée libre, même si la liberté native, très abstraite en son caractère purement subjectif, exige d’être concrétisée par un travail de libération, qui n’a pas de fin. L’histoire a d’abord été menée, même si elle ne le disait pas expressément, à travers les auteurs qui traitaient d’elle ou qui organisaient sa pratique, par le désir de libération, et les conditions de cette libération ont été progressivement comprises et réalisées dans tout le cours de l’histoire. Celle-ci a été conduite par l’effort constant qui a été celui des hommes pour connaître les conditions d’une existence libre et réaliser ces conditions. Le progrès de cette connaissance et le progrès de cette réalisation ne font qu’un. C’est en réalisant ce qu’elle pensait être ces conditions, que la liberté a de mieux en mieux compris ce en quoi elle consistait. Et comme les conditions de la liberté – conditions multiples, d’ordre naturel et d’ordre culturel, et qui forment système — ne peuvent être réalisées que par la puissance effective et organisatrice, totalisatrice, mais non totalitaire, qui est celle de l’Etat rationnel, c’est à l’intérieur de cet Etat qu’une vie libre a pu s’accomplir historiquement. Dans cette histoire, assurément il y a eu des pauses, il y a eu des régressions, mais dans l’ensemble elle a bien été la découverte progressive des conditions de la liberté et la réalisation progressive de ces conditions. Elle a un sens précisément parce que ces conditions forment un système, un tout. L’Esprit est toujours là dans tout ce qu’il fait. Cela ne veut pas dire que la politique détermine certaines religions. Mais certaines religions sont incompatibles avec certaines formes politiques. Il faut qu’il y ait un seul et même Esprit qui s’exprime dans des dimensions qui doivent être cultivées de façon indépendante, chacune selon ses exigences propres.

Hegel rappelait que « Nous avons souvent le mot paix à la bouche. Nous sommes pour la vertu. Nous édifions des idées pacifistes mais sans construire un monde de paix. Nous nous complaisons dans notre bonne conscience. » Que serait, pour vous, un monde de paix ?

La connaissance et mise en œuvre des conditions de la liberté ne crée pas nécessairement un monde pacifique. Pourquoi ? Ce qui assurerait la paix, semble-t-il, la condition de celle-ci, serait qu’il puisse y avoir un Etat universel. Or, et c’est ce que pense en particulier Hegel, l’Etat-nation est la forme de vie objective accomplie, et sa vérité consiste dans un Etat politiquement fort et socio-culturellement libéral d’abord, et solidaire ensuite. Mais cet Etat-nation est à jamais multiple. Hegel, pas plus que Kant, ne croit à la possibilité de la réalisation d’un Etat unique et universel, capable, comme tel, d’assurer la paix totale. Pour lui, l’Etat-nation est à jamais particulier. C’est là la limite de l’esprit objectif ou objectivé. C’est pourquoi un hégélien doit considérer que la collaboration entre les Etats-nations doit être la plus intense possible, la plus pacifiante possible, sans qu’il soit possible d’envisager la réalisation d’un Etat mondial effectif. Mais il ne peut pas affirmer que l’unité du genre humain sera une unité politique. Le monde politique, en tant que monde objectif, se fait par essence objection à lui-même. Seul l’esprit absolu : l’art, la religion, la philosophie, a vocation ontologique à s’unifier. Hegel, pas plus que Kant, n’affirme la réalité à venir d’un Etat universel. Par conséquent, s’ils ont raison – ce que je crois – il faut s’en tenir à la collaboration des nations, dont la différence, puisque toute différence a pour destination de devenir opposition, rend toujours possible une guerre entre elles. Même si tous les Etats du monde réalisaient le modèle hégélien, ce modèle ne pourrait pas assurer l’existence d’une paix éternelle. Parce qu’il y aura toujours des raisons pour les Etats de se faire concurrence et par conséquent de pouvoir être amené à des conflits. Ce qui ne veut pas dire que Hegel soit belliciste. Il considère, certes, que la guerre empêche les nations de s’assoupir en elles-mêmes, de laisser s’abîmer le lien civique etc., quand tout va apparemment trop bien. Mais la positivité de l’existence du négatif ne signifie pas que, en son essence, celui-ci devient un positif. – Un hégélien doit donc souhaiter la collaboration pacifiante renforcée des nations européennes, mais, surtout, contribuer à ce que le rêve d’une nation européenne (toujours à venir) ne fragilise pas l’attachement de leurs citoyens aux nations existantes et la vigueur de celles-ci. Il est vrai que des Etats européens peuvent vouloir l’Europe pour faire faire par d’autres ce qu’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas faire eux-mêmes.

Hegel est au programme du concours de l’agrégation de philosophie 2019…

En effet. Mais Hegel a été très longtemps absent du paysage culturel français. Avant la guerre de 1870, Hegel était populaire. Il a été introduit, diffusé en France par des intellectuels qui ont eu une très grande influence. Victor Cousin, tout puissant sous la Restauration, était hégélien. Hyppolite Taine, qui a régné pendant tout le second Empire, déclarait qu’il avait lu Hegel pendant des années tous les jours. Jusqu’en 1870, Hegel était chez lui en France. Au début de l’année 1870, Taine et Renan ont même pris l’initiative de lancer dans Le Journal des débats une souscription pour qu’on élève une statue à Hegel sur l’une des places les plus monumentales de Paris. Puis il y a eu la guerre, la défaite française. Alors il fut rejeté. Plus tard, son image a été restaurée en France par un homme politique qui avait la fibre sociale, Jean Jaurès. Jaurès a réhabilité Hegel pour sa philosophie proprement sociale, et non pas politique. Pour sa philosophie sociale, parce que Hegel distinguait la société civile de l’Etat et considérait que l’Etat même le plus autoritaire politiquement devait libérer en lui de lui une vie socio-économico-culturelle, où l’initiative des individus pourrait se déployer et faire des citoyens des hommes d’abord très actifs socialement parlant. C’est ce Hegel-là qui a été réhabilité par Lévy-Bruhl, par Jean Jaurès, des gens qui s’inscrivaient à gauche. La guerre de 14-18 n’a pas été, non plus, très favorable à Hegel. C’est entre les deux guerres, notamment par l’intervention de Kojève et de Hyppolite, que Hegel est redevenu chez lui en France, si je puis dire.

Pourquoi doit-on encore lire Hegel aujourd’hui ?

Parce que, me semble-t-il, le monde dans lequel nous vivons, dans ses éléments les plus dynamiques, est un monde qui est encore hégélien. Les Etats les plus avancés de la planète réalisent le modèle que Hegel a proposé comme rationnel. J’évoquais tout à l’heure devant vous ce que m’avait écrit Maurice Schuman : « Mais c’est extraordinaire comme l’Etat gaullien est un Etat hégélien ». En effet, ce sont des Etats régis par le droit, des Etats de droit, socio-économiquement et culturellement libéraux, soucieux de la solidarité, mais adoptant comme principe de base le principe de la libre initiative. L’histoire leur a montré qu’on pouvait aller de la liberté à la solidarité, mais non pas, en fait, de la solidarité à la liberté. Ces Etat sont politiquement forts par l’autorité du Chef de l’Etat, mais aussi, et c’est un thème hégélien, en raison de la participation des citoyens. Hegel situait cette participation au niveau des communes et des corporations (on parle aujourd’hui de syndicats). Donc, un Chef de l’Etat, une Tête de l’Etat, puis, bien sûr,des pouvoirs législatifs, exécutifs, judiciaires. Et des Etats tels que la liberté est réalisée en eux parce qu’eux-mêmes se sentent suffisamment forts, en leurs institutions qui impliquent l’adhésion des citoyens, pour pouvoir se montrer libéraux. Plus un Etat se sent sûr de lui-même et se sent fort, plus il peut se montrer libéral. Donc conciliation de l’exigence de liberté et de l’exigence de l’autorité qui doit pacifier la vie à l’intérieur d’une collectivité. Voilà pourquoi le monde, me semble-t-il, dans ses éléments les plus développés, est un monde régi sur le modèle hégélien. Alors, évidemment, aujourd’hui, il y a des problèmes qui ne se posaient pas du temps de Hegel, le problème de la démographie, le problème des migrations, le problème de l’écologie (concernant ce dernier, Hegel a toujours considéré que la culture était certes une maîtrise de la nature, mais maîtrise cela ne veut pas dire l’écrasement ou la destruction de la nature). Les relations entre la nature et l’esprit sont des relations dialectiques et non pas des relations abstraites qui feraient penser que l’esprit peut faire ce qu’il veut de la nature. Même pour les problèmes à l’instant évoqués qui ne se posaient pas du temps de Hegel, le hégélianisme fournit des principes qui permettent, me semble-t-il, de les éclairer, parce que le cadre institutionnel fixé par Hegel est un cadre qui est encore d’actualité. On peut au moins faciliter leur solution en adoptant devant tous ces problèmes une attitude hégélianisante. C’est pourquoi je suis hégélien et je considère que Hegel reste toujours à l’ordre du jour. Si vous voulez que je sois encore plus radical, je dirai, pour conclure, que rien d’essentiel et de nouveau, dans ce champ, n’a été apporté par un quelconque penseur depuis Hegel. Il faut donc bien lire et relire Hegel.

Propos recueillis par Isabelle Gaudé

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