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L’amour à mort

Mourir d’amour. Aimer à en mourir. L’amour et la mort sont-ils inséparables ? La passion (dont l’étymologie patior signifie souffrir, subir) mène-t-elle forcément à la mort ? Serait-ce Nietzsche qui a raison lorsqu’il dit que l’essence même de l’amour, c’est l’esprit tragique ? Si la passion est souvent fatale, c’est parce qu’elle ne connait aucune limite. Aucun frein, aucune morale, aucun tabou. Absolue, exclusive, excessive, elle ravage tout sur son passage. Elle sème la souffrance, comme elle sème le manque et la jalousie. Elle appelle le désir de meurtre ou de suicide. Lacan nous avait prévenu : « L’amour est un genre de suicide », quand il ne pousse pas à la volupté de l’irréparable. C’est le cri déchirant de Don José qui retentit à travers les siècles : « Oui, c’est moi qui l’ai tuée, ma Carmen adorée! » Et pourtant nous appelons de nos voeux cet amour funeste, le chérissant plus que tout. Pour sa capacité à transfigurer notre vie ? A sublimer notre mort ? Par quête d’un amour sans fin ? Un amour plus fort dans la mort que dans la vie ? Ou parce que ce qui nous tue nous rend étrangement plus vivant que jamais ? Dans sa toute dernière création, Carmen, produite par la passionnée et talentueuse Alexandra Cardinale, l’immense chorégraphe Julien Lestel nous entraîne dans une histoire d’amour et de sang. Et ça swing ! Préparez-vous à vivre un choc lumineux, une déflagration captivante, incroyablement bluffante, qui s’achève en un fabuleux crescendo. Ce ballet Carmen, c’est de la beauté à jet continu. Une merveille, une splendeur visuelle, inlassablement percutante, qui bat au rythme d’un coeur amoureux, où la passion côtoie la violence, où les non-dits se métamorphosent en musique. Avec ce ballet à couper le souffle, Julien Lestel se hisse à la hauteur des meilleurs et il pourrait bien en remontrer à ses grands prédécesseurs, Bizet et Mérimée ! Tout commence par un prénom. Prénom Carmen. Dans une sorte d’ivresse qui nous saisit dès l’apparition de la belle bohémienne, jusqu’à son dernier souffle, on se laisse envahir par la divine poésie de ses gestes. On boit à sa soif d’absolu, on s’enivre de ses désirs. Sur scène, les chairs s’épousent et se repoussent. Carmen s’éprend puis se déprend de Don José. Carmen se donne puis se refuse. Elle s’échappe puis revient. De reculades en escapades, de séduction en fuite, elle mène le jeu et la danse. Résultat : on oscille entre la légèreté et la violence, le transcendant et le trivial, la grâce et la trahison, le feu et la glace, le brûlant et le sanglant. Et c’est déchirant de beauté. Si « la liberté c’est de savoir danser avec ses chaînes » comme disait Nietzsche, alors Julien Lestel peut s’enorgueillir d’avoir donner des ailes à sa Carmen. Liane légère, ondine ondulante, de rouge carmin vêtue, Carmen (Mara Whittington) défie la pesanteur. Terriblement émouvante et expressive, la bohémienne moderne plane au-dessus des conventions, des traditions, des lois sociales. Elle nous initie à l’insoumission, à la rébellion, à la divine liberté, elle qui s’élève, s’élève, voltige d’homme en homme, tandis que l’on s’envole à ses côtés, dans une ascension aussi spirituelle que physique. Elle est libre, Carmen. Si libre qu’on voit son âme voler. Tandis qu’elle flirte irrésistiblement avec les cimes, Don José chute irrémédiablement. Son amour le tue, il souffre mille morts pour sa dulcinée. Il poursuit l’insaisissable, la fugitive, incapable d’arrêter sa course. Murmurant silencieusement à la manière d’Henri Calet: « Ne me secouez pas, je suis plein de larmes. » Ce supplice prend des accents si déchirants qu’ils vous fendent l’âme. Mais le passionné ne peut s’empêcher de chérir sa souffrance, car elle seule a le pouvoir d’exacerber sa passion. Plus il souffre, plus il aime. Ce que confirmait Dostoïevski : « La femme que j’ai le plus aimée est celle qui m’a fait le plus souffrir. » Le véritable tour de force de Julien Lestel, à rebours de Bizet et de Mérimée, est d’avoir choisi d’humaniser Carmen. Comme s’il avait compris mieux que personne, à quel point le désir peut être une dépendance. D’ailleurs, la sagesse antique ne cessait de clamer que nous n’avons aucune maîtrise sur ces deux puissances que sont le désir et le destin. Enjoignant leur contemporains à s’armer contre la passion et à refuser de se laisser guider par leurs désirs, (ces derniers ne connaissant pas ce qui est bien, ne recherchant que leur simple satisfaction, conduisaient immanquablement au malheur.) Prosper Mérimée avait écrit Carmen dans l’intention de mettre en garde ses lecteurs contre les ravages de la passion, qui réduisent notre vie à néant. Comme pour les Anciens, seule la raison devait gouverner la vie, la seule capable de nous apporter une vie heureuse. Or Carmen a fait de son bon plaisir, en quelque sorte, une servitude. Elle est l’esclave de ses désirs. Ce que Carmen appelle sa liberté, ne pourrait être finalement qu’une dépendance. En la rendant plus sentimentale, aimante et douce, Julien Lestel extirpe Carmen de ce piège aliénant du désir pour l’amener vers un amour plus tendre, confiant, et constructif. Exit la Carmen de toujours, cruelle et implacable, le Don Juan en jupon, bienvenue à l’amante contemporaine, affirmée et féministe qui entre dans une relation d’égalité avec Don José. Une affranchie capable de faire vaciller le désir de domination de Don José (Maxence Chippaux), en refusant la prison de sa jalousie. Malheureusement le destin a d’autres desseins pour Carmen, et c’est ce que montre magistralement Julien Lestel en les parant des traits attirants d’un beau toréador. Racé et raffiné, Escamillo (Titouan Bongini) est le personnage le plus sensuel du ballet. Doté d’une aura, d’un charme et d’un charisme irrésistibles, il est l’instrument du destin. Carmen ne peut que tomber dans ses filets. Ce dernier désir sonnera le glas de son malheur.

D’amour et de sang

« En fait d’amour, vois-tu, trop n’est même pas assez. » Tout est dit dans ce mot de Beaumarchais. Derrière la passion, derrière sa démesure, se glisse la silhouette menaçante du crime passionnel, du féminicide, la force irrépressible de la fatalité. Grâce à la virtuosité scénique de Julien Lestel, on comprend vite que Carmen est une figure de la fatalité. C’est elle, l’incarnation du destin. Cette créature à la beauté du diable n’est ni plus ni moins qu’une femme fatale. Fatale, parce qu’elle sème la mort autour d’elle. Don José tue par amour pour elle, avant de la tuer elle-même. Carmen c’est la belle nomade, la cartomancienne, qui lit l’avenir dans l’opéra de Bizet, et découvre en retournant les cartes, la fameuse carte de la faucheuse. Elle réalise alors que Don José sera l’instrument de sa mort, qu’il la conduira inéluctablement à sa perte. Ignorant l’avertissement, la plus libre des femmes continue pourtant à courir au devant du danger. Comme si tout devait s’accomplir, comme si la marche inéluctable du destin échappait à la volonté humaine. Prédestination ? Fatalisme de la fatalité ? Ou insouciance absolue ? Voyante certes, mais aveuglée aussi par ses désirs, Carmen, la volontaire, se soumet passivement à son destin. Est-elle pressée de mourir, la plus vivante des femmes ? Il faut croire. Pour preuve, la belle Carmen de Julien Lestel dessine son destin en avalant l’espace, dans un rythme et une énergie de guerrière, avec pour tout viatique, son immense goût du risque. Elle sait que la mort rôde autour d’elle. Qu’elle l’accompagne comme une ombre, qu’elle traque ses ascensions et ses chutes. Et pourtant, avec une grâce étourdissante, la gitane conquérante va au-devant de cette mort, elle la défie avec ivresse et panache. Il y a de la grandeur dans ce genre de sacrifice. Carmen joue sa vie, et apprivoise la mort comme une amie, presque comme une soeur. Mais là où Julien Lestel redouble de subtilité, c’est en donnant à voir que la femme fatale est la première victime de cette fatalité. C’est la Janus à deux visages. Sur une même pièce, la mort pour les autres, et la mort pour soi. Déjà Victor Hugo avait perçu cette double face de la fatalité qu’il illustre dans Notre Dame de Paris. En effet, gravée sur la pierre de la cathédrale, on peut lire cette terrible inscription : « Ananké » (« il faut »). Cette ananké, cette fatalité, « ce qui ne peut pas ne pas advenir », cette nécessité dont parle Hugo, fera mourir, un à un, tous les héros de Notre Dame de Paris. Esmeralda, Frollo, Quasimodo, tous meurent d’amour. Le seul à en réchapper, c’est Phoebus. Le seul à n’être pas amoureux… A l’instar de Carmen, Esmeralda est une bohémienne, belle et nomade, qui fait chavirer les coeurs. Son seul péché est d’être désirable. Comme Carmen, c’est une femme fatale, et comme elle, elle mourra, sacrifiée à la fatalité. Au « il faut », à l’ananké. Tous ces paradoxes de l’amour, cette mobilité des sentiments, ces mouvements de l’âme, le grand chorégraphe les passe au crible dans un ballet aussi magistral que bouleversant. Rarement, on aura vu autant de virtuosité au service de tant de perspicacité. Car Julien Lestel a réussi quelque chose de rare : il a su se glisser dans la psyché de Carmen. Il a su la comprendre de l’intérieur. Il en a perçu les paradoxes et les espérances, le grand « Oui » nietzschéen à la vie et l’acceptation de la mort. Il a su les dévoiler et les transcrire en une vitalité et une puissance émotionnelle de tout premier ordre. Ce faisant, il nous a placés face à nos propres contradictions. Cette vérité subitement arrachée aux planches nous rappelle la nécessité de l’art. L’art pour dire la vérité. La vérité sur l’amour. Celle des féminicides. Il suffit d’assister au trépas de Carmen pour mourir de cette vérité. On succombe sous le coup du poignard. Il nous touche en plein coeur. C’est poignant, déchirant, saisissant. D’une force inoubliable. Le sang coule. Les larmes montent. Carmen meurt. Plagiant Montherlant, on ne peut que s’écrier : « Non, Carmen, ce n’est pas du sang qui coule, c’est de la gloire. »

I.G

Le chorégraphe Julien Lestel
La productrice Alexandra Cardinale

Carmen

Ballet Julien Lestel

Du 9 au 20 avril 2025, au Théâtre Libre.

Théâtre Libre. 4 bd de Strasbourg. 75010 Paris.

Réservations et renseignements au 01 42 38 97 14

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 Nietzsche : « Je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite »

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Nietzsche : « Je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite »

Xavier Niel ©Thomas Coex /AFP

Xavier Niel n’est pas un homme, c’est de la dynamite ! Une énergie incomparable, une force irrésistible, une substance explosive qui construit des mondes, bouscule l’ordre établi et met le feu aux préjugés. Il n’a pas son pareil pour faire voler en éclat les conventions, les convenances, les codes et les conformismes. Il a la folie, la fibre créatrice d’un Bill Gates, le génie entrepreneurial d’un Steve Jobs, le charme insolent d’un Julio Iglesias, quelque chose de fraternel en plus. Voilà un homme qui ose le grand écart : fréquenter le peuple et côtoyer les puissants, goûter à la prison et épouser Delphine Arnault, espionner pour la DST et créer l’Ecole 42, s’acoquiner avec un boss de sex-shops et festoyer avec les milliardaires de la tech, s’adonner à la cataphilie et créer Kyutai, passer du Minitel rose à l’empire Free. Niel s’autorise tout, il ne s’interdit rien. Rien ne le freine, rien ne l’arrête. Fou de liberté, cet enfant de Créteil est comme ces Ferrari lancées à grande vitesse, il joue avec les limites. Son moteur, c’est son inépuisable générosité. Cette supériorité morale, dont Xavier Niel n’a même pas conscience tant il a la vanité modeste, lui qui jamais ne se glorifie de rien, l’a poussé toute sa vie à partager, à donner ce qu’il a reçu, à vouloir augmenter les chances d’autrui. Millionnaire à 24 ans, il n’a de cesse, tout au long de son parcours « de rendre ce que la vie lui a donné », « d’utiliser sa fortune pour le bien commun. » Il ne cherche pas le profit, il cherche à en faire profiter les autres. Rendre à la société, aux plus démunis, aux moins favorisés, ce qu’elle lui a offert. Ce besoin d’aider, de soutenir, de rendre service, force le respect. Don de l’amour ? Bonté naturelle ? Aristocratie du coeur ? Sans doute. Aristote a un mot pour désigner cette forme d’amour fraternel : la philia. Et cette philia est le trait le plus marquant du caractère du philanthrope. C’est comme une expansion affective, la tendre diffusion d’une âme bienveillante qui s’attacherait à répandre la joie autour d’elle et à vouloir le bien des autres. Soutenir, encourager, aider, tel est mantra du fondateur de Free. Xavier Niel s’attache plus que personne à « faire fonctionner l’ascenseur social qui ne marche plus en France. » Fort de ce credo, il va soulever des montagnes pour créer l’école 42, une école gratuite, ouverte à tous, pour apprendre le code informatique. Une école sans profs, qui apprend à apprendre, qui aujourd’hui fête ses onze ans de succès et que l’on retrouve sur 55 campus dans 25 pays. Non content d’épauler et de donner de l’espoir aux élèves de toutes les origines sociales, Xavier Niel lancera quelques années plus tard, en 2017, Station F, le plus grand incubateur de start-up au monde et un « symbole de la soif d’entreprendre de ce pays. » Mille start-up réparties sur 34 000 mètres carrés, situées dans la halle Freyssinet à Paris. Une véritable pépinière que la Ville de Paris décrit ainsi : « Un épicentre urbain à la fois créateur d’emplois et d’innovations au service des Parisiens. » C’est peut-être parce que Xavier Niel est ami avec lui-même qu’il est l’ami du genre humain. Peut-être, cherche-t-il aussi à travers sa logique de partage, à réconcilier les humains avec le travail, lui qui comme Baudelaire pourrait dire : « Tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s’amuser », le travail s’apparentant à un jeu pour le créateur de Free.

Impossible n’est pas Niel

Non seulement Xavier Niel est généreux mais c’est aussi un inlassable optimiste. Deux qualités rares qui provoquent un mélange étonnant, détonnant, lequel fait merveille dans sa réussite entrepreneuriale. Pour ce businessman sans blues : « Demain sera toujours meilleur qu’aujourd’hui », écrit-il dans son dernier ouvrage qui ressemble à une conversation entre amis Une sacrée envie de foutre le bordel. Dans la bouche de Niel, c’est souvent Nietzsche qui parle : « Souviens-toi d’oublier » recommandait le philosophe. Oublier les échecs, ne se souvenir que des succès. « J’ai un cerveau, écrit Xavier Niel, qui gomme systématiquement les choses négatives, même les pires moments que j’ai pu vivre. C’est pour ça que mes souvenirs de prison sont si étranges : j’ai bronzé, j’ai perdu du poids, je me suis reposé, j’ai bien dormi, j’ai fait du sport. » Sic. Il est proprement stupéfiant de voir comment ce créateur d’entreprises a balayé toute sa vie les obstacles grâce à son optimisme. Pour lui « aucun projet ne peut échouer. Tous vont cartonner ». « Et quand ça rate, j’oublie et je passe à autre chose. Parce que si tu te laisses décourager par tes échecs, ou si tu écoutes ceux qui te disent que c’est impossible, tu ne fais rien. » Cet optimisme c’est son élégance. Une manière d’être au monde dans la légèreté, dans l’insouciance, toujours de bonne humeur, sans plainte ni renoncement. « Quand j’ai créé Station F, j’espérais accueillir 1000 start-up. Et François Hollande, à qui je présente le projet, me dit : « Mais vous êtes sûr qu’il y a mille start-up en France ? » Et bah tu sais quoi, à l’époque, je m’étais jamais posé la question ! Pourtant c’est une question logique, j’aurais dû y penser, faire une étude de marché, ce genre de truc. Une fois qu’on a ouvert, c’était plein à craquer, et il y a beaucoup plus que 1000 start-up en France. Mais quand je sors de l’Elysée, je me dis : « Merde, il a peut-être raison . . . » et je me demande pourquoi je me suis pas posé la question. Mais je me dis aussi que je dois très vite oublier cette question. Parce que sinon je vais jamais créer Station F. » Peut-être est-ce là la recette du bonheur et celle du succès : s’interdire d’être pessimiste mais ne jamais s’interdire de réussir. En somme, on a les limites que l’on s’autorise. « Tout le monde nous disait que ça marcherait jamais (la Freebox avant qu’elle n’existe). Mais pourquoi ça ne marcherait pas de passer la télé ou le téléphone sur un câble ADSL ? La voix et l’image, c’est de la data, ça va marcher. L’équipement n’existe pas ? C’est pas grave, on l’inventera. Il y a un côté naïf, presque enfantin, dans cette façon d’avancer. Je me dis toujours : « Bah, c’est très simple » alors qu’en fait c’est très compliqué (…) Mais cette naïveté m’a permis d’investir dans des secteurs où personne ne va . » Et si la naïveté était une vertu ? Si elle permettait de prévoir l’innovation avant tout le monde ? Si la naïveté n’était rien d’autre qu’une véritable confiance en soi, une confiance quasi aveugle mais souverainement lucide en son intuition ? Une confiance en la vie. Et si les grands visionnaires étaient tous des naïfs ? Naïf ou pas, le prochain de rêve de Xavier Niel sera pour les télécoms. Devenir le premier opérateur mondial dans les télécoms, voilà l’ambition qu’il caresse. « J’ai une carte du monde dans mon bureau. Chaque pays où on est présent est colorié en rouge. Il y a encore beaucoup de pays qui sont en blanc. Si je rachète cinq opérateurs par an, dans les trente ans qui viennent j’aurai rempli ma carte du monde. Je sais pas si je bosserai jusqu’à 85 ans, mais tu vois le truc. Si je fais ça, je deviens le premier opérateur mondial, et le seul à être présent dans tous les pays du monde. C’est ce jeu-là qui me plaît. »

Plus qu’un modèle pour la jeunesse et les entrepreneurs, Niel est un bienfaiteur. Non content « d’avoir rendu du pouvoir d’achat aux Français » grâce à Free, il a passé sa vie à être dans une logique de partage. Il fait partie de ceux qu’Auguste Comte appelait « Les grands serviteurs de l’humanité. » Parti de rien, Xavier Niel a changé le monde et il a servi l’humanité. Pas mal pour un enfant de Créteil qui n’avait pas fait trop d’études !

Gratitude Monsieur Niel.

I.G

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May be or not may be !

Coup de coeur pour cette comédie jubilatoire Le Larbin, apparemment légère, qui se révèle être, mine de rien, la parfaite illustration contemporaine de la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel. Excusez du peu ! Où comment dans une société néo-narcissique, prônant le libéralisme absolu, l’argent est le maître, l’homme est son esclave. Où comment le seul sens se limite aujourd’hui à gagner de l’argent et à être riche. Dans cette lutte des consciences qui est une lutte pour la reconnaissance, l’esclave contemporain se libère de son asservissement par son labeur (ou par son travail sur lui-même), en devenant le maître du maître, en devenant le maître de l’argent. Ce faisant, il s’humanise, retrouve un sens à sa vie. Cette humanité réconciliée avec elle-même est la magnifique morale de ce film très attendrissant, beau comme un conte, fraternel et sentimental. Une vraie leçon de civilisation.

Tout commence par ce bon Louis. Louis le jouisseur. Richissime rejeton d’un père propriétaire de palaces. L’adulescent, autocentré, hyper looké, vit sa vie en mode pulsionnel régressif. Principe de plaisir à gogo ! Avec pour tout credo : jouir sans limites, s’éclater, s’amuser. Le moutard couche-tard s’étourdit dans une frénésie de fêtes, dorlotant sa fuite en avant par une irrépressible course à la sensation. Avide de tout tester, il se jette dans une consommation compulsive d’excitants : alcool, drogue, sexe, et entraîne ses potes (de vagues faire-valoir), ses copines bimbos, hyper sophistiquées, déesses modernes en Vuitton ou sylphides aux allures de cintres Chanel, dans les suites de luxe du paternel. Indifférent à tout ce qui n’est pas son bon plaisir, qui bousillant les chambres d’hôtels, qui se trimballant avec des panthères qui finissent au fond de la piscine, Louis a le fric triomphant, le fric érotique, le fric ostentatoire. Il consomme, se consomme, se consume, sans s’assumer. Mais dans ce monde où le plaisir de consommer l’emporte sur la satiété, il n’y a plus de limites. Et son père, qui est d’une autre génération, finit par ne plus l’entendre de cette oreille. Il en a ras le chapeau de son morveux arrogant, de son gamin en perpétuel surrégime. Il en a marre de son hédonisme de pacotille, de son désolant narcissisme. Il va lui apprendre à vivre ! Pour ce faire, il va solliciter les services d’un réalisateur de pubs, qui n’est autre que Clovis Cornillac, lequel, au sommet de son art, est irrésistible, furieusement drôle, truculent à souhait, en un mot génialissime. Il interprète un Chris Palmer inénarrable, au look baba cool, soixante-huitard sur le retour. Chris éructe trois mots d’anglais et c’est tout son staff qui crie au génie ! Concert de louanges, bravo, brava, bravissimo ! Et tous de se pâmer devant lui comme on se pâmerait devant Stanley Kubrick. Donc Cornillac (alias Chris) en grand mystificateur qu’il est, doit catapulter Louis dans les couloirs du temps, et l’envoyer au siècle du « Roi Soleil », en 1702, sur les terres d’un vicomte valétudinaire. L’entreprise est délicate : le père de Louis, le talentueux Kad Merad, a loué pour l’occasion un château et son parc, ainsi que les services de figurants. Chris, en pur maniaque du contrôle, se voit donc chargé de manoeuvrer le naïf Louis (mais comme c’est la vie qui commande, et que la vie est ce qu’il y a de plus incontrôlable, imprévisible et inconnue, ses plans seront évidemment déjoués.) Telle est la mascarade dans laquelle les deux complices vont précipiter le pauvre Louis. Mais le plus étonnant dans cette histoire, c’est que c’est par le truchement de la fiction que Louis va être replongé dans la réalité. Louis qui vivait dans un réel falsifié par l’argent, innervé de faux-semblants, va découvrir la vraie vie. Mieux, c’est la fiction qui va lui enseigner les valeurs essentielles de la vie : le respect, la tempérance et l’altérité. Résultat : notre richissime rejeton se réveille dans un bouge, en 1702. En une poignée de minutes, il dégringole de l’échelle sociale, atterrit dans la boue, touche le fond et tombe plus bas que terre. Mais pas le temps de lambiner pour le larbin, il doit travailler. Il est tiré direct de sa couche par un Christian Hecq, au meilleur de sa forme, lequel se surpasse dans ce rôle de petit chef oppresseur. Louis est devenu le « valet de pisse » du vicomte et il va goûter à l’humiliation quotidienne que vivent les humbles.

S’opère alors un pur renversement. Alexandre Charlot et Franck Magnier, les réalisateurs du Larbin, vont effectuer un véritable coup de maître et de génie cinématographique. Sans chercher à montrer ni à démontrer, mais tout en suggérant subtilement, ils offrent à Louis les clefs de sa métamorphose. Pour Louis, le sentiment va se substituer à la sensation, l’altérité à l’indifférence, le goût de l’autre au goût de soi, la sympathie à l’apathie, la fraternité à la solitude, la simplicité à la sophistication, le dépouillement à l’ostentation, la crasse à la classe, la nature à la civilisation, la mesure à la démesure, la poésie à l’argent. L’amour au désert émotionnel…

Comme dans un merveilleux conte, Louis va découvrir peu à peu l’amitié, il va pouvoir compter sur un véritable ami, campé par Marc Riso, qui nous offre au passage quelques délicieux moments de cinéma dans une danse de l’ours hilarante. Louis va découvrir l’amour, aimanté par deux yeux bleus qui sourient sous de longs cheveux châtains. Non content de devenir un autre homme, il va déceler en lui des vertus inconnues, comme le courage, la force et la détermination. A la fin du film, Louis se mue en un preux chevalier, il sauve sa Dame. C’est l’amour courtois au temps du « Roi Soleil » ! Sa vie reprend sens. Il retrouve le goût du désir, de l’amour. Son coeur se remet à battre. Il est vivant. Il est amoureux…

Alexandre Charlot et Franck Magnier signent une très jolie comédie, tendre, romantique, fraternelle, vivifiante. Du métacinéma (le film était dans le film) sourdement politique et passionnant sur l’esclave moderne, ce « larbin » asservi au totalitarisme économique, qui passe à côté de sa vie, faute d’avoir compris que l’argent n’apportait aucune reconnaissance si ce n’est celle des vanités et que seuls dans la vie les sentiments comptent.

I.G

Le réalisateur Franck Magnier

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« Le paradis, c’est les autres »

Dans une société narcissique où la passion de soi s’est substituée à la passion de l’autre, où chacun s’emploie en permanence à s’auto-séduire, à s’autocélébrer en multipliant les selfies, où le culte du moi, le désir de soi a balayé le désir de l’autre, existe-t-il une crise de la rencontre ? Dans un prodigieux ballet, poignant, déchirant, qui laisse le spectateur ému comme jamais, le merveilleux chorégraphe Julien Lestel, au sommet de son art, refuse ce constat et se lance dans le plus bel éloge qui soit de l’amour. Dans sa toute dernière création Rencontres, produite par la brillante Alexandra Cardinale, il tord le cou à ce nouveau sentiment postmoderne d’autosuffisance qui ne laisse aucune place au manque, aucune place au don de soi et nous redonne le goût de l’autre. Non seulement la rencontre est possible, mais elle est nécessaire car elle nous rend profondément vivant, elle transfigure et vivifie nos vies. Elle nous sauve de l’asphyxie d’être soi pour mieux respirer à deux. Elle déploie cette énergie vitale, régénérante, cet Eros que rien n’anéantira, pas même Thanatos. Elle est « ce qu’il y a de plus réel dans le réel » comme l’écrivait Jacques Bourbon Busset. La réalité de l’autre me plaçant face à ma propre réalité. Comme un cogito cartésien qui se conjuguerait sur le mode de l’altérité. « Tu existes, donc je suis. »

Sur la scène de la salle Pleyel, devant un parterre de spectateurs envoûtés, Julien Lestel relève un autre défi : nous donner à voir l’éternité dans un instant. On reste soufflé par ce miracle. Assister à ce moment suspendu, cette grâce inexplicable, ce bouleversement qui survient quand deux êtres se rencontrent. Tout commence par un choc. Celui de deux individualités, de deux mondes qui se percutent de plein fouet. Soudain, un danseur se fige devant un autre. Chacun retient son souffle. C’est l’arrêt devant l’être et c’est le commencement du regard, de la beauté. Le désir s’invite. Une force les pousse l’un vers l’autre. Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre. Les êtres s’attirent, se déchirent, s’enlacent. Tant de passion, tant de fièvre, tant de ferveur. Mais les couples se font et se défont, les passions passent. C’est la valse aux adieux. L’abandon pour l’un, la liberté pour l’autre. Le coeur étreint, le coeur éteint, la chair triste, le danseur voit s’éloigner son amour. Commence alors le désespoir. « Amour, divine flamme; amour, triste fumée » déplorait Paul-Jean Toulet. Tantôt une jeune beauté s’élance vers une autre, l’ondine ondule délicatement. Les corps se cherchent. Troublé par cette attirance, aimanté, le couple s’enflamme. L’incendie commence. Tantôt c’est un duo d’amoureux, peau contre peau (« la peau c’est ce qu’il y a de plus profond dans l’homme » soulignait Valéry) saisis par la tendresse, envahis par cette quiétude heureuse du partage. Dans Rencontres, Julien Lestel a rêvé toutes les formes d’amour possible, comme l’avait fait avant lui, Tolstoï, dans Anna Karénine (la passion, l’amour adultère, l’amour marital etc.). Il les a conjuguées à tous les sexes, à tous les chiffres, du duo au quatuor, en passant par le trio (à la Jules et Jim) dans une valse à deux temps, à trois temps, à quatre temps.

Dans cette oeuvre éminemment vivante, où la beauté se dispute à la grâce, le grand chorégraphe, doté d’une belle affectivité, nous offre l’harmonie et le bonheur ici et maintenant. Il signe le triomphe du sentiment. Il nous rappelle l’urgence à vivre, à vivre pleinement, à rechercher la présence de l’autre (« l’autre comme source de poésie permanente » disait Edgar Morin), les sentiments vrais, au risque sinon de passer à côté de notre vie. Il murmure à nos coeurs desséchés, trop repliés sur eux-mêmes, le joli mot de Pina Bausch « La chose la pire, c’est de ne rien ressentir. » Sans dissocier le désir de l’amour, Julien Lestel nous parle du chant du corps et du chant de l’âme. Paradisiaque.

Isabelle Gaudé

Le chorégraphe Julien Lestel
La danseuse et productrice Alexandra Cardinale

Rencontres Ballet Julien Lestel

La tournée continue :

10 FEVRIER 2024 : BORDEAUX Casino Barrière

17 MARS 2024 : LE TOUQUET-PARIS-PLAGE Palais des Congrès

28 AVRIL 2024 : TOULOUSE Casino Barrière

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« On n’existe que par la rencontre »

Rencontres Ballet Julien Lestel

« Mes talons se cambraient, mes orteils écoutaient pour te comprendre : le danseur ne porte-t-il pas son oreille dans ses orteils ! » soulignait Nietzsche. Et si cette précieuse « troisième oreille » faisait du danseur l’être le mieux placé pour tendre l’oreille, pour capter le secret de la vie, le mystère de l’amour, l’énigme de la rencontre ? C’est en tout cas l’éblouissante démonstration qu’en fait le chorégraphe Julien Lestel dans sa toute dernière création Rencontres, produite par la talentueuse Alexandra Cardinale. Grâce au superbe travail scénique de Julien Lestel, on découvre une toute nouvelle façon de désirer, d’enlacer (« on ne rencontre que ceux que l’on a déjà rencontrés »), de se séparer (« une rencontre n’est que le commencement d’une séparation »). Son oeuvre nous donne envie d’aimer, de nous jeter à corps perdu dans cette magie, d’aller poétiquement à la rencontre des âmes, d’oser ces rencontres qui nous « font renaître et nous révèlent à nous-mêmes. » Voilà une magnifique raison de se rendre à la représentation exceptionnelle qui aura lieu à la salle Pleyel, à Paris, le 1er février prochain. Pour partager ensemble, danseurs et public, ce moment de grâce où tout demeure en suspend, pareil à une rencontre capable de changer le cours d’une vie. Le rideau se lève. Surgit sur scène « un groupe de danseurs et danseuses liés les uns aux autres comme des racines dans une ronde incessante ». Soudain « les êtres se découvrent, et surgit une dynamique, comme un besoin d’aller vers l’autre ». Comment danser l’amour naissant ? Danser la séduction ? La passion érotique ? Comment danser le désir dans une société narcissique où il n’y a plus que des solitudes en guerre ? Comment danser la rencontre de l’autre qui est une rencontre avec soi-même ? Breton le précisait non sans humour : « L’amour, c’est quand on rencontre quelqu’un qui vous donne de vos nouvelles ». Et si la rencontre, c’était tout autre chose ? Il suffit d’admirer cette sublime troupe de danseurs poignants, fondus, soudés, aimantés, fusionnels, ce vertige des corps, cette immense tendresse des âmes, pour comprendre que la rencontre c’est tout simplement cette métamorphose qui nous fait devenir « autrement le même » (dixit Jacques Lacan). A moins que ce ne soit « L’amour c’est donner ce que l’on a pas à quelqu’un qui n’en veut pas » (toujours Lacan !). Alors, est-ce le destin qui mène la danse, le hasard, la biologie, l’inconscient ? Sommes-nous libres ou déterminés ? Grâce à Julien Lestel, on réalise que la rencontre nous réinvente, que la rencontre est la plus belle façon de conjurer la mort. Ce que Nerval confirmait : « Etre seul, c’est la mort. Etre deux, c’est la vie. L’amour, c’est l’immortalité. » Et donnera tort, on l’espère, à Michel Houellebecq qui affirmait : « On meurt tous du manque d’amour. »

Le chorégraphe Julien Lestel
La danseuse et productrice Alexandra Cardinale

RENCONTRES

Tournée 2023-2024

11 OCTOBRE 2023 : SALON-DE-PROVENCE Théâtre Armand

22 OCTOBRE 2023 : DEAUVILLE Casino Barrière

15 NOVEMBRE 2023 : MARSEILLE Opéra

30 JANVIER 2024 : CHARTRES Théâtre de Chartres

01 FEVRIER 2024 : PARIS Salle Pleyel

03 FEVRIER 2024 : LILLE Casino Barrière

10 FEVRIER 2024 : BORDEAUX Casino Barrière

17 MARS 2024 : LE TOUQUET-PARIS-PLAGE Palais des Congrès

28 AVRIL 2024 : TOULOUSE Casino Barrière

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Cent ans de Soleil

Deux beaux amoureux

Une poignée de happy few, quelques 400 danseurs étaient conviés hier soir au Château de Versailles à une soirée époustouflante, Le Bal du Siècle. Et ce fut tout simplement un moment mémorable. Des valses de Vienne aux Années Folles, en passant par le tango, le fox-trot, le quadrille, la gigue américaine, le Charleston, la Tempête, les Pol Jones, Versailles bruissait du taffetas des crinolines de Sissi, Versailles voltigeait, tourbillonnait, Versailles résonnait des musiques d’Offenbach, enfin le Château de Versailles, commémorait sa Fête Merveilleuse, célébrant la fin de sa restauration en juin 1923.

Les robes voltigent, aériennes, dans la Galerie des Batailles
La charmante Christine porte sa toute dernière création, une robe à tournure IIIe République
La troupe des comédiens interprète joyeusement quelques saynètes
Dans la salle des Gardes de la Reine, une mystérieuse séance de tarot divinatoire
La belle Karolina dans l’escalier d’honneur
Un ravissant quintette d’hôtesses
L’éblouissante Diane, digne d’une héroïne de Gatsby le Magnifique

Il flottait comme un envoûtant parfum des soirées de Gatsby le Magnifique ce lundi soir dans les grands appartements de la Reine où virevoltaient de superbes silhouettes, en robe Charleston pailletée à franges, boa et éventail en plume. Manière de renouer avec la féerie et l’effervescence des Années Folles, la soirée costumée avait fait la part belle aux années 1920. Gatsby renaissait, on fêtait ces retrouvailles, et avec elles toute la légèreté, l’euphorie et la magie de cette époque bénie.

Dîner dans les salons de Napoléon, c’est chic !

Se délecter d’un méli-mélo de flétan aux fleurs d’hibiscus givrés sous le Couronnement de Napoléon peint par David, c’est chic. Déguster un délicieux Paris-Brest en présence de l’Empereur, ça a de l’allure ! L’illusion est telle, qu’on en viendrait même à croire qu’on dîne dans les appartements de Bonaparte tant le Château de Versailles semble nous appartenir pour un soir.

Le mantra de Fabrice : « in vino veritas »
Tony aux commandes
Inlassablement belle, la Galerie des Glaces.

A presque minuit, sous les ors de la Galerie des Glaces, la foule s’est pressée devant les fenêtres pour contempler les jardins ennuités du Parc. Soudain le ciel s’est embrasé. Des fusées dorées ont éclaté en soleils, en cascades, en bombes, au rythme des valses de Strauss. Lors du bouquet final, l’or éclatant des feux a rougi de plaisir devant le chatoiement inattendu d’une cocarde groseille qui saluait l’arrivée musicale d’Offenbach et de son french Cancan. La nuit noire était rouge. Une guirlande humaine de danseurs a enflammé le parquet sage de la Galerie des Glaces, sous l’oeil impavide des trois cent cinquante-sept miroirs qui reflétaient la joyeuse farandole.

Mais les festivités ne s’arrêtaient pas là. Un After attendait les invités. A minuit, la Galerie des Batailles s’est métamorphosée en une immense piste de danse (120 mètres de long!) irisée de lasers, de jeux de lumière, de LED, à faire pâlir d’envie toutes les boites de nuit. Vibrer, se trémousser sur une chanson d’ABBA, en présence du tableau de la Bataille de Fontenoy ou celui de la bataille d’Austerlitz, a quelque chose de parfaitement surréaliste. C’est côtoyer, par dessus les siècles, ceux qui ont fait l’histoire de France. Un délicieux choc temporel qu’on ne vit qu’une seule fois dans sa vie. Mais laissons le mot de la fin, à un jeune couple, ivre de plaisir, radieux et comblé, qui, au sortir du château, foulant les pavés de la Cour Royale illuminée, et s’éloignant à regret de la magnificence, s’est exclamé : « On a réalisé un rêve ! »

Voilà, tout est dit. Danser au Château de Versailles, c’est vivre un rêve éveillé. Ce soir, ce fut la première édition du Bal du Siècle, et ce fut merveilleux. Nous attendons avec impatience la prochaine édition.

La cour royale illuminée pour le Bal du Siècle

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Coup de coeur pour l’Abbé Pierre

Evénement : à voir absolument cet automne, le merveilleux biopic de Frédéric Tellier, L’Abbé Pierreune vie de combats.

L’acteur Benjamin Lavernhe, magnifique incarnation de l’Abbé Pierre, et le réalisateur du film L’abbé PierreUne vie de combats, Frédéric Tellier. ©Bestimage.
Dans l’Abbé Pierre, Benjamin Lavernhe incarne « l’homme derrière l’icône ». ©Jérôme Prébois
Les acteurs Benjamin Lavernhe et Michel Vuillermoz. ©Jérôme Prébois.
Benjamin Lavernhe et Emmanuelle Bercot, en Lucie Coutaz. ©Jérôme Prébois.
L’Abbé Pierre, l’icône de la fraternité et le fondateur d’Emmaüs. ©Cinéart
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La Métamorphose

Le réalisateur Thomas Cailley

Retenez bien cette date : le 4 octobre. Le 4 octobre ou la sortie du film Le règne animal de Thomas Cailley. Un film indispensable, inoubliable, intelligent, sublime au sens kantien du terme, un film dont l’écho et la portée sont incommensurables. Un film dérangeant, à la limite de la claque visuelle, de la gifle immatérielle. Tout simplement un grand film pour un réalisateur d’une incroyable simplicité. Voilà un réalisateur discret qui ne recherche ni les flashs, ni les honneurs, ni les récompenses et qui pourtant ne cesse d’en recevoir. Son premier opus Les Combattants a raflé tous les César, celui du meilleur premier film, celui de la meilleure actrice pour Adèle Haenel, celui du meilleur espoir masculin pour Kevin Azaïs, et quasi toutes les récompenses du Festival de Cannes 2014. Rien d’étonnant à cela puisque Thomas Cailley a un style inimitable. Il n’a pas son pareil pour troubler, déranger, déconcerter. Il sait créer des climats étranges, à la lisière du réel et du fantastique, du vraisemblable et de l’incroyable. A la limite du possible. Car ce jeune cinéaste aime le risque. Il n’hésite pas à s’aventurer hors des sentiers battus, à explorer les territoires inconnus, à tracer sa route, avec pour boussole, sa passion de l’absolu. Résultat son second long métrage, Le règne animal est un immense film, poétique, poignant, sourdement politique. Un film sur l’altérité, sur la dualité, sur l’inconscient, sur l’écologie et la survie de l’humanité. Un long métrage qui décrit une humanité en proie à des mutations génétiques. Une humanité affectée par une étrange maladie, aussi inexplicable qu’imprévisible, la transformation de certains humains en animaux. Bienvenue dans un monde où l’animal est l’avenir de l’homme.

Le règne animal s’apparente à une merveilleuse fable philosophique rousseauiste. Invraisemblable et pourtant plausible. « Une approche réaliste du fantastique » souligne son réalisateur. Le film pourrait s’intituler Emile ou de l’éducation, puisque c’est l’histoire d’Emile. Emile ou de l’émancipation. Emile, un adolescent en proie à des bouleversements physiologiques alarmants. Emile en quête d’identité, qui ne contrôle plus ses mues et évolue dangereusement vers une autre espèce. Or Emile a un père, campé par Romain Duris, qui ne cesse de lui enseigner, à la manière de Rousseau, que « la nature ne doit pas être contrariée. » Un père qui lui apprend à accepter sa transformation physique. Qui lui apprend à s’accepter en tant qu’animal. Un père qui aime son fils d’un amour inconditionnel et qui va même jusqu’à aimer toutes ses métamorphoses. Telle est l’approche de ce film qui dénonce en parallèle les dysfonctionnements de notre société moderne. Le spectateur est convié à une réflexion sur la thématique nature-culture. Au fil des images, il s’interroge. Pourquoi l’animal remplace-t-il peu à peu l’homme ? Est-ce parce que l’homme n’a pas assumé sa part d’animalité ? Trop de culture l’aurait-il dénaturé ? Tout est fait pour nous faire comprendre que la culture et les progrès technologiques se retournent contre nous. Comme si la culture nous avait domestiqué, desséché, uniformisé. Pire, qu’elle avait dévitalisé l’homme. Comme si ce surplus de culture nous empêchait de nous relier à nos instincts primitifs et sauvages, et donc nous avait arraché à notre essence profonde. Comme si elle nous avait confisqué la possibilité d’être complet, et ce faisant, avait divisé l’homme. Et que de cette division naissait sa désespérance et son errance. Telle est la leçon de ce film : en nous privant de nos racines, on a coupé nos ailes. Où l’on comprend alors que réhumaniser l’homme, c’est paradoxalement, le réconcilier avec l’animal qui est en lui. Seule la nature peut nous rendre ce que la culture nous a confisqué : l’intégralité de l’homme. Pour autant, est-ce à dire que la survie de l’humanité passe par le règne animal ? C’est en tout cas l’idée qui innerve ce superbe film qui ne cesse d’insister sur la regrettable mise à l’écart de la nature, du vivant dans la modernité. Le règne animal sonne la fin du règne de l’homme, la fin de l’emprise humaine sur la nature, que l’injonction cartésienne « nous rendre comme maître et possesseur de la nature » avait encouragé. Sus à la fameuse maîtrise de l’environnement que requerrait Descartes. Sus à son projet anti-écologique. L’histoire l’a prouvé : tout dégénère entre les mains de l’homme. Le règne animal, lui, nous invite à un retour aux sources, aux origines du vivant. Au commencement, étaient les animaux. Il suggère que la nature reprenne ses droits. Qu’il est temps de laisser la place au monde sauvage, afin qu’au sommet de la pyramide, gouverne, non ce qui a le plus de pouvoir, mais ce qui est le plus vivant. C’est la leçon de la vie : la vitalité gagne toujours.

Paul Kircher, le héros du Règne animal

Bien sûr, nous avons beaucoup à apprendre des animaux. C’est l’un des enseignements de ce magnifique film. Où l’on découvre que la bestialité n’est guère là où on l’attend. Si comme l’assure Hobbes, « l’homme est un loup pour l’homme », dans Le règne animal, contre toute attente, le loup est un ami pour l’oiseau. Le mutant est civilisé. Non seulement il accepte la différence chez son semblable, mais encore il ressent une véritable empathie pour l’autre. Les hommes-animaux se soutiennent. Courageux, loyal, dévoué, l’homme-loup éprouve une irrépressible envie d’aider l’homme-oiseau à prendre son envol. A voler à la conquête du ciel, à tutoyer les étoiles, à réaliser son rêve d’Icare. Thomas Cailley filme avec une tendresse toute particulière et dans une nature inlassablement belle, ce besoin de s’envoler, de s’élever, de vivre au dessus de soi-même qui est le signe de l’accomplissement. Cet amour de la liberté, ce refus des limites imposées fait écho à la troublante scène d’ouverture du film, où l’on découvre une créature mi-homme mi-oiseau enfermée par les hommes, comme emprisonnée dans une camisole de force, qui tente de déployer ses ailes pour s’échapper vers le ciel et retombe inéluctablement par terre.

Bien entendu, à cette élimination progressive de l’homme au bénéfice de l’espèce animal, l’humain réagit très mal. Il perd le contrôle et ne supporte plus l’irruption de cette menace. Incapable de comprendre l’enjeu nécessaire de cette évolution, l’homme tente d’enfermer, d’isoler, d’interner ces nouvelles créatures, ces mutants monstrueux. Brimant délibérément leur vitalité, leur énergie vitale, leur éros. Le film pourrait se lire comme une métaphore du combat au sein de notre propre psychisme : d’un côté, ce qui est souterrain, profond, obscur, l’animalité, les instincts, les désirs et pulsions refoulées, l’instance du ça guidée par le principe de plaisir. De l’autre, le moi social, l’instance du moi guidée par le principe de réalité. Et enfin, le surmoi, la conscience morale, l’intériorisation des interdits, représentées par les gendarmes dans le film, lesquels symbolisent l’autorité et la loi. Finalement, toute une part inconsciente de soi que l’on brime et refoule et qui ressurgit sans prévenir, avec une puissance décuplée.

L’équipe du film Le règne animal, à Cannes, lors de leur montée des marches le 17 mai 2023

Thomas Cailley aurait pu réaliser un énième film très attendu sur le remplacement de l’homme par les machines (comme dans le célèbre Terminator), mais il a refusé de céder à la facilité. Il a préféré se surprendre lui-même et nous surprendre par une métamorphose bien plus inattendue, le remplacement de l’homme par l’animal. Dans ce film où surabonde la grâce et la tendresse, ce qui nous vaut les plus belles lumières, on entre dans une nature belle à se damner, pour communier avec elle. On plonge dans la forêt des Landes, on se fond dans le paysage et on va d’éblouissement en éblouissement. On est tour à tour le soleil, le vent, les arbres, le ciel rosé, la lune dorée. Cette fusion avec la nature s’opère naturellement, aussi naturellement qu’Emile tombe amoureux. L’amour comme une évidence. Et puisque Thomas Cailley aime à citer René Char dans Le règne animal, Emile pourrait reprendre à son compte ce magnifique mot du poète : « Ne te courbe que pour aimer. Si tu meurs, tu aimes encore. »

Isabelle Gaudé

Le réalisateur Thomas Cailley en plein tournage

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Cannes, plus que jamais

En haut des marches, le jury au complet du 76e festival de Cannes

Quelques photos, quelques palaces, pour le plaisir…

La magnifique actrice Adèle Exarchopoulos
Le costume sous le costume d’Elsa Hosk
La sompteuse Jennifer Lawrence
La belle Carla Bruni, en haut des marches
La merveilleuse Marion Cotillard
L’envoûtante Naomi Campbell. Photo Pascal Le Segretain /Getty Images

La féérie de Cannes, ce sont ses palaces. Le Martinez, Le Majestic, Le Carlton. Le trio triomphant de la Croisette. Du rêve, du glamour, du chic, du faste, et du cinéma. Voyage dans les étoiles, dans les cinq étoiles.

D’abord, il y a le Martinez. Le mythique Martinez. Le célèbre palace, refait à neuf, offre aux convives une myriade de chambres de style Art Déco contemporain aux tons doux, au style épuré. Blancheur des murs, mobilier blanc crémeux, blanc laqué, blanc brillant, blanc immaculé, agrémenté d’une infime touche de pastel bleu ou jaune. On peine à détacher ses yeux de cet univers laiteux, de ce jet de lait, cette neige cotonneuse, qui illumine l’espace d’une lumière irisée. On baigne dans une bulle neigeuse, incroyablement apaisante et la vie semble infiniment douce. L’instant s’éternise et il porte un double nom : quiétude, plénitude. Côté mer, une vue imprenable. Côté espace vert, les fenêtres s’ouvrent, sur un jardin zen aux parfums de citronniers et d’oliviers. Baignée dans une lumière pulpeuse, vaporeuse, radieuse, une ravissante piscine bleu outre-mer barbotte entre les arbres. Pure poésie. On imagine aisément la silhouette de Francis Scott Fitzgerald arpenter avec délicatesse, entre rêve et songe, les couloirs du Martinez, appelé par ce jardin d’éden, ce havre de paix intemporelle, un Fitzgerald ébloui par la beauté des lieux. Plaisir des yeux. Mais aussi plaisir des papilles. Côté cuisine, le chef étoilé Jean Imbert vient de succéder à Christian Sinicropi. Il dirige La plage du Martinez, et sera bientôt aux commandes, au printemps 2024, du restaurant doublement étoilé au Michelin, du Martinez, La Palme d’or. Le jeune chef surdoué n’a pas son pareil pour régaler les palais les plus exigeants. Ses fulgurances culinaires expliquent sa fulgurante ascension. Chez lui, le moindre plat frise le génie. Disons-le tout net, nous avons dégusté au Martinez la meilleure pizza au monde ! Impossible de ne pas évoquer cette merveille culinaire, renversante, succulente, exquise, incroyablement délicieuse, bonne à se damner. Rien de moins ! Et le lendemain matin, le petit déjeuner ne démentait pas cette impression d’excellence, avec un jeu de gaufres irrésistibles, miracle de moelleux, qui fondaient sous le palais, si délicieuses qu’on en perdrait à tout jamais ses bonnes résolutions de régime. Ajouter à cela, un staff de voituriers, tous plus canon, charmants et bienveillants les uns que les autres, des oeuvres d’art sublimes à chaque coin de l’hôtel, un grand escalier graphique et son lustre rétro, un défilé permanent de stars, le Martinez a tout de la féerie, du faste d’une fête magique et grandiose des années folles, digne des soirées de Gatsby le Magnifique.

L’hôtel Martinez à Cannes
L’escalier d’honneur du Martinez
Le nouveau Chef du Martinez, Jean Imbert

Ensuite, il y a le Majestic. Majestueux, impérial, grandiose. Magnifique fleuron des établissements Barrière, ce palace parade en tête des plus beaux palaces de la planète. On succombe dès l’entrée à l’incomparable accueil que vous fait le personnel. Vous êtes, en une fraction de seconde, l’être le plus important au monde. Choyé, chouchouté comme jamais, vous vous sentez délicieusement unique. C’est la philosophie de cette adresse culte : on y cultive la courtoisie. Et cette impression ne vous quitte plus de votre séjour. On fond littéralement devant la pluie d’attentions qui se déverse généreusement sur votre personne : cadeaux, goûter de fruits, fabuleuses pâtisseries offertes, nectar de fruits à l’incroyable saveur. Le personnel, les gouvernantes, les femmes de chambre, tout sourires, sont aux petits soins. Tous anticipent le moindre de vos désirs. Sitôt quitté votre spacieuse chambre, vous découvrez dans l’enfilade des salons raffinés des buffets beaux à couper le souffle, dressés avec un goût irréprochable. C’est l’extase visuelle. Terre et mer enchantent l’assiette. On s’émerveille devant la farandole de fruits de mer, on s’enthousiasme devant la variété des mets exquis, les mariages de saveurs, les alliances de flaveurs, toutes ces nourritures terrestres plus alléchantes les unes que les autres. Et on finit par craquer pour le buffet de desserts, sublime de bout en bout. Pas moins d’une trentaine de pâtisseries alignées placidement vous convient au plaisir. Ce délice, c’est le supplice de tantale. Le chef pâtissier, Michaël Durieux, au sommet de son art, flirte avec les cimes. Festoyer au Majestic, c’est arracher un peu de paradis au ciel, et ça c’est tout simplement magique. En somme, dans cette adresse incontournable de Cannes, dans ce palace inoubliable, on reçoit beaucoup d’amour. On repart du Majestic galvanisé, transfiguré, avec une seule envie, le désir d’y retourner.

L’hôtel Majestic à Cannes
La sublime suite Majestic
Le succulent buffet de pâtisseries du Majestic

Enfin, il y a le Carlton. « L’hôtel du cinéma » par excellence où fut tourné le film La main au Collet d’Alfred Hitchcock. On se souvient tous de la fameuse scène de la chambre 623 qui réunit le duo de stars Grâce Kelly et Cary Grant, devenue aujourd’hui la suite Alfred Hitchcock. Le splendide palace, métamorphosé après des travaux pharaoniques, brille aujourd’hui de mille feux. Il propose le paradis sur terre grâce à son jardin d’éden digne des jardins de l’Alhambra. Dans cette atmosphère sensuelle, végétale, minérale, nos cinq sens sont comblés. Le plaisir de l’ouïe, avec le murmure de l’eau, le doux clapotis de la piscine à débordement sertie de palmiers. Le plaisir de l’odorat avec le parfum envoûtant des essences de fleurs, les fragrances fabuleuses des plantes aromatiques. Le plaisir de la vue qui ne peut se rassasier de ces jeux d’ombre et de lumière, de ce ciel azuréen comme unique toit du joyau bleu de la piscine, de la variété exquise des couleurs de ce jardin méditerranéen. Le plaisir du toucher dû à la découverte des matériaux, et enfin le plaisir du goût, avec la saveur des fruits, les agrumes et le joli bar attenant à la piscine qui offre des boissons détox comme des tisanes au gingembre. Félicité visuelle, acoustique, aromatique, gustative, et tactile. Pur moment de bonheur dans un cadre de pure beauté. Une forme de perfection pour le Carlton, excepté l’accueil un peu froid et snob (snob dont l’étymologie est sine nobilitate) et qui donc manque de noblesse.

Isabelle Gaudé

Grâce Kelly et Cary Grant dans la chambre 623 du Carlton
Le Carlton
Le jardin d’Eden du Carlton

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Tapis rouge pour Thierry Frémaux

Thierry Frémaux, délégué général du Festival de Cannes.

Ecce homo. Voilà l’homme ou plutôt le Démiurge, qui préside à la merveilleuse organisation du Festival de Cannes. Inlassablement, depuis 22 ans, c’est lui qui ressuscite la Croisette, en la délivrant, chaque année, au printemps, de son sommeil hivernal. Durant douze jours, Cannes redevient le centre du monde, et « le tapis rouge, le centre de l’univers. » C’est lui, l’homme élégant, à l’allure juvénile, qui sur son Olympe, accueille chaque soir les stars, les cinéastes, les équipes des films, ce ballet de beautés, de somptueuses créatures en robes étourdissantes, ce jet continu de magnificence, de grâce, de glamour qui gravit avec allégresse les marches de Cannes. Il y a dans cette ascension comme une élévation. Une manière de parvenir au sommet, d’avoir le monde à ses pieds, tout en accédant au point culminant de la visibilité sociale. Impossible de s’élever plus haut, le prestige du Festival de Cannes est sans égal. Donc, toute la planète cinéma se presse en haut des marches pour saluer le maître des lieux, Thierry Frémaux. Car c’est lui, le délégué général du Festival de Cannes, ce brillant esprit, d’une grande honnêteté intellectuelle, qui concocte la sélection officielle des films. Il faut savoir que sur deux mille fictions visionnées durant l’année, seule une vingtaine seront sélectionnées pour la Compétition Officielle. Ce faisant, Thierry Frémaux invente d’une certaine façon le futur, façonne notre imaginaire, et notre vision du monde. Car, à n’en pas douter, tous les grands films que nous savourerons en salle dans les mois à venir seront issus de cette fameuse « Sélection officielle ». C’est encore l’irremplaçable Thierry Frémaux, qui dans un monde saturé d’images, falsifié par la désinformation, nous fait découvrir un cinéma capable d’opérer un état des lieux du réel. Comme si, cachée sous le tapis rouge, la tragédie de la vie nous sautait au visage. Nécessaire. Salutaire. C’est un fait, le cinéma actuel n’a de cesse de nous informer sur le triste état du monde. Tout est-il perdu ? Devons-nous baisser les bras devant l’inéluctable ou bien combattre ? Reste que Thierry Frémaux, cet homme visionnaire a vu venir, avant tout le monde, l’apocalypse. Il le souligne dans son journal Sélection officielle : « Le cinéma donne du rêve mais il dit aussi ce qu’est notre monde. Et ce monde est en danger. » Souhaitons-nous léguer à nos enfants un monde invivable, inhabitable, décivilisé, déshumanisé, violent, où la misère règne ? Et comment en est-on arrivé là ? La première mission de la création contemporaine ne serait-elle pas de provoquer un électrochoc afin de nous délivrer de notre indifférence et notre apathie actuelles ? Le cinéma comme prise de conscience politique, sociale. Le cinéma comme résistance. Un cinéma libre, qui lutte contre la censure, un cinéma qui proteste, qui dénonce les injustices, qui « défend le peuple contre les puissants ». Un cinéma qui refuse la bien-pensance, le politiquement correct, « incite à penser », et oeuvre ainsi à faire avancer la société, les mentalités et les valeurs. Thierry Frémaux l’assure « Nous devons dire qu’un autre monde est possible ». Autrement dit, puisque les idées ont perdu du terrain, notre civilisation de l’image a plus que jamais besoin du cinéma pour opérer cette métamorphose. Le cinéaste Wim Wenders l’avait déjà pressenti, lui qui dès les années 90 soulignait : « Si le cinéma parvient à changer les images du monde, alors peut-être parviendra-t-il à changer le monde. » Dans un remarquable et salutaire journal Sélection officielle, publié chez Grasset, Thierry Frémaux, à travers son témoignage de sélectionneur, nous incite à réfléchir sur l’état de ce monde dont nous sommes responsables et que nous allons transmettre à nos enfants. Avec un formidable espoir à la clef : le cinéma peut-il réenchanter le réel par sa puissance poétique, et nous offrir une forme de salut ?

Il y a des films qui vous mettent à terre et d’autres qui vous élèvent, des films sombres et des films phares, des films éblouissants et des films déchirants, des films bouleversants et des films puissants, des films audacieux et des films ambitieux, des films d’auteurs et des films grand public. Mais tous ont en commun d’être le miroir d’une époque. Miroir, comme aurait dit Stendhal, qui tantôt reflète l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. C’est paradoxalement la fiction qui nous renseigne le mieux sur le réel. Et elle nous en informe sans filtre, sans fard. Dans Vie et mort de l’image, le philosophe Régis Debray écrit: « La peinture a été la psychanalyse du XVIe siècle, le cinéma, celle du XXe. On peut résumer visuellement la Renaissance avec un Dürer, un Léonard et un Titien. S’il fallait exposer la trame mentale de l’époque, il faudrait se projeter un Griffith, un Bergman et un Godard. Aujourd’hui, Dürer ou Rabelais n’auraient-ils pas été cinéastes ? » Si le cinéma est la psychanalyse de notre siècle, a-t-il pour fonction d’exhiber les symptômes de notre époque ? La montée de la violence comme symptôme de décivilisation, la généralisation du harcèlement comme symptôme d’une société narcissique, la culture de l’humiliation sur certains réseaux sociaux (ce besoin permanent d’être valorisé et de dévaloriser les autres) comme symptôme d’une société individualiste « débarrassée des valeurs sociales et morales » comme le note Gilles Lipovetsky dans son essai L’ère du vide. Si le cinéma est la psychanalyse de notre siècle, s’applique-t-il à explorer notre psyché humaine ? Manifestement les fictions contemporaines se penchent volontiers sur nos inconscients, mettant à nu les modes de fonctionnements psychiques de nos semblables, auscultant nos désirs et nos pulsions de mort. Bon nombre d’oeuvres cinématographiques modernes s’attachent à sonder les non-dits, à révéler les refoulements, à exposer les derniers tabous, bref à dévoiler ce qui était dissimulé. Affichant ainsi ce que nous ignorions de nous-même ou ce que nous ne voulons pas voir. Prenons le cas du grand film sombre, substantiel, intransigeant et bouleversant Monster du cinéaste japonais Hirokazu Kore-Eda. Présenté en compétition à Cannes cette année, ce film ressemble à s’y méprendre à une radiographie comportementale de l’époque. Résultat : c’est un film coup de poing, qui vous laisse KO. Un fiction inoubliable, dérangeante qui vous hante. Mais peut-être est-ce là, la première mission de l’art : déranger ? L’intrigue se passe au Japon, parangon du pays civique par excellence, ce qui renforce le sentiment d’incompréhension. C’est l’histoire d’un garçonnet qui vient de perdre son père. A la violence de la vie (la mort du père) s’ajoute la violence des autres (le harcèlement). L’enfant qui peine à trouver sa place dans la société, est harcelé par son professeur et ses camarades. Son école ressemble à un théâtre où grimacent des êtres humains qui se déchirent à coup d’insultes, d’agressivité et d’hypocrisie. Un lieu où l’humiliation est devenue un divertissement. Or ce harcèlement n’est ni plus ni moins que la conséquence du narcissisme sociétal, cette misanthropie moderne. « Le narcissisme allant de pair avec des relations humaines de plus en plus barbares et conflictuelles » souligne Gilles Lipovetsky. Dans cet univers individualiste, l’autre est balayé d’un revers de manche, l’altérité est niée, l’autre n’existe plus en tant que sujet. Hegel le prédisait déjà dans la Phénoménologie de l’esprit : « une identité sans altérité est une identité morte ». C’est « l’altérité ou la mort. » L’effacement progressif de l’altérité laisse donc présager le pire des monde. Un monde invivable, incivique, fratricide, où chacun vit « dans un bunker d’indifférence », où « chacun exploite cyniquement les sentiments des autres et recherche son propre intérêt, sans aucun souci des générations futures » note Gilles Lipovetsky. Reste que le bien nommé Monster (l’étymologie latine signifiant ce qui se montre, montrer) montre le vrai visage de notre époque. Victor Hugo disait que « le théâtre est le pays du vrai », on pourrait en dire autant pour le cinéma. Et ce qui est vrai, c’est que nous sommes devenus des monstres, sans même nous en rendre compte. Des monstres sans âme, sans coeur, sans empathie. Notre cruauté ne connait plus de limites, à l’image de ce professeur qui traître son élève de « monster » en projetant sur lui ses propres défauts.

En programmant un tel film en compétition officielle, Thierry Frémaux, a fait preuve d’un remarquable discernement. Non seulement, il a décelé la puissance, l’utilité, la portée d’une telle fiction, mais en plus, tel un thérapeute, il nous invite à voir la réalité en face et à l’accepter. A l’évidence, un long métrage comme Monster a un effet cathartique sur le spectateur. Un effet libérateur. Il le purifie, le lave de la laideur, le purge de ses passions tristes, de ses pulsions agressives, de ses sentiments inavouables, de ses angoisses. Du cinéma comme thérapie. Mais le cinéma peut-il nous soigner, nous guérir ? Si un film comme Monster nous guérit d’abord de notre indifférence, il nous sensibilise aussi au problème du harcèlement à l’école, il nous extirpe de notre apathie, réveille en nous le sentiment d’empathie, de fraternité, l’envie de porter secours au personnage vulnérable, de le protéger, de le sauver. L’envie d’aimer ce qui est différent dans l’autre. Sa différence constitutive, son altérité. Le réalisateur Kore-Eda l’exprime très clairement : « Qu’est-ce qu’un monstre ? Ce qu’on ne connaît pas. » Voilà, tout est dit. Il y a des films qui sont comme des rencontres. Ils ont le pouvoir de bouleverser notre existence. Plus rien ne sera pareil après. Et grâce à eux, nous devenons plus humains. Plus vivants. Si le cinéma peut encore nous sauver, c’est en nous redonnant espoir en l’humanité, en l’amour, en oeuvrant à détruire la destruction actuelle, en veillant à ce que ce lent processus de déshumanisation n’ait pas lieu.

A gauche du réalisateur Hirokazu Kore-Eda, l’équipe du film Monster, sur les marches de Cannes, le 17 mai 2023. Photo Rocco Spaziani / Mondadori Portfol

Dans un monde désenchanté, Cannes est, incontestablement, l’un des derniers lieux de l’enchantement. Avec un Festival qui réenchante le monde par sa poésie et son esthétisme. Une Critique, un Jury qui fait et défait les films. Une Palme d’or. Une fête du film. Une célébration des cultures. L’ivresse du tapis rouge, la prestigieuse montée des marches, le défilé de stars, les flashs, les fans, le public, le soleil, la croisette éblouie, le rêve à portée de main, Cannes est inoubliable. Et si elle l’est chaque année, et depuis tant d’années, c’est grâce à l’homme qui fait des miracles, grâce à son délégué général, Thierry Frémaux. Alors, tapis rouge pour Monsieur Frémaux.

Isabelle Gaudé

Léonardo Di Caprio, Martin Scorsese, Robert de Niro, Cara Jade Myers, au 76e Festival de Cannes.
©David M. Benett / Getty Images

Thierry Frémaux