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Michel Henry, pour une phénoménologie de la vie

Le philosophe Michel Henry

Il y a 101 ans naissait Michel Henry, sans doute le plus grand philosophe français de la seconde moitié du XXe siècle. Ses travaux originaux et d’une importance extrême s’attachent à montrer qu’il existe un dualisme phénoménologique de l’apparaître, tantôt l’apparaître dans le « hors de soi du monde », ou bien l’apparaître dans l’immédiation impressionnelle et pathétique de la vie. Ainsi comment la vie se révèle-t-elle à elle même ? Par une auto-révélation où je perçois ma réalité de l’intérieur par exemple dans la faim ou la souffrance, le désir ou la colère; ou comment la vie en se souffrant elle-même jouit d’elle-même. La quasi-totalité des écrits de Michel Henry oeuvre ainsi à définir la subjectivité comme une subjectivité concrète et individuelle, charnelle et affective et à approfondir une méditation sur la Vie. Durant plus d’un demi-siècle, Michel Henry a poursuivi ses recherches sur le phénomène du corps et de la chair, à la croisée des chemins du christianisme, et a renouvelé ainsi les perspectives de la réflexion phénoménologique en explorant les voies inédites d’un invisible de principe.

Nous avons eu la chance d’interviewer Michel Henry en 2001, un an avant son décès. En hommage à cet immense phénoménologue, nous avons eu envie de retranscrire l’entretien qu’il nous avait accordé, entretien paru initialement dans Le Journal des Grandes Ecoles en juillet 2001

Michel Henry, quel est l’objet d’étude d’un phénoménologue ?

Le phénoménologue ne cherche pas étudier des phénomènes spécifiques comme les phénomènes biologiques, historiques, juridiques, mais dans chaque phénomène il cherche en quoi il est un phénomène, ce qui fait qu’un phénomène est un phénomène. C’est donc une question générale qui se pose à tous les phénomènes et que l’on peut en quelque sorte isoler en disant que la phénoménologie n’étudie pas des phénomènes particuliers mais qu’elle recherche l’essence du phénomène, c’est-à-dire ce qui lui permet d’apparaître, ou pour trouver des termes équivalents, son apparaître pur, sa manifestation en tant que telle, sa révélation.

Peut-on vous définir comme un anti-marxiste ?

Après la guerre, au moment de l’effondrement des régimes fascistes et du triomphe du communisme, il y a eu en France une vague de marxisme extrêmement considérable et qui a très largement déterminé la pensée française durant plusieurs décennies. Ce marxisme là m’a toujours hérissé parce qu’il se présentait comme un catéchisme mais aussi parce qu’il affirmait le contraire de ce que je pensais. Il énonçait en effet qu’il y a une prééminence des structures objectives sur les individus, sur la vie qui revêt toujours une forme individuelle, et que Marx appelle très clairement les individus vivants. Lorsque j’ai, par hasard, travaillé sur Marx pour répondre à la demande des étudiants , je me suis aperçu que Marx était un penseur d’une toute autre sorte. J’ai été amené alors à faire une distinction catégorique, qui d’ailleurs n’a pas plu à tout le monde, entre Marx et le marxisme. Marx soutenant au contraire, ce me semble, le principe de la vie qui définit la vie par l’action, ce qu’il appelle la praxis (cette action est toujours pour lui une action individuelle, subjective et vivante.) Or l’un des modes fondamentaux de cette action, c’est le travail. Par conséquent Marx avance une théorie de l’économie dans la mesure où le travail des individus est malgré tout au fond de l’économie. Et ceci est absolument révolutionnaire, non au sens des marxistes, mais en ce sens que pour lui, l’économie consiste à créer des objets universels – l’argent, les valeurs qu’on appelait d’usage ou d’échange au siècle dernier – qui sont des objets scientifiques, objectifs, mais ces objets sont totalement inadéquats par rapport à la réalité qu’ils prétendent traduire, réalité qui est cette vie individuelle, secrète, inquantifiable, inqualifiable. C’est donc cela qui est extraordinaire chez Marx. Il y a toute une problématique de l’économie qui se révèle d’une originalité totale mais qui est encore aujourd’hui mal comprise. Celle-ci consiste à expliquer comment à partir de cette réalité que nous sommes – réalité irremplaçable, unique, propre à chacun – on peut et il faut créer des systèmes d’équivalence qui permettent l’échange des produits. C’est donc dans le principe même de l’économie qu’il y a une substitution qui constitue aux yeux de Marx une véritable dénaturation, voire une aliénation.

Vous êtes l’auteur d’un essai courageux et pourrait-on dire visionnaire qui a fait beaucoup parler de lui, tant par les critiques que par les éloges qu’il a reçus. Cet essai c’est La Barbarie

Oui, la barbarie est l’élimination de la vie ou, comme il est impossible d’éliminer totalement celle-ci sans aboutir au suicide collectif de l’humanité, c’est sa mise au second rang. La vie avait toujours été le principe organisateur de la société. C’est en fonction de ses besoins que la production était orientée. C’est à partir des pouvoirs subjectifs de son corps que le dispositif des outils qui définissent la technique était construit. C’est ainsi qu’un marteau, une massue dépendaient dans leur forme et dans leur poids de la force des individus qui auraient à les manier. L’instrument, disait encore Marx au milieu du XIXe siècle, est le prolongement du corps. Aujourd’hui ce qui dirige le monde c’est une technique entièrement nouvelle qui repose sur la connaissance objective de la nature, connaissance géométrico-mathématique inventée par Galilée et Descartes ai début du XVIIe siècle. C’est donc un savoir qui ne s’occupe que de l’univers matériel et qui ignore l’individu subjectif et vivant, c’est la technique issue directement de ce savoir, qui sont devenus le principe directeur de la modernité. Mon propos n’est pas de critiquer la science mais de dire que l’on ne peut construire le monde des humains en faisant abstraction de leur réalité profonde. De plus, si l’on occulte la vie, on sape les fondements de la culture qui n’est que l’expression et la réalisation de ses potentialités fondamentales : l’art étant l’accomplissement de sa sensibilité, l’éthique de son agir, la religion de ses préoccupations spirituelles. La mise à l’écart de la vie dans la modernité nous place ainsi devant ce paradoxe que dénonce La Barbarie : un développement hyperbolique du savoir et de la technique matériels allant de pair avec le reflux ou l’effondrement de la culture sous toutes ses formes.

Votre pensée est-elle une pensée de l’intériorité ?

Tout à fait. Parce que pour revenir à la question phénoménologique de principe, il ne s’agit pas seulement de dire que cette question est celle de l’apparaître des phénomènes, il faut dire en quoi consiste cet apparaître. Or, depuis la Grèce et dans toute la tradition occidentale, à part quelques penseurs d’exception, il y a une conception dominante de l’apparaître qui est d’ailleurs celle du sens commun : c’est l’apparaître du monde.

C’est-à-dire l’extériorité ?

Oui. Car le monde, c’est très exactement l’extériorité. Dans les grands textes de Heidegger, le monde c’est le hors de soi. Chez Husserl, la définition de la phénoménalité pure de l’apparaître se fait par l’intentionnalité qui est un mouvement par lequel la conscience se jette au-dehors et c’est précisément en tant qu’elle se jette au-dehors qu’elle fait voir ce qu’elle peut voir. La conscience est toujours conscience de quelque chose, au sens de quelque chose de visible. Ce qu’a fait Husserl, et c’est un immense travail, c’est d’étendre ce domaine du visible qui n’est plus réduit aux objets de la sensibilité, de l’expérience perceptive, et de montrer qu’il y a des objets ou des objectivités purement idéales comme les objectivités mathématiques , géométriques ou logiques. Mais Husserl, bien qu’il ait été obsédé par le problème de la vie qu’il appelle à juste titre  » transcendantale » (c’est-à-dire non biologique) a été incapable de reconnaître son mode de révélation propre. Il a abandonné à l’ « anonymat ».

Donc c’est l’invisible de la vie qui vous intéresse…

Elle constitue l’essence de ma recherche. Car à partir du moment où j’ai reconnu la validité absolue du travail des phénoménologues, pour tout ce qui concerne la conscience intentionnelle, la connaissance de la science – ce qui n’est pas rien puisque ce sont d’immenses domaines qui font à chaque fois l’objet d’une élucidation tout à fait remarquable – il reste un autre domaine qui est en quelque sorte beaucoup plus proche de nous puisque c’est nous-mêmes. C’est ce domaine qui se situe toujours en deçà du visible que j’ai tenté d’explorer. Or ce domaine pose de très lourds problèmes de méthodes, puisque d’ordinaire on travaille toujours avec la pensée qui voit. Si la vie invisible se dérobe aux prises de la pensée, comment pourrions-nous entrer en rapport avec elle, en parler de quelque manière que ce soit ? En effet comment peut-on avoir accès à cette réalité qui se dérobe à tout voir ? Ma réponse consiste à dire que ce n’est pas par la pensée que nous avons accès à notre vie. C’est notre vie elle-même qui parvient originairement en soi et elle le fait en s’éprouvant soi-même dans une affectivité primordiale, que j’appelle aussi un pathos, et qui constitue en effet comme la substance et la trame phénoménologique de notre vie. C’est la raison pour laquelle toutes les modalités de notre vie, depuis les impressions les plus simples de plaisir et de douleur jusqu’aux sentiments profonds d’angoisse, d’ennui, de satisfaction, de bonheur ou de désespoir sont des modalités affectives. Bien qu’invisibles, celles-ci n’en sont pas moins éprouvées par nous dans une certitude immédiate qui est leur propre pathos. Habituellement, on a tendance à dire que ce qui ne se voit pas n’existe pas, ceci est absurde au sens logique du terme puisque c’est ce que nous sommes. Par exemple, comment celui qui souffre pourrait-il bien nier sa souffrance qui précisément ne se donne jamais à lui dans l’extériorité, comme quelque chose qui est hors de lui, car à ce moment là il pourrait s’agir de la souffrance d’un autre, d’une souffrance représentée et dans ce cas-là nous ne souffririons pas nous-mêmes. Par conséquent, pour tout ce qui importe, pour tout ce qui est originairement nous-mêmes, il faut en effet reconnaître un autre mode de révélation, lequel relève de la donation immédiate. En effet, ce qui est premier c’est l’épreuve intérieure de mes impressions, de ma souffrance, de mon désir, de ma colère, cette impression affective pure qui fait le tissu de ma chair.

Avez-vous rencontré dans votre cheminement philosophique un penseur qui vous ait été d’une quelconque aide ?

Oui, Maine de Biran. La seule aide véritable que j’ai reçue c’est celle de Maine de Biran dans la mesure où dans mon effort pour montrer que la subjectivité était une subjectivité concrète , individuelle, et au fond charnelle et affective; une lecture, celle de Maine de Biran, m’a fait pressentir et découvrir ce que j’ai appelé ensuite le dualisme phénoménologique, c’es-à-dire le fait que l’apparaître est double. C’est tantôt l’apparaitre dans le hors soi du monde, ou bien c’est l’apparaître dans l’immédiation impressionnelle et pathétique de la vie. Ce sont deux apparaître hétérogènes. Or, en étudiant le phénomène du corps chez Maine de Biran, je découvrais, ce qui a été vraiment la révélation philosophique de mon trajet, que Maine de Biran en approfondissant le cogito de Descartes avait affirmé que ce cogito était un « je peux » et que ce « je peux » c’était mon corps subjectif. Ce corps-sujet qui est à l’origine de toute expérience. Ainsi, le corps est un phénomène crucial puisque c’est à partir de lui que l’on peut faire le constat et la preuve qu’une réalité est susceptible de m’être donnée de deux façons totalement différentes. A savoir que mon propre corps m’est donné de l’extérieur, que nous pouvons nous voir dans la glace et voir même directement des parties de notre corps, mais aussi donné de l’intérieur, par exemple dans l’effort que je fais de tous les domaines de mon activité, et cet effort est quelque chose d’absolument subjectif et affectif, c’est une peine, ou bien cela peut-être un bonheur, il y a des efforts heureux, et cela c’est une expérience irréfutable. Et c’est à ce corps subjectif individuel, radicalement donné dans son pathos que j’ai attribué plus tard le nom de chair.

Peut-on considérer que vous êtes un penseur chrétien ?

C’est une question importante. Précisons toutefois que j’ai commencé à travailler au milieu du siècle dernier non à partir du christianisme, mais de la phénoménologie. A ce moment la philosophie classique qu’on m’enseignait – c’était une sorte de néokantisme – qui ne me satisfaisait pas a cédé la place à la phénoménologie qui faisait une entrée en force en France avec des penseurs comme Sartre, Merleau-Ponty, penseurs derrière lesquels il y en avait d’autres, plus fondamentaux à nos yeux déjà et qui s’appelaient Husserl, Heidegger, Scheler, donc les grands phénoménologues allemands. Ce sont eux qui m’ont permis de préciser cette problématique qui s’interroge non pas sur les phénomènes mais sur le comment de leur donation, sur la façon dont ils se montrent à nous. Il se trouve seulement qu’à cette phénoménologie qui s’en tenait unilatéralement à l’apparaître du monde, j’ai ajouté la découverte d’un mode de révélation plus originaire, propre à la vie. Plus tard, j’ai fait travailler cette phénoménologie de la vie sur le christianisme. Je voulais écrire un livre sur l’intersubjectivité. Ce problème est d’une difficulté terrible. Et je me disais pourquoi avec ces présupposés, non plus ceux du  » hors de soi » mais ceux du pathos invisible, ne pourrait-on pas faire des avancées dans ce domaine qui, il faut bien le reconnaître, fut un échec pour toutes les pensées philosophiques sérieuses ( et bien que l’intersubjectivité serve de base à la sociologie, à toutes les théories de l’interactivité et de la rationalité interactive.) Car le phénomène qui est présupposé partout, c’est l’intersubjectivité mais celui-ci n’est jamais résolu. Je voulais écrire ce livre et puis je me suis souvenu des textes de Paul sur le corps mystique. J’ai ensuite relu tous les textes du Nouveau Testament et j’ai eu cette idée qu’au fond, sans vouloir en aucune façon réduire le christianisme à une philosophie, celui-ci contenait des présupposés philosophiques, et même des thèses philosophiques qui sont ceux d’une phénoménologie de la vie. J’ai donc risqué une lecture philosophique du christianisme à partir de la phénoménologie, mais une lecture qui au lieu de le prendre de haut, y reconnaissait en quelque sorte la vérité. Puisque dans le christianisme, de façon explicite dans les premiers versets de l’Evangile de jean, il est dit que Dieu est Vie. J’ai intitulé mon essai C’est moi la vérité. Cette parole du Christ est révolutionnaire. En effet, la vérité pour les scientifiques est impersonnelle. Et voici que quelqu’un s’autorise à dire que la vérité c’est lui, cela semble déconcertant. Ce fut donc mon premier livre sur le christianisme. Ensuite travaillant sur la chair, j’ai repris le prologue de l’Evangile de Jean où l’incarnation joue un rôle essentiel avec des phrases telles que « Et le Verbe s’est fait chair ». J’ai alors interprété à la lumière de mes thèses le phénomène de l’incarnation.

Votre dernier ouvrage Incarnation a pour sous-titre une philosophie de la chair. Qu’entendez-vous au juste pour cette notion de chair ?

Justement, dans cette notion de chair, j’ai repris mon premier livre personnel écrit avec l’aide de Maine de Biran c’est-à-dire la conception d’une subjectivité concrète qui était corporelle. Mais qui ne pouvait être dite corporelle que si l’on disposait d’une théorie entièrement nouvelle du corps qui était celle d’un corps subjectif radicalement immanent (et non la conception traditionnelle du corps qui le réduit à un objet, y compris le corps humain.) D’où des problèmes insolubles que l’on retrouve chez Descartes et dans toute la pensée moderne : par exemple comment l’âme peut elle agir sur le corps ? Or Maine de Biran comprenait pour la première fois que le « je peux » n’agit pas sur le corps extérieur mais qu’il déploie un « corps organique » lui-même vécu intérieurement comme qui cède à l’effort de ce « je peux » et n’est rien d’autre que ce qui lui résiste. Survient le moment où cette résistance, toujours vécue intérieurement dans cet effort, ne lui cède plus. Le « Je peux » fait alors l’épreuve dans l’invisible de sa nuit, du corps réel de l’univers, lui-même invisible. Il se trouve seulement que, en raison du dualisme de l’apparaître, l’ensemble de ce processus n’est pas seulement vécu dans l’invisible de notre chair en laquelle s’accomplit l’effort, mais se donne aussi de l’extérieur dans le monde. Et cela n’est pas vrai seulement du corps réel de l’univers qui se montre à nous sous l’aspect d’un corps sensible qu’on peut voir et toucher. Le « Je peux » charnel subjectif s’apparaît aussi à lui-même de l’extérieur comme un corps extérieur parmi les autres, comme un « individu empirique » identifié à ce corps qui se distingue par sa capacité elle-même objective de toucher les autres et de se toucher lui-même, de se mouvoir etc. C’est ainsi que le mouvement subjectif et pathétique du « Je peux » originaire est escamoté au profit de phénomènes purement objectifs où notre vie s’est perdue. C’est ainsi que s’étend partout le règne du visible qui a tout repris en lui.

L’une de vos distinctions fondamentales est précisément celle du visible et de l’invisible. Quel sens nouveau donnez-vous à cette opposition classique ?

Invisible, selon la signification nouvelle que je lui donne et qu’il revêt je crois dans le christianisme et chez tous les penseurs proches du christianisme comme par exemple Maître Eckhart, concerne la vie qui n’est jamais visible. C’est la vie dont des manifestations extérieures ne cessent de se présenter dans le monde selon la loi de la duplicité de l’apparaître mais qui en elle-même est toujours invisible. Cet invisible n’est pas une présupposition métaphysique puisque c’est un pathos qui s’atteste lui-même donc plus fortement que n’importe quoi d’autre. En effet rien n’est moins contestable que la tristesse. Dans les Passions de l’âme, Descartes dit explicitement que si l’on suppose que le monde n’existe plus, ce qui est le sens de l’hypothèse du doute et du rêve, et si dans ce rêve, j’éprouve une tristesse, alors qu’il n’y a plus rien, cette tristesse existe telle qu’elle s’éprouve. Et la référence ultime de cela, ce n’est pas mon discours qui énonce que j’éprouve une tristesse, c’est ma vie. C’est ma vie qui atteste de la vérité du discours sur elle. La vie s’est donnée à elle-même originairement et à partir de cette donation première, elle peut se la représenter.

Il n’y a pas d’antériorité à tout cela ?

L’antériorité c’est l’auto-donation de la vie. Il y a un primat, il y a un préalable et c’est cette auto-donation qui est une auto-attestation radicale qui fonde la vérité seconde de tout ce que je pourrais dire sur moi, et aussi qui fonde la véracité de mon discours sur le monde dans la mesure ou l’intentionnalité elle-même est auto-donnée à elle-même dans l’invisible avant de faire voir dans le hors de soi.

Ce qu’éprouve le sujet incarné et que la philosophie traditionnellement appelle conscience, vous l’appelez vie. Quel est pour vous le sens de ce terme très surdéterminé ?

Effectivement, le mot vie ne doit pas être entendu au sens traditionnel. Lorsque par exemple les grecs parlent de biologie, du bios, ils parlent dans Le Monde d’une certaine catégorie d’étants (être là), pour reprendre le terme de Heidegger. Parmi les étants, certains sont inertes, d’autres sont vivants comme les abeilles, et il y a ce vivant que je suis et qui est le Dasein (être au monde.) Dans le sens traditionnel du mot, la vie est considérée comme une sorte d’étant dans le monde. La biologie étudie le vivant. L’inerte n’a pas de monde, l’animal est pauvre en monde, et moi, l’être humain, je suis au monde, c’est-à-dire que je suis éclairé par la lumière de l’extériorité. Pour ma part, je donne un sens absolument nouveau à vie, puisqu’elle n’est plus un étant dans le monde, mais se réfère à l’apparaître lui-même. Dès lors nous ne sommes plus sur le plan des phénomènes mais sur le plan de la phénoménalité pure. Dans ce domaine de l’apparaître pur qui est le thème propre de la phénoménologie, elle désigne un autre apparaître que l’apparaître du monde, l’auto-apparaître de cet apparaître, une auto-révélation, dont la matière est le pathos et qui s’éprouve dans chacune de ses modalités. Par exemple, que me donne la souffrance : la souffrance. Et comment me la donne-t-elle : par son affectivité.

Votre dernier essai marque un net rattachement à la vérité chrétienne et participe de ce que l’on a nommé le « tournant théologique » de la phénoménologie. Est-ce un témoignage du « retour du religieux » dont parlait Malraux ?

Probablement, bien que je n’aie évidemment pas à prendre position d’aussi haut sur la situation de mon oeuvre dans le courant de la pensée actuelle. Cela dit, ce que je crois c’est qu’il est absolument impossible d’exclure la vie et si la religion se rapporte à la vie, alors en effet on peut penser qu’un monde sans religion est un monde impossible. Comment, pourquoi la religion se rattache-t-elle à la vie ? Il faut ici, me semble-t-il, faire intervenir une distinction essentielle entre une vie finie et une vie infinie ou absolue. Ce qui caractérise la première, c’est qu’elle n’a pas le pouvoir de s’apporter elle-même dans sa propre vie, de se donner à elle-même la vie. De même, si je considère le moi qui appartient à cette vie, c’est lui-même un moi fini. Ainsi moi, je suis moi-même, je suis ce moi que je suis, à la différence de tout autre; mais ce n’est pas moi qui me suis apporté dans ce moi qui est le mien. Je n’ai jamais choisi d’être ce moi-là, et cela parce que je n’ai jamais eu ce pouvoir de me donner à moi-même, de me donner à moi-même la vie. Je ne suis donné à moi-même que dans l’auto-donation d’une vie absolue, qui dispose, elle, de ce pouvoir extraordinaire de s’engendrer soi-même éternellement.

Cette vie absolue, c’est celle de Dieu ?

Oui, car seule une vie qui a le pouvoir de se donner la vie à elle-même, peut donner la vie à tous les vivants. Un chemin conduit de la vie à la religion parce que tout vivant est un vivant dans la vie mais dans une vie qu’il ne s’est pas donnée à lui-même. La finitude n’est pas une détermination objective, c’est l’épreuve intérieure et pathétique d’une passivité de tout vivant à l’égard de cette vie qui le traverse et fuse en lui indépendamment de son pouvoir et de son vouloir quelle que soit l’interprétation qu’on en propose, cette passivité de ma propre vie à l’égard d’elle-même demeure incontestable.

Vous êtes non seulement philosophe mais aussi romancier avec des titres comme Le Jeune Officier, L’Amour les yeux fermés, qui a obtenu le prix Renaudot, Le Fils du Roi. S’agit-il là d’une écriture en marge de votre travail de philosophe ou au contraire d’une démarche qui s’intègre à l’exposé de votre pensée ?

Ce n’est pas en marge, c’est une démarche dont j’ai ressenti la nécessité au moment où j’ai souffert d’une difficulté qui affecte toute discipline de recherche, qui est sa technicité. Dans tous les domaines et au fur et à mesure qu’une recherche se développe, elle développe du même coup des méthodologies, des terminologies qui lui sont propres et s’isole du grand public. Aujourd’hui, le savoir est, comme on le dit, un savoir en miettes. J’ai donc tenté d’exprimer autrement les convictions relatives à la vie qui étaient les miennes. Dans mes romans, j’ai pensé que cette réalité profonde que je voulais dire et dont il me semblait que la philosophie classique passait assez largement à côté, pouvait être formulée non plus sur le plan du concept mais sur celui de l’imaginaire. Bien sûr la difficulté était double et j’en étais conscient dès le début : si l’on est un écrivain il faut ne faire que cela, parce que l’on apprend à écrire de l’imaginaire comme on apprend à être philosophe et qu’une seule vie ne permet pas de mener à bien les deux tâches. J’ai donc eu conscience de cette impossibilité de tout embrasser pour des raisons pratiques aussi : quand je suis entré au CNRS très jeune, avant même d’enseigner, j’avais déjà écrit un récit Le Jeune Officier, mais il fallait bien choisir et puisque j’étais payé en tant que philosophe et que je ne pouvais pas mener de front la littérature et la philosophie, j’ai opté pour la philosophie. Plus tard je suis revenu au roman comme à un amour refoulé, et lorsque j’ai disposé d’un peu de loisir, j’ai écrit L’Amour, les yeux fermés. A l’arrière-plan de ce roman il y a un regard jeté sur les civilisations du passé dont le développement se heurte à une aporie. Comment expliquer qu’après une période de croissance en laquelle la vie se porte à des degrés de puissance toujours plus hauts, et cela dans tous les domaines de la production des biens matériels et de la création spirituelle – esthétique, éthique, ou religieuse – cette vie connaisse le déclin et la mort. En l’absence de facteurs externes, cette destruction ne peut venir que d’elle-même. Ce sont ces phénomènes d’auto-destruction qui m’avaient fasciné, d’autant que si le roman les projette dans le passé, nous les avons en réalité sous les yeux.

Propos recueillis par Isabelle Gaudé (pour le Journal des Grandes Ecoles, juillet 2001)

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POUR FINIR L’ANNEE EN BEAUTE

L’actrice Caterina Murino

Tout le monde connait Caterina Murino, la renversante actrice qui fit chavirer le coeur de Daniel Craig dans Casino Royale, mais peu de gens savent qu’elle est aussi gemmologue. Or, depuis toujours, Caterina Murino crée de magnifiques lignes de bijoux en puisant son inspiration dans l’histoire de sa terre natale, la Sardaigne. Cette amoureuse des pierres précieuses se bat pour préserver l’artisanat sarde et l’art de la filigrane. On peut trouver et commander ses sublimes créations à la joaillerie Goralska, au 20 rue de la paix, 75002 Paris ou sur son site en ligne : https://www.caterinamurinojewellery.com/shop

L’actrice qui n’a de cesse de promouvoir dans le monde entier ce savoir-faire sarde, aspire en créant ses lignes de bijoux à donner du travail à ses compatriotes. Laissons-lui la parole : « Il y a vingt ans, les artistes sardes spécialisés dans la technique du filigrane, étaient quatre cents. Aujourd’hui, ils sont neuf… J’ai envie de me battre pour que les enfants des enfants de ces orfèvres sardes puissent continuer à travailler ces techniques anciennes et puissent transmettre de génération en génération l’art de la filigrane. C’est un incroyable savoir-faire depuis les phéniciens qui est en train de se perdre… Et cela fait mal au cœur… »

La belle ambassadrice de la Sardaigne reconnait que ces bijoux en filigrane, qu’elle crée, c’est le fil d’Ariane qui la relie à sa famille, à ses ancêtres. « Je dessine le bijou, puis je le donne à un artisan spécialisé dans le travail du corail, qui le réalise. Nous avons en Sardaigne, une façon de pêcher assez particulière et très respectueuse de la nature. Seule une dizaine de personnes peuvent plonger et sont autorisées à plonger durant trois mois. Laps de temps où elles récoltent environ un kilo de corail par jour. Tout ceci est très réglementé. C’est pour cette raison que l’on peut encore se vanter que les fonds sous-marins du Nord-Ouest de la côte Sarde regorgent de corail. Les artisans sardes, surtout ceux de la ville d’Alghero qui est la ville du corail, transforment « l’or rouge » en collier, boucle d’oreille, et pendentif. La Sardaigne est aussi réputée pour son art de la filigrane. Celle-ci consiste à travailler les métaux (or et argent) en double fils très fins, entortillés en spirale. Résultat : on obtient une sorte de dentelle très fine. De l’or torsadé. Cette technique ancienne perdure toujours en Sardaigne. Elle permet aussi de reproduire fidèlement des bijoux anciens. Je travaille donc avec un artisan qui habite dans un micro village de Sardaigne. Il réalise des pièces entièrement à la main. Ensuite le sertissage se fait à Paris. »

Bague en filigrane

Parmi les splendides collections de Caterina Murino, on découvre aussi des chokers, ces colliers ras du cou, ornés d’un motif en filigrane. Ces modèles se déclinent en plusieurs couleurs et plusieurs tailles.

Marylin Monroe le chantait déjà, les diamants sont les meilleurs amis de la femme. Ce que l’actrice Caterina Murino confirme : « Les diamants sont éternels ! Un sac, une paire de chaussures c’est magnifique mais il arrive un temps où ils deviennent démodés alors que les bijoux ont un côté vintage, on les porte toujours. Chaque bijou nous raconte une histoire. Je suis une grande collectionneuse de pierres. A chacun de mes voyages, je rapporte une pièce, laquelle raconte un moment particulier de ma vie. Pourquoi ai-je étudié la gemmologie ? Parce que nous les femmes sommes fascinées par les pierres. Pourquoi éprouvons-nous une attirance aussi forte pour celles-ci ? Quand j’ai commencé à étudier la gemmologie à l’Institut national de gemmologie à Paris, j’ai découvert la force intérieure d’une pierre. Dans l’histoire des Tsars, des Maharadjahs, des rois, certains sont allés jusqu’à entreprendre des guerres pour s’approprier un trésor, une pierre précieuse, un diamant. Les célèbres Koh-I-Noor, Hope, Régent, L’Orloff firent parfois l’objet de conquêtes sanglantes. Pourquoi ? Parce qu’à l’intérieur de cette pierre qui vient des entrailles de la terre (la formation de la plupart des diamants date de plus d’un milliard d’années), il y a une force, une énergie chimique incroyable. Au-delà de la formation naturelle de la pierre, combien de mains humaines vont intervenir avant qu’une femme puisse arborer un joyau autour de son cou ? Une infinité ! Il y a l’extraction du diamant puis la fabrication de la bague ou du collier qui passe par le dessin, le poinçonnage, le polissage, le sertissage etc. Donc, tout cela confère tellement d’énergie et de force au bijou. Ce n’est pas seulement un objet que l’on pose sur la peau parce qu’il est beau, c’est une pierre précieuse qui raconte une histoire. C’est une force de la nature et une force humaine. »

La belle ambassadrice de la Sardaigne a donné le jour à une ligne de bijoux, La Mirte, qui est le symbole de la Sardaigne. « Ce sont des boucles d’oreille, des bagues saphir, de la tsavorite, c’est une pierre vert tendre ou vert bouteille qui vient du parc de Tsavo, en Afrique, (pierre assez rare, quasiment dépourvue d’inclusions). Je vous ai parlé de ma passion pour le saphir étoilé qu’on trouve au Sri Lanka. Le saphir étoilé est plus clair qu’un saphir normal, d’un bleu pastel légèrement grisé, il est très inclusionné. Les inclusions forment une étoile. Sarde, dans notre ancienne langue, cela veut dire « les danseurs des étoiles ». Et j’ai fait mon étoile dansante comme les danseurs des étoiles. Et donc la petite étoile danse lorsqu’on braque une lumière dessus. J’ai mis des diamants à la fin des branches pour que la lumière des étoiles puisse resplendir encore plus… Cette composition céleste, c’est pour moi, le symbole de la Sardaigne. Une étoile qui danse. »

On l’aura compris, pour briller de mille feux en cette fin d’année, inutile de viser le ciel pour atterrir sur les étoiles, il suffit de porter les merveilleuses créations de Caterina Murino.

Isabelle Gaudé

Le site de joaillerie de Caterina Murino :

https://www.caterinamurinojewellery.com/jewellery/

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SANS L’HUMOUR DE FRANCIS VEBER, LA VIE SERAIT UNE ERREUR

Hier soir, au théâtre de la Madeleine, Francis Veber signait son grand retour avec une nouvelle comédie désopilante Le Tourbillon. Et ce fut un triomphe. Electrisée, la salle secouée de fous rires, applaudissait à tout rompre la troupe des fantastiques comédiens, Caterina Murino, Philippe Lellouche, Stéphane Metzger et Aline Gaillot. « Les rires faisaient même trembler les lustres » ajouterait Balzac. Magie du théâtre. Miracle du rire. Encore une fois, le merveilleux Francis Veber a réussi à nous rendre heureux. Le rideau tomba. Et soudain, l’on passa du rire aux larmes, lorsque Francis Veber, transfiguré par l’émotion, monta sur scène et fit une bouleversante déclaration d’amour à sa femme Françoise, présente dans la salle. Debout, ému aux larmes, le public lui répondit par une longue ovation. Moment de grâce. Chacun quitta à regret le théâtre, ne songeant qu’à une chose, retrouver l’enchantement. Pour goûter à nouveau à l’ivresse comique, courez voir et revoir ce chef-d’oeuvre de drôlerie, dont on attend avec impatience l’adaptation au cinéma. C’est tout simplement la meilleure pièce de l’automne !

Au commencement était Caterina Murino, alias Christine. Telle Aphrodite, elle apparaît la première sur scène dans une robe bleu aux allures de péplos, si exquise qu’on songe aussitôt à ce mot de Balzac : « En la voyant, on a envie de sauter sur scène, de lui offrir sa chaumière, son coeur et sa plume ». Elle sourit et c’est l’éblouissement. Elle, c’est l’incarnation de l’équilibre, de la sagesse. Digne fille de l’harmonie et de la tempérance, on fond devant sa beauté et sa bonté. Le kalos kagathos n’a qu’à bien se tenir devant une telle perfection humaine. Mais la belle Christine est un peu soucieuse. Affectée par la détresse de son mari, elle déploie des trésors de tendresse et de douceur pour le réconforter. En vain. Eric, alias Stéphane Metzger, reste impavide. Il vient de perdre son emploi de journaliste et passe le plus clair de son temps à quadriller l’appartement, superbe et silencieux, imperméable à tout, momifié dans son peignoir, muré dans une totale aphasie. Donc, au commencement était le calme, de ce calme qui précède les tempêtes. Soudain, les éléments se déchaînent, le temps s’accélère et c’est l’irruption quasi volcanique dans le salon feutré du demi-frère de Christine, le dénommé Norbert, alias Philippe Lellouche. Un Philippe Lellouche explosif, irrésistible, d’une drôlerie insurpassable, qui propulse la pièce dans une autre dimension. Lui, c’est un flic. Du genre brutal. Du genre basique. Du genre bas de plafond. Avec la délicatesse d’un rouleau compresseur, il se pique soudain de jouer les docteurs Freud auprès son beau-frère en barbotteuse. Peu importe que ce dernier couve une profonde dépression depuis son éviction de la radio, Norbert connaît son sujet, et prétend qu’il peut accoucher l’esprit d’Eric. Norbert que rien n’arrête, se prend maintenant pour la réincarnation de Freud et de Socrate à la fois. Rien de moins. Hegel en mangerait son chapeau, lui qui serinait à longueur de page que « Le préjugé semble régner que (…) chacun sait tout de suite philosopher ». Mais Norbert n’en a cure. Norbert sait qu’il sait, et il asticote si bien son beau-frère avec ses ratiocinations fumeuses, ses interprétations délirantes, que celui-ci, furax, passe de l’aphasie à la plus furieuse logorrhée. Eric incendie Norbert. Norbert jubile. Il a gagné ! Avec sa « psychanalyse de comptoir » il a réussi à déclencher l’ire de son beau-frère. Il vient de trouver le meilleur remède contre la dépression : la bêtise ! Mais ce que Norbert ignore, c’est que le pharmakon désigne à la fois le remède et le poison !

Au milieu de ce raffut, de cette ambiance survoltée, surgit Sophie, alias Aline Gaillot, la femme de Norbert. Coiffeuse de son état, elle incarne à merveille le rôle de l’adorable idiote, blonde bien sûr. Elle rajoute à la bourrasque ambiante, comme un second souffle de sottises. Et ça tourbillonne derechef. Cette décervelée a un don : mieux qu’un paratonnerre, elle attire les coups avec la régularité d’un métronome. Cocards, gnons, nez cassé, c’est François Pignon en jupon ! Mais on lui pardonne, parce que chacune de ses saillies, mixte de miel et de fiel, nappé d’un sirop de bêtise, fait sourire délicieusement nos zygomatiques. On se régale et c’est peu dire !

Le soir de la première de la pièce Le Tourbillon ©Diane Lotus

Rien de tel qu’une comédie légère, réjouissante, originale, inlassablement drôle et lucide, où les répliques fusent et le public frise l’euphorie, pour voir la vie en rose. Ce don du rire que Francis Veber possède mieux que personne, il s’en sert miraculeusement pour trousser les comédies les plus inoubliables du cinéma et du théâtre français. Là, dans Le Tourbillon, l’auteur du Dîner de Cons se surpasse. Ce génie du comique casse les codes de la pensée unique avec une jubilation palpable. Foin de la bien-pensance ! Sus au politiquement correct ! Tout le monde en prend pour son grade. La police, les délinquants, les grands groupes financiers, les influenceurs, Freud, et même Me Too ! Tout le système est moqué, le nouvel ordre capitaliste raillé. C’est la grande moulinette de la dérision. L’exhibition en règle des ridicules de notre époque. Et le public en redemande, lui qui s’étouffe de rire sous les ors du magnifique théâtre de la Madeleine.

Sans l’humour de Francis Veber, la vie serait une erreur

Depuis soixante ans, Francis Veber amuse ses semblables. Lui, dont l’insolente jeunesse frappe tous ceux qui l’approchent -reflet sans doute de son âme juvénile, vivante et solaire-, consacre son temps à la création. Par amour de l’art. Celui pour qui l’humour est toute sa vie, celui qui a toujours l’humeur à l’humour, pourrait s’enorgueillir de posséder une magnifique carrière et comme beaucoup de ses pairs, se reposer sur ses lauriers. Mais cette légende vivante préfère continuer toujours et encore à se donner pour mission de nous faire oublier la morosité du monde. De nous rappeler que nous sommes tous frères dans le rire. Grâce à ce bienfaiteur de l’humanité, chacun de ses films, chacune de ses pièces de théâtre est une fête de la fraternité et une fête de l’esprit. Irremplaçable Francis Veber qui fait du bien à tous, qui exalte la part de joie que recèle la vie, qui répare les vivants. Inoubliable Francis Veber qui contemple le monde dans le regard des mots et nous surprend à chaque fois par la succulence de son verbe. Unique Francis Veber, c’est le plus grand.

Isabelle Gaudé

Francis Veber

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Marc Petit : « Je crois qu’une oeuvre d’art doit déranger »

Le sculpteur Marc Petit

« Celui qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience » remarquait René Char. Marc Petit en est le plus bel exemple. Voilà un immense artiste dont l’oeuvre n’a pas son pareil pour troubler, déranger, déconcerter, bouleverser. Rencontrer ses sculptures, c’est modifier à jamais notre regard sur le monde. C’est comprendre que l’on est face à une oeuvre d’une importance sans égale parmi nos contemporains. Une oeuvre comparable à un choc visuel, dont la puissance, l’envergure, le fond inépuisable nous cloue sur place. C’est si puissant que cela nous remet en question, si lucide que cela nous rapproche du soleil, si frémissant de vie que cela nous fait fondre littéralement. On reste démuni, sans défense, à cours de certitudes devant tant d’intensité artistique. Car Marc Petit possède un vrai génie sculptural. Devant chacun de ses bronzes, on éprouve immédiatement un vertige. Passé le choc de la découverte, passé le premier étonnement, on est époustouflé, chaviré par cette beauté à couper le souffle. On se sent appelé par la chair vivante de la matière, aspiré par sa lumière, soulevé dans les airs par cette présence plénière si attendrissante. Sous leur masque de douleur, ses statues sont si débordantes de tendresse qu’on a envie de les enlacer. On voudrait se serrer éperdument contre elles pour cueillir dans leurs bras de bronze un peu d’amour et d’humanité. Pour partager leur chaleur ou les consoler de leur douleur. Comment ne pas avoir envie de pleurer devant cette oeuvre magnifiquement déchirante qu’est La Famille ? Qui sont ces trois êtres proches, soudés, fondus dans un même amour, qui paradoxalement lévitent en croix ? Rien de plus émouvant aussi que ces solitudes qui se côtoient dans La Quarantaine. C’est comme si leur désespoir télescopait le nôtre. On reste fasciné par ces trente-quatre visages d’enfants sans masque qui s’abandonnent, ces yeux qui se livrent sans fard, et nous laissent sans voix. Admirer l’oeuvre de Marc Petit c’est aller d’éblouissement en éblouissement. Car sous la noirceur apparente se dissimule le soleil, le soleil brûlant de l’amour. Ici le sombre brûle, il réchauffe nos coeurs endurcis, les fait fondre pour ne laisser en nous que la joie incomparable de la tendresse. Et l’on comprend presque trop tard, saturés que nos sommes d’apparences, que dans la vie, il n’y a que les sentiments qui comptent…

Conversation à bâtons rompus avec un homme merveilleux.

Vous avez le regard d’un voyant : de ceux qui ont vu ce que les autres ne voient pas (ils ont la vue basse) comme si vous aviez traversé le monde des apparences (qui s’apparentent à du vide et à des mensonges). Cherchez-vous la vérité ?

Une certaine vérité sans doute mais une vérité qui ne se donne pas au premier regard, ce qui compte est en dessous. La rigueur et l’audace de la forme m’importent bien sûr mais la vérité qui m’intéresse, je la cherche où elle se trouve :  derrière l’image. Cela génère une énigme qui même pour moi est incompréhensible.

Vous voulez dire que la vérité est voilée, et qu’il faudrait posséder une sorte d’acuité pour voir derrière l’image de la sculpture ?

Je pense que cela demande un peu de temps. Après la première impression, de sa profondeur aussi enfouie soit-elle, une autre vérité doit monter doucement et prendre toute son importance. Ma sculpture, malgré ses formes sûrement sombres pour certains, n’est pas douloureuse, et si elle a une qualité c’est qu’elle véhicule peut-être un peu de vie et une véritable tendresse.

Vos sculptures sont inlassablement sincères et sublimes. Elles ne mentent pas, ne trichent pas, n’enjolivent pas, ne sont ni formatées ni complaisantes. Elles sont une véritable mise à nu. Montrent-elles le réel sans fard ?

Il n’est pas besoin d’enjoliveurs pour faire fonctionner un véhicule, dans mon travail je les supprime pour ne conserver que l’essentiel : le moteur et les roues. C’est le beau qui m’intéresse, le joli n’apporte rien, je fais tout pour l’éliminer.

Parce que le joli c’est peut-être le seul supportable pour l’être humain ? Le joli rassure. Beaucoup préfèrent la sculpture décorative pour ne pas être troublés par une véritable oeuvre d’art qui nous place face à nous-même et nous dérange.

A la différence du beau, le joli est tributaire des modes. C’est-à-dire du choix des autres. Ma sculpture essaie d’avoir sa propre entité, sa vérité et donc quelque part la mienne. Je n’aime ni les modes ni la mode.

Vous détestez la mode parce que vous détestez les diktats ?

Et depuis toujours ! La dernière fois que je suis allé chez le coiffeur – qui en l’occurrence était une coiffeuse – j’avais 17 ans. La coiffeuse m’a raté, elle m’a fait une tête de premier de la classe ce qui n’était pas mon cas ! Lorsque j’ai réglé la note, elle m’a dit, fière d’elle que j’étais très beau, que j’étais tout à fait à la mode. Instantanément,  je me suis dit : « jamais plus je ne donnerai un centime à un coiffeur ! » Depuis, je me coupe les cheveux seul, et cela dure depuis 45 ans ! Il est vrai que je me suis parfois fait des coupes étranges ! Mais je préfère rater ma coiffure par mon incapacité que de la déléguer à quelqu’un qui la ratera pour une des plus mauvaises raisons.

La Grande Captive

J’ai lu que vous aviez commencé à sculpter véritablement à la mort de votre grand-mère. Vous l’avez vu mourir et cette proximité du néant vous a fait devenir un autre homme en une demi-heure. A regarder votre oeuvre, j’ai l’impression que ce sont vos morts qui vous sculptent. Vous avez trouvé un merveilleux dispositif pour expulser vos fantômes : vous les rendez vivants en les sculptant…

Le vide et l’absurdité de notre condition humaine me sont apparus à ce moment là. Ma mère et ma grand-mère sont des êtres qui m’ont porté. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, c’est moi qui les porte. Elles sont là présentes en permanence et doivent apparaître sans doute quelque part dans mes sculptures.

Vous ne faites pas d’auto-analyse ?

Je ne souhaite qu’équilibrer une forme dans l’espace. C’est déjà suffisamment compliqué sans y ajouter consciemment mes problèmes personnels qui n’apporteraient rien. Quand je vais à l’atelier, j’y suis entier, avec ma douleur et ma joie.  Mais cela n’influence pas mon travail. Je me borne simplement à essayer d’être sculpteur.

Y-a-t-il des autoportraits dans votre oeuvre ?

J’en ai fait deux ou trois quand j’étais très jeune mais depuis, des autoportraits au sens réel du terme, non. Par contre il faudrait qu’à ma dernière sculpture, la somme de ce que j’ai produit soit un autoportrait.

C’est beau ce que vous dites !

J’espère que l’ensemble me ressemblera tout en dépassant mon image.

Prenez-vous conscience de ce que vous êtes en sculptant ?

Cela me modifie, cela ne m’éloigne pas de ce que je suis mais cela m’éloigne de ce que je crois de moi. Le fait de sculpter génère des questions inédites qui m’écartent de ce que je sais. 

La Source

Votre oeuvre dérange ceux qui ne veulent pas voir la vérité de l’existence : comme la souffrance d’exister, le décharnement de la vieillesse, la blessure du temps, l’oeuvre de la maladie. Admirez vos oeuvres est-ce accepter le réel ?

C’est en se regardant dans la glace avant de prendre sa douche le matin, avant de s’être maquillé, qu’il faut s’aimer; avant d’être apprêté qu’il faut se trouver beau. Certains refusent, et c’est ainsi, de se voir comme ils sont et n’aiment pas ce que leur renvoient les miroirs.

Selon vous, pourquoi les êtres ne supportent pas le réel ?

Parce que le réel n’est pas drôle ! Nous avons tous une épée de Damoclès au-dessus de la tête, nous allons mourir et certains refusent de l’admettre. Pour d’autres, vieillir est inacceptable. Aussi surprenant que je le ressente, nombre de nos contemporains se font refaire des parties du corps pour paraître plus jeunes. Il est, parait-il, fréquent que certains fassent disparaître leurs rides.

Ont-ils recours à la chirurgie esthétique parce qu’ils ont une mauvaise image intérieure d’eux ?

Sans doute et c’est cette intériorité que j’essaye de montrer dans mon travail. C’est peut-être pour cela que certains le trouvent dérangeant. L’image extérieure existe bien sûr mais elle est la conséquence de ce que nous sommes en dedans. Les gens qui n’ont jamais souri n’ont pas les rides du sourire …  Il n’y a rien de plus beau qu’une ride…

Votre travail dit-il crûment la vérité de notre condition humaine : que l’homme est un être-pour-la-mort ?

Je laisserai volontiers cette réflexion aux philosophes mais il me semble que savoir qu’elle va finir est la condition sine qua non pour que la vie ait du sens !

En même temps, cherchez-vous à offrir l’éternité à vos morts ? Comme Proust lorsqu’il édifie La Recherche du temps perdu, inconsolable qu’il est de la mort de sa mère ?

J’ai l’espoir que mes statues durent puisque je les fais en bronze. L’art éphémère me terrorise. Je ne pourrais pas créer une oeuvre qui va disparaître dans un, deux ou trois ans et qui est vouée à une destruction rapide. Mais pour répondre à votre question, je vous dirai plutôt que ma sculpture est un hommage à la vie, c’est-à-dire un hommage à celles qui la donnent.

Donc un hommage à la nature !

Je m’émerveille de voir une fleur pousser parce que je ne comprends pas comment c’est possible. En définitive, me fascine et m’intéresse tout ce que je ne comprends pas, et entre tout, l’absurdité de la vie mais surtout son mystère.

Le Sablier

L’immortalité serait-elle l’apothéose de la vie ?

Tout sauf ça, nous ne serions pas en train de faire l’interview si nous étions persuadés vous et moi d’être là dans cent mille ans. Si nous parlons ensemble aujourd’hui c’est parce que nous savons que le temps nous est compté. L’immortalité nous rendrait impuissant, on s’installerait dans un fauteuil et on attendrait !

L’art est-ce une façon de conjurer la mort ?

C’est en tout cas une façon de lui faire un pied de nez.

L’atelier de Marc Petit


Pourquoi sculptez-vous en fait ?

Je ne sais pas ! Plus sérieusement, cela fait 47 ans que je travaille et que cela me préoccupe en permanence. Dernièrement, j’ai eu quelques petits soucis de santé et j’ai peu travaillé. Je me suis rendu compte que cela me manquait vraiment et bien plus que je ne l’aurais cru.

Les vernissages ont-ils de l’importance pour vous ?

Oui, cela me permet de passer de bons moments avec des amis, c’est une forme de fête. Sans compter que c’est important pour moi de pouvoir confronter mon travail au regard des autres. Je suis respectueux et attentif, et si quelqu’un me dit « que c’est beau ! » ou « quelle horreur ! » en découvrant une de mes sculptures, cela me fait réfléchir et me pose question…

Oui, mais si cette personne émet ce jugement, c’est parce que votre sculpture l’a dérangé, et c’est plutôt bon signe ! Cela veut dire que votre travail a atteint son but !

Oui sans doute, et si quelqu’un me dit je préfère cette sculpture plutôt que celle-là, cela m’aide et m’enrichit de sa perception. Le regard d’autrui sert à baliser lui aussi mon travail, mais il ne l’influence pas, je reste seul juge. Je crois qu’une oeuvre d’art doit déranger, mais pour apporter un nouvel ordre, une nouvelle façon de voir, une nouvelle façon d’aimer, une nouvelle façon d’embrasser. Quand je regarde un tableau de Vermeer, peintre que j’aime profondément, j’apprends à voir autrement. Même si ses tableaux sont de petits formats, je n’ose pas les regarder en entier tellement ils sont immenses… Je peux passer des heures à me concentrer sur une de ses draperies, la touche du pinceau, la manière dont il pose la peinture est grandiose. Et c’est cette ‘grandeur’ qui permet d’approcher la beauté… 

Et vous vous en approchez de plus en plus ?

Je n’en sais rien car chaque fois que j’ai l’impression de m’en approcher, elle s’éloigne.

Ce n’est pas étonnant ! C’est parce que vous êtes exigeant !

J’aimerais que le fond et la forme disent la même chose et arrivent à s’unifier.  Giacometti disait une chose extraordinaire : «  si vous cassez un objet en deux, vous n’avez plus d’objet. Si vous cassez une sculpture chaldéenne en quatre, vous avez quatre sculptures chaldéennes ». Michel Ange exprimait à peu près la même chose quand il déclarait : « Prenez une sculpture, montez-la en haut d’une colline et jetez-la, gardez le plus gros morceau, le reste était inutile ». Chaque partie de la sculpture doit porter et dire la sculpture en entier.

Vous dérangez l’ordre du monde. Vous nous donnez une nouvelle vision du monde grâce à vos sculptures…

Tant mieux si c’est le cas, même si ‘déranger’ n’est pas mon but. 

J’ai le sentiment que votre oeuvre cherche à atteindre l’essence du vivant. Cherchez-vous à exposer la façon dont la douleur et la joie nous affectent ? La façon dont nous sommes traversés par les émotions ?

Ma sculpture me semble achevée lorsqu’elle me fascine et m’émeut.

La Famille


Mais parfois quand on regarde votre travail, c’est un visage douloureux que l’on voit…

Et qui nous dit « Savoure quand tu pleures ». C’est plus profond de faire sourire une sculpture sous un masque qui peut être inquiétant, cela donne davantage d’intensité. Le spectateur qui se rend compte au bout d’un certain temps, presque comme une révélation, que ma sculpture est tendre le ressent souvent avec joie et étonnement.

A travers vos sculptures, je n’ai ressenti que de la tendresse ! Je pense que vous êtes un grand affectif, un grand sentimental !

Oui ! J’aime aimer et j’aime qu’on m’aime, et ma sculpture ne peut être que tendre puisque je suis tendre !

En même temps, pour un regard néophyte ou un regard disons normal, on ne ressent pas forcément cette tendresse au premier abord !

En effet ! Certains pensent que je plaisante quand je leur parle de tendresse …

Donc il faut apprendre à regarder votre sculpture !

Comme tout ! Comme toute oeuvre d’art ! Si je passe six mois à réfléchir et à travailler sur une sculpture, il faut accepter de ne pas tout voir en trente secondes !

Mais peut-être que plus on regarde une oeuvre, plus on la trouve belle !

C’est toute la différence entre une oeuvre et un chef-d’oeuvre. Une oeuvre, au bout d’un moment, peut lasser. Un chef-d’oeuvre est inépuisable, il posera toujours de nouvelles questions et seul le temps pourra dire dans quelle catégorie on classera telle peinture, telle sculpture ou tel roman …

La Pieta

Dans le livre d’Herman Hesse, Narcisse et Goldmund, le héros, un sculpteur, cherche éperdument à travers toutes ses sculptures le visage de sa mère. En fin de vie seulement, il parvient à donner une forme à l’absente et réalise l’oeuvre parfaite. Il peut alors mourir en paix. Poursuivez-vous, comme lui, une seule vision ?

Non ! Ce que je poursuis, c’est la sculpture, parce que depuis longtemps je la sais inaccessible. C’est pour ça que je dis que sculpteur est un métier terrifiant qui ne se termine que par un échec et de la frustration !

Oui, mais une frustration qui donnera naissance à de merveilleuses oeuvres, lesquelles feront parti du réel, et nous apprendrons à mieux regarder le monde ! Lorsque les amateurs d’art vous disent qu’ils ont été bouleversés par une de vos statues, qu’ils vont l’admirer à l’infini, c’est gratifiant, non ?

J’ai eu parfois des réactions extraordinaires grâce à mon travail, qui ont profondément touché l’homme, mais pas le sculpteur qui va à l’atelier et c’est heureux, il faut essayer d’éviter d’attraper la grosse tête. Rodin à l’approche de ses 60 ans, après avoir réalisé son Balzac, souligne « C’est maintenant que je voudrais avoir vingt ans parce que je crois que je commence à comprendre ». Michel Ange affirme qu’il aurait mieux fait de travailler dans une fabrique de souffre, cela aurait mieux servi la société ! Giacometti désespère et déplore :  » Le jour où je saurai faire la tête de Diego (son frère et son premier modèle), j’arrêterai la sculpture « .

Un jour, peut-être, atteindrez vous ce que vous avez envie d’atteindre…

Je ne l’espère pas, parce que si cela arrivait, je n’aurais plus aucune raison de travailler.

J’ai la sensation que vos sculptures veillent sur vous comme une armée d’anges gardiens qui protègent l’enfant que vous êtes peut-être, encore…

J’espère bien que je suis un enfant protégé pour toujours… Mais par contre, je ne sais par qui…

Est-ce difficile de vous séparer de vos sculptures ?

Non, cela ne me dérange pas, ce n’est pas parce que je les vends qu’elles ne sont plus à moi.

Comme disaient les Grecs, les oeuvres d’art ont leur propre destin !

Oui et mes sculptures sont comme mes enfants, je ne les ai pas faits pour les garder avec moi. Ils et elles ont leur vie propre.

La sculpture est-elle une thérapie pour vous ?

Non ! Je ne suis pas malade !

Sculpter vous apaise ?

Quand ça marche bien, oui !

Testament 07

Etes-vous d’accord avec Lacan qui affirme que l’art c’est l’inconscient qui parle à l’inconscient. Et que les symptômes parlent dans l’oeuvre. Comme par exemple la peur de la solitude, de la mort, l’angoisse de l’abandon ?

Je ne sais que répondre à cela.

J’ai l’impression que l’angoisse de l’abandon transparaît dans les gestes de vos sculptures, avec ces mains tendues, ces postures d’attente, ces tensions. L’oeuvre d’art est le miroir de l’inconscient…

Les positions, les gestes s’intègrent dans une architecture et sont avant tout guidés par des logiques plastiques. Sinon plus que l’inconscient me semble-t-il, c’est souvent le hasard qui s’impose dans mon travail. Mais quand on est honnête quelque chose de soi ressort forcément involontairement.

Dans certaines de vos sculptures, on a l’impression d’entendre le Cri de Munch !

Le Cri de Munch, c’est un tableau !

Bien sûr, mais on croit entendre ce cri lorsqu’on regarde la toile. Certaines de vos sculptures ont la bouche ouverte, un cri en sort…

Cela a été une période autour des années 2000 où toutes mes sculptures avaient la bouche ouverte. Depuis, et cela n’empêche pas le cri mais un cri qui est silencieux, ce qui me semble plus fort, la plupart du temps aujourd’hui mes bouches sont fermées. 

Sculpture de Marc Petit au Clos des Cimaises

Vous êtes un immense sculpteur. Sans doute le plus grand de notre époque. Et vous êtes aussi le plus modeste. Vos oeuvres sont d’une poésie et d’une grâce incroyables, d’une liberté absolue, d’une puissance et d’une force uniques et pourtant vous remarquez humblement que vous menez une vie d’employé de bureau !

Je m’astreins à des horaires de travail, parce que je suis un peu paresseux !  Je me rends à l’atelier tous les jours de la semaine comme un employé de bureau ! Après, personne ne m’interdit d’y aller le samedi et le dimanche si j’en ai envie, et personne, non plus, ne m’interdit d’y aller la nuit. Mais je suis tenu, en semaine,d’y être de 9 h à 12h30 et de 13h à 17h30.

Quelle discipline !

Je ne crois pas à l’inspiration ! L’inspiration c’est 0,0001 % et tout le reste du travail ! Je pense qu’une sculpture a gagné sa vie quand elle permet d’en faire une autre; quand elle a, après avoir répondu aux siennes, engendré des nouvelles questions.

Vous êtes l’un des seuls artistes contemporains à pouvoir s’enorgueillir d’avoir de son vivant un musée à son nom. Inauguré à Ajaccio en 2008, ce musée est-il la reconnaissance que vous attendiez ?

C’est un cadeau qui m’est tombé dessus et c’était bien évidement inespéré ! Il aurait fallu que je sois d’une prétention incroyable…

Cela vous a plu cette reconnaissance ?

Bien sûr, c’est merveilleux et cela me rend fier. 

La Quarantaine

J’adore votre sculpture La Quarantaine, des enfants groupés dans un berceau. C’est une incroyable claque existentielle. Que dit-elle ?

Elle fait pourtant référence à une période heureuse, la naissance de mon fils aîné. Pour le protéger, comme de nombreux parents, je l’ai mis dans un parc d’un mètre carré avec des barreaux de cinquante centimètres de haut et je l’ai mal vécu, j’ai trouvé que cela évoquait un univers carcéral. Ce matin là, j’ai décidé que je ferai une sculpture avec un jeune enfant prisonnier dans un parc. Quand j’ai créé la sculpture, cela ne fonctionnait pas, pour répondre à mon ressenti, j’ai décidé de le remplir. Et de fait, il y a  34 enfants dans ce parc, mais aucun ne regarde dans la même direction. Ce sont 34 solitudes.

La série, le groupe signifie quoi ?

C’est une manière d’amplifier l’espace et de multiplier les problèmes. Mes groupes sont composés de personnages agglutinés, mais seuls. Ils sont une addition de solitudes à qui il faut apporter de la convergence.

Pensez-vous que le réel nous condamne à la solitude ?

Les moments dramatiques, la souffrance, la maladie, la mort se vivent toujours seul. Par contre le bonheur se partage, un bon vin est meilleur lorsqu’on ne le boit pas seul. La joie de vivre se partage mais par contre le côté sombre et noir de la vie, se vit seul malgré tous les efforts que font, pour nous soutenir, les gens qui nous aiment.

Sur le fil

Quelle sculpture préférez-vous au monde ?

J’adore Le Christ Courajod qui est au Louvre, c’est une sculpture du XIIème qui est un chef-d’oeuvre. J’aime la sculpture khmer, la sculpture africaine. J’aime Phidias, ses oeuvres sont admirables. Mais il y en a tellement d’autres … et dans toutes les cultures …

Quel rôle joue l’affectivité dans votre création ?

Elle est partout parce que j’aime aimer.

Marc Petit, êtes-vous heureux ?

Je dis toujours que je voudrais vivre 150 ans et je pense que je vais y arriver !!

Propos recueillis par Isabelle Gaudé

Site de Marc Petit Sculpteur : http://www.marc-petit.com/

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SI VERSAILLES M’ETAIT CONTE…

Versailles n’a de cesse de nous faire rêver. Versailles nous émerveille, Versailles nous enchante, Versailles nous galvanise. Des Fêtes Galantes au Grand Bal masqué du 18 juin 2022, Versailles a sorti le grand jeu pour que le passé renaisse sous les traits du présent. Que ces deux instances du temps se télescopent pour notre plus grand ravissement. Nous sommes le 23 mai 2022, et la cour de Versailles a rendez-vous à la Galerie des Glaces pour esquisser un pas de menuet. La fête a un goût de sublime. Des quatre coins de la planète, les invités se pressent pour assister à la magnificence de la soirée, fascinés par ce baroque qui coudoie le contemporain. Le temps s’efface et le faste resurgit. Versailles est magique. Hors du temps. Nous sommes le 18 juin 2022 et Versailles danse à l’Orangerie du Château. Plus de 2500 personnes costumées et masquées vibrent sur le show incroyable de Hakim Ghorab. Danseurs, performeurs, tableaux artistiques offrent un spectacle ultramoderne face à une assemblée aux tenues baroques et raffinées. Un choc temporel furieusement stylé ! La fête dure jusqu’au bout de la nuit pour finir en beauté, au lever du soleil, par un after inoubliable au Bosquet de la salle de bal. Incontournable Versailles. Intemporelle Versailles. Envoûtante Versailles.

Isabelle Gaudé

Les Fêtes Galantes. Photo Pascal Le Mée

Photo Capucine de Chocqueuse
Arrivée des invités dans la Cour Royale, le 23 mai 2022, pour les Fêtes Galantes. Photo Pascal Le Mée
Aperçu du somptueux buffet des Fêtes Galantes
Le feu d’artifice des Fêtes Galantes. Photo Capucine de Chocqueuse
Le Grand Bal Masqué à l’Orangerie du Château. Photo Pascal Le Mée
Le show de Hakim Ghorab
Photo Anthony Ghnassia
Photo Anthony Ghnassia
Photo Anthony Ghnassia
Le Roi soleil au lever du soleil. Photo Anthony Ghnassia
L’after au lever du soleil au Bosquet de la salle de Bal
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Yelena Popovic : « La foi est la victoire sur la mort »

Yelena Popovic, la réalisatrice serbo-américaine du film L’homme de Dieu

Son nom est depuis toujours synonyme de foi, de bonté, de charité. Il demeure l’un des saints les plus vénérés en Grèce. Saint Nektarios d’Egine fut le prêtre du peuple, aimé et respecté des petits, calomnié et persécuté par les grands. L’Homme de Dieu, le biopic bouleversant qui s’inspire de sa vie, sort en salles le 9 mars. Et c’est un événement. Tout d’abord parce que le film écrit et réalisé par Yelena Popovic est une révélation. Il parvient à rendre visible l’invisible, révélant la présence palpable d’une force supérieure. C’est dire si la cinéaste fut touchée par la grâce, pour offrir une telle dimension spirituelle à son récit. Au fil des images, on comprend, peu à peu, que ce qui est invisible est essentiel : Dieu, l’amour, le temps. Et l’on s’interroge : quel est le pouvoir de la foi ? Qu’est-ce que la foi ? L’amour et la confiance que l’on porte à Dieu ? Ou l’amour que Dieu nous porte ? A moins que ce ne soit une merveilleuse réciprocité amoureuse ? On reçoit aussi en plein coeur la souffrance mais aussi l’amour sans limite de saint Nektarios. On finit par tant s’identifier au héros, qu’on en vient à partager son calvaire et sa rédemption. Si cette merveilleuse empathie est possible c’est parce qu’il n’y a dans ce film, tourné à hauteur d’humain, aucune recherche d’effet ni d’esbroufe. Il n’y a que l’abandon dans la foi et la simplicité. Ce ne sont pas des hauteurs divines, que le pouvoir céleste, telle une foudre, s’abat sur les pécheurs des Dix commandements, à grand renfort d’images colorisées. Ici, c’est à travers l’humain que l’on perçoit Dieu. Entre ombre et lumière. Plus saint Nektarios s’humilie sur terre, plus le spectateur se rapproche du ciel. Comment expliquer cette ascension ? Au simple fait que le spectateur athée ou croyant adhère au discours du film. Il y croit. Et d’y croire à croire, il n’y a qu’un pas : celui de la foi. Ce magnifique film, parvient à travers l’exemple d’un homme, à raviver la foi des autres. Et ce prodige tient du miracle. A croire que l’oeil de la camera, c’est l’oeil de Dieu… Yelena Popovic, grâce à son extraordinaire humilité, vient de signer un immense film. Un film qui fera date dans l’histoire du cinéma.

Waouh, quel film ! D’entrée de jeu, on se demande comment une ravissante jeune femme comme vous, vivant dans une époque aussi matérialiste, consumériste et violente, peut réaliser un film aussi inspiré et spirituel… 

Vous avez raison, comme beaucoup d’entre nous, je vis dans un monde très matérialiste, consumériste et violent. Mon insatisfaction personnelle et mon désintérêt pour un tel monde m’ont incité à me rapprocher de Dieu pour ne pas me perdre dans les ténèbres et la tristesse. Peut-être que mon désir profond d’obtenir la vraie liberté intérieure, celle que seul Dieu peut véritablement donner, a permis la naissance d’un tel film.

L’homme de Dieu est un film lumineux, poignant, bouleversant. Un film touché par la grâce, avec des images à couper le souffle. On en sort foudroyé, comme si l’on se rendait compte qu’il n’y a qu’un seul chemin sur terre : croire en Dieu…

J’ai eu la chance de travailler avec beaucoup de personnes talentueuses qui ont cru en moi et en ce projet. Mon objectif était de me concentrer sur la vérité historique et l’aspect très humain de Saint Nektarios. Du fait de mon intimité forte avec l’histoire de ce saint, j’ai choisi exprès des scènes dans lesquelles je pouvais me retrouver facilement et qui faisait écho à ma propre expérience personnelle. C’était le seul moyen de faire entrer saint Nektarios dans le cœur des gens et de les toucher en profondeur. Si la spiritualité et la grâce transcendent ce film, c’est parce que Dieu a récompensé notre travail.

Pensez-vous que nous nous sommes oubliés, au point d’oublier la foi, de ne plus croire en aucune transcendance, aveuglés par la course au confort, à la consommation, aux vains pouvoirs et prestiges, à tous ces artifices dérisoires ? 

Nous vivons dans un monde où l’ego est à son paroxysme et où l’on fait l’éloge de l’« amour de soi » en permanence. Ce mantra a effacé l’humilité et la capacité d’aimer et de se sacrifier pour les autres. On parle beaucoup de l’importance de la confiance en soi. Il n’y a rien de pire pour la confiance en soi que le manque d’humilité. Le meilleur moyen de se perdre et de se rendre malheureux est de dénigrer l’humilité. L’arrogance et le mépris nous ont jetés dans un cercle vicieux où l’aveugle mène l’aveugle en essayant de trouver des réponses, de fuir ou de se guérir avec des faux remèdes.

Saint Nektarios, le héros du film, un être totalement désintéressé, affirme que la quête du pouvoir ronge les humains. Faut-il renoncer aux grandeurs humaines pour connaître la paix intérieure ?

Ce que nous considérons comme la grandeur humaine est en fait avilissante. Nous sommes bien plus puissants lorsque nous reconnaissons qu’il existe une force supérieure qui nous a donné la vie et lorsque nous faisons confiance à cette force. En fait, nous renonçons à nous-mêmes lorsque nous nous séparons de celui qui nous a donné la vie et, par conséquent, nous devenons impuissants.  Pour se rapprocher de la lumière et acquérir la paix intérieure, il faut s’abaisser.

Votre film vient de rencontrer un grand succès en Grèce, en Russie. Il a remporté le Prix du Public au Festival International du film de Moscou. Comment expliquez-vous ce succès ? Contrairement aux apparences, notre civilisation aurait-elle faim de spiritualité ? 

Dans le prolongement de ce que j’ai déjà dit, je crois que la société est très avide de spiritualité et je pense que c’est probablement l’une des principales raisons du succès du film auprès de différents publics.

Les acteurs Alexander Petrov et Vera Muratova en compagnie de la réalisatrice Yelena Popovic et du producteur du film Alexandros Potter au 43ème Festival International du film de Moscou

Le film narre la vie de saint Nektarios qui, jusque son dernier souffle, porte de nombreuses croix : celle de l’exil, des innombrables persécutions, des dénonciations, des accusations de corruption, des calomnies. Pourtant lorsque Nektarios est persécuté, il tend l’autre joue. Quel sens a son supplice ? 

Quel est le sens de la torture de la grande majorité des gens dans ce monde? Si nous voulons être honnêtes, ce monde et notre vie ici sont une vallée de larmes. Je ne peux pas en donner le sens, mais je crois que ce film a un effet curatif et peut aider ceux qui souffrent à traverser la vie d’une manière plus significative.

Saint Nektarios d’Egine

Devant tant de bonté, de dévouement, d’humilité, de compassion pour les exclus et les humbles, d’amour des autres et de Dieu, et par impuissance à atteindre un tel degré de don, le clergé en Egypte, mordu par la jalousie et l’envie, commence à calomnier le prêtre Nektarios. L’accusant de faire semblant d’être un saint, de ne pas avoir de cœur… Est-ce à dire que la bonté est inhumaine ? 

Je crois que la bonté est une qualité très naturelle. Il n’est pas naturel de haïr et d’être jaloux car lorsque nous avons des pensées positives et de la bonté dans notre cœur, nous sommes des individus sains à tous points de vue, spirituellement, mentalement et physiquement. Lorsque nous décidons d’inviter des pensées négatives dans notre cœur, comme la haine et la jalousie, qui sont étrangères à l’âme, nous devenons malheureux et malades. Je pense donc que pour une personne qui est devenue aveugle et malade parce qu’elle a permis à des éléments non naturels d’occuper son âme, la bonté semble inhumaine.

Dans le film, Nektarios prononce une magnifique phrase :  « Avec Dieu, tout est possible. » Tout ? Les miracles ? L’amour ? Le bien ? Selon vous, que signifie cette phrase ? 

Dieu est Amour. Si nous acquérons le véritable Amour, nous n’avons pas de craintes ni de doutes. Le ciel est la limite.

Dans L’Evangile selon Saint Jean, Jésus dit : « Tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te l’accordera. » Avez-vous déjà demandé quelque chose à Dieu ? 

J’ai reçu des réponses rapides de Dieu. Surtout quand j’étais plus jeune. Je suppose que j’étais plus proche de lui alors.

Pour vous, la foi surmonte-t-elle l’impossible ? 

Oui. La foi est la victoire sur la mort et tout ce qui semble impossible.

L’acteur grec, Aris Servetalis, joue saint Nektarios

Comment interprétez-vous cette phrase de Dostoïevski : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis » ? 

Si vous n’avez pas de conscience, tout est permis.

Pensez-vous que les Saints sont là pour démontrer l’existence de Dieu ? 

Les saints sont une preuve de la résurrection. Les miracles leur sont souvent associés. Ils témoignent du fait qu’il y a plus dans notre existence que ce que nous pouvons percevoir à l’œil nu ou comprendre.

Avez-vous réalisé ce film pour offrir un espoir aux êtres désespérés ? 

Sans aucun doute. Je pense que c’est ce qui m’a le plus inspiré pour faire ce film.

L’acteur Aris Servetalis et l’actrice Vera Muratova

Dans le film, Nektarios s’adresse tout le temps à Dieu en priant. Il prie même pour ses ennemis. Une des paroles du Saint figure dans ses écrits :  « L’œuvre la plus importante de l’homme est la prière. » Quel est votre rapport à la prière ? 

C’est lorsque je suis en prière que je me sens la plus heureuse et la plus satisfaite. La prière est une communion avec la source de la vie et je crois que c’est pour cela que je me sens vivante quand je prie.

Faut-il prier plutôt que de surfer sur le Net ?

Il n’y a rien de plus bénéfique pour notre santé mentale et notre paix intérieure que de prier et il n’y a rien de plus néfaste pour notre santé mentale et notre paix intérieure que de surfer sur Internet.

Existe-t-il des lieux plus propices à la prière ? 

Naturellement, les lieux plus calmes sont plus propices à la prière, mais le plus important est d’avoir une prière honnête, une prière du cœur. Je voudrais citer un père spirituel bien connu, peut-être même un saint, qui fut approché par quelques personnes qui lui demandèrent d’un air moqueur : « Hé, vieil homme, comment fais-tu pour prier ? » Il leur répondit : « Si ton cœur bat au rythme de l’amour, tu peux le faire couché. »

Sur le tournage du film L’homme de Dieu

Vous soulignez dans une interview que, sans pouvoir l’expliquer, vous vous sentez en réelle communion avec la nature à chaque fois que vous revenez sur l’île d’Egine. Que vous en ressentez une joie immense. Est-ce une île bénie ? Le sacré est-il plus présent en Grèce ?

Je suis convaincue que l’île d’Égine est bénie et je me sens plus calme et paisible en Grèce que dans n’importe quel autre endroit où j’ai vécu. Il y a comme une grâce et une qualité de guérison spéciale en Grèce. Je peux dire honnêtement que j’en ai fait l’expérience.

Racontez-nous comment s’est passé le tournage du film en Grèce ? 

J’ai vécu une expérience fantastique en tournant en Grèce. Faire un film peut être très stressant, mais je crois que grâce à toutes les personnes étonnantes et talentueuses avec lesquelles j’ai travaillé, j’ai aussi connu beaucoup de joie. Je recommande vivement à quiconque de tourner en Grèce.

L’acteur Mickey Rourke

L’acteur Mickey Rourke, véritable star hollywoodienne, joue la dernière scène avec une intensité et une sincérité incroyable. Cette scène, qui se solde par un miracle, c’est un peu la résurrection de Lazare « Lève-toi et marche » ? 

Le miracle qui se produit à la fin du film symbolise métaphoriquement la Résurrection.

Saint Nektarios affirme que le bonheur est en nous et « béni celui qui comprend cela ». Et vous, Yelena, qu’est-ce qui vous rend parfaitement heureuse ? 

Je me suis sentie la plus heureuse lorsque j’ai expérimenté la présence de la grâce. Je ne peux pas l’expliquer par des mots. Tout ce que je peux dire, c’est que j’ai expérimenté la présence de la grâce le plus intensément lorsque je souffrais le plus.

Pour vous, la vraie vie c’est vivre par Dieu ? 

La vraie vie est la vie éternelle et elle n’est possible qu’avec Celui qui est Eternel.

Emir Kusturica a écrit de très jolies choses sur votre film. Il affirme que « Le film de Yelena nous aide à plonger dans la profondeur de l’être et nous suggère que nous n’avons pas d’autre issue que de chercher notre équilibre sous le ciel de la foi. » Que pensez-vous de ce magnifique compliment ? 

Dans les temps que nous vivons actuellement, il semble bien que nous n’ayons pas d’autre choix.

Propos recueillis par Isabelle Gaudé

Yelena Popovic, la réalisatrice de L’homme de Dieu, un film qui fera date dans l’histoire du cinéma

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L’HOMME DE DIEU

Mercredi 9 mars sort en salle L’homme de Dieu. Attention chef-d’oeuvre. Ce film éblouissant, pétri de foi, sonne le réveil des consciences. Il combat nos coeurs endurcis, dessille nos yeux aveugles, agit comme un philtre d’amour, en nous réconciliant avec l’au-delà. Après avoir visionné ce biopic dépeignant la vie de saint Nektarios, impossible de douter de l’existence de Dieu, impossible de ne plus croire aux miracles. C’est la cinéaste serbo-américaine Yelena Popovic qui signe cette divine surprise. Primé onze fois, grand succès au box-office international, ce film salutaire est une véritable bénédiction pour l’homme contemporain souvent en proie à un sentiment de déréliction. Comme le souligne sa réalisatrice : « La vie de saint Nektarios est un exemple sur la façon dont nous devrions vivre et mourir. » En si peu de mots, tout est dit. Qui fut donc saint Nektarios ? Un homme saint qui préféra l’abnégation à l’égoïsme, l’humilité à la gloire, la fraternité à l’hostilité, la joie à la révolte, le don à la jalousie, la prière aux vanités. Un être qui, toute sa vie, souffrit de l’injustice, de la calomnie, de la persécution mais n’en fut pas vaincu. Un bienheureux qui, malgré les épreuves, garda toujours la foi, en faisant de sa vie un exemple. Ce théologien admiré et aimé du peuple, passa le plus clair de son temps à se corriger intérieurement comme pour mieux se rapprocher de Dieu. Convaincu que Dieu le rendait plus vivant. Et qu’il fallait aimer son destin, cet amor fati nietzschéen, cette acceptation qui conduit à la paix intérieure. Si ce film est magnifique et poignant c’est parce qu’il puise inlassablement dans l’empathie de sa réalisatrice. Par son regard bienveillant, sa foi vibrante, Yelena Popovic partage les souffrances de Nektarios et l’aide à porter sa croix. Sur l’île d’Egine, baignant dans la lumière éclatante de la Grèce, l’oeil de la caméra capte tout : la profondeur des âmes et celle des paysages. Résultat : les images sont d’une beauté à couper le souffle. Et les acteurs émouvants au-delà des mots. Avec L’homme de Dieu, Yelena Popovic fait preuve d’une immense audace en réalisant un film courageux, non convenu, inspiré et inspirant, non mercantile et qui ose dans une époque matérialiste et consumériste parler enfin de spiritualité.

Isabelle Gaudé

L’acteur Aris Servetalis qui joue le rôle de Nektarios et la réalisatrice Yelena Popovic

L’acteur Mickey Rourke et la cinéaste Yelena Popovic
L’avant-première, le 17 février, à Paris, au cinéma Les 7 Parnassiens, du film L’Homme de Dieu

Pour connaître toutes les séances de ce film indépendant cliquez sur ce lien, puis sur « voir toutes les séances » : https://www.sajedistribution.com/film/lhomme-de-dieu.html

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Enfin un Guitry féministe !

C’est la pièce de l’hiver ! Elle a déjà fait un malheur à l’automne 2021 au théâtre Darius Milhaud, où elle se jouait à guichets fermés. Elle revient en 2022, électriser une plus grande salle de la Comédie Saint-Michel. Courez la voir dès le 14 janvier 2022 ! C’est l’évènement immanquable de ce début d’année. Du grand, du très grand Guitry renaît de ses cendres, vivifié comme jamais, qui éclabousse de sa verve et de son brio la Comédie Saint-Michel. Sur scène, c’est une fête de l’esprit, un festival de fulgurances, de faux-semblants sur fond d’adultère, de cruauté et d’amour. Le Mari, la Femme, l’Amant c’est tout simplement un instant de grâce. Et un pari réussi pour sa metteur en scène, une toute jeune femme de 23 ans, Diane Lotus, sans doute l’une des premières à mettre en scène cette pièce du répertoire de Guitry. Le parti pris était osé : jouer « contre » Guitry. Renverser les rôles, choisir le parti des femmes, et non celui des hommes. Défendre joyeusement les droits des femmes : le droit de désirer pour une femme, d’être désirable sans se se sentir coupable, le droit de s’épanouir en dehors du désir masculin, le droit de se soustraire aux diktats maritaux, etc. Un véritable plaidoyer féministe. Et prendre ainsi le fameux misogyne à son propre piège. Les admirateurs de Guitry apprécieront : cette jeune troupe vibrante de passion interprète d’une façon incroyable et novatrice le texte ravageur du maître de l’ironie. On assiste à la naissance d’une compagnie surdouée, d’un naturel insensé, laquelle nous entraîne durant deux heures dans un époustouflant, éblouissant jeu de dupes, drôle, subtil, succulent d’intelligence. On sourit, on rit, on pleure de rire.

A voir absolument

Isabelle Gaudé

La troupe des Coureurs de Jardin © Julien Theuil

Les trois comédiens du Mari, la Femme, l’Amant (de gauche à droite : Judy Passy, Léo Marchand, Diane Lotus) © Julien Theuil

Les comédiens Paul Wilmart et Tiphaine Froid

En alternance, les comédiens Julian Baudoin, Léonardo Parcoret, Judy Passy, Lorette Magnier et Léo Marchand

Les comédiens Léo Marchand et Judy Passy ©Axel Buitrago

©Axel Buitrago
Les Coureurs de Jardin sous les vivats
Ils sont beaux, jeunes, talentueux, venez les applaudir à la Comédie Saint-Michel

La pièce se joue tous les vendredis et samedis à 21h30, du vendredi 14 janvier 2022 au samedi 7 mai 2022, à La Comédie Saint-Michel, 95 bd Saint-Michel, 75005 Paris.

Site officiel des Coureurs de Jardin : https://lescoureursdejardin.fr/

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Patrick Roger, le voyageur éternel

L’artiste sculpteur chocolatier Patrick Roger

C’est incontestablement le plus grand chocolatier au monde. Son talent n’a d’égal que son originalité. Il est le seul à avoir su transformer le chocolat en un voyage. Un voyage à Madagascar, où des bouffées sensuelles d’une terre sauvage et indomptée vous assaillent, où le parfum puissant de la fève du cacao vous enivre, jusqu’à vous faire tourner la tête. Vous humez à plein poumons les fragrances grisantes de ces horizons lointains comme autant de bulles d’oxygènes d’un ailleurs envoûtant, vous mordez dans la chair vivante de ce cacao qui vous emmène au bout du monde, tel un voyageur immobile qui ferait l’expérience du plaisir en savourant les flaveurs épicées, aux arômes fruités, des chocolats de Madagascar.

Patrick Roger c’est un chocolatier. Mais c’est aussi un sculpteur. Cet amoureux des grands animaux sauvages, dont l’animal fétiche est le gorille, n’a pas son pareil pour faire surgir du chocolat les plus glorieux primates. Sous ses doigts de génie éclosent des orangs-outans, des gorilles, ou de petits chimpanzés. Toute la forêt se retrouve dans ses boutiques vertes, pareilles à des berceaux de verdures, que couve jalousement une nursery de bouchées en chocolat. C’est comme si le Patrick Roger avait su replanter une forêt en plein Paris. Ses huit magasins tels une coulée de chlorophylle semblent abriter des milliers de troncs d’arbres débités en petits chocolat. C’est ça la magie Patrick Roger. En entrant dans ses boutiques, vous n’entrez pas dans une simple chocolaterie, vous pénétrez en pleine nature, où bruissent les cris des grands primates, qui du haut de leur stèle, vous contemplent d’un oeil impavide. Festin visuel. Féerie. D’abord, vous voyagez par les yeux. Puis vous voyagez par le goût. Et là, c’est tout simplement la fête des sens. La ruée vers les étoiles. On atteint des sommets inimaginables. Tantôt c’est le choc de la fusion du chocolat, de la citronnelle et de la menthe poivrée, tantôt c’est la douceur amère de la ganache au poivre de Sichuan sertie de pâte d’amandes infusée au gingembre. Tantôt, c’est le chocolat signature de Patrick Roger, baptisé Sauvage, une demi-sphère alliant yuzu, citronnelle et verveine au sein d’une coque à l’allure d’un millefeuille de chocolat noir-blanc-noir, tantôt l’envoûtement d’un praliné feuilleté-crêpe dentelle, amandes et noisettes torréfiées caramélisées. C’est encore le fondu d’une ganache infusée au thé au jasmin aux parfums uniques qui vous laisse à bout de souffle. C’est à peine croyable, c’est comme si votre palais ne reconnaissait pas cette symphonie de saveurs qui l’emporte soudain dans un tourbillon de volupté. Les mots manquent à décrire la sensation. Car vous êtes tout simplement au coeur du plaisir. Et ce voyage est inlassablement bon. On voudrait que l’instant dure toujours, mais le périple se termine que déjà le souvenir s’invite. Le goût se fait inoubliable. Désormais, la promenade se poursuivra dans la mémoire. Le plus grand des chocolatiers vient de vous ravir avec ses créations. Et le plus grand chocolatier, c’est Patrick Roger.

Isabelle Gaudé

A l’ombre des grands arbres, dans la boutique Patrick Roger, à la Madeleine

L’homme au chocolat
Patrick Roger, l’homme chocolat
Le Penseur en chocolat, inspiré du Penseur de Rodin
Harold, une pure merveille. Avec cette sculpture de 62 kilos de chocolat, Patrick Roger remporte le titre de Meilleur Ouvrier de France, catégorie chocolat, en 2000.
Patrick Roger en bonne compagnie

A gauche, Charles Znaty, Président MEDEF Paris, remet à l’artiste Patrick Roger, au centre (en tee-shirt blanc avec voiture jaune), le Prix de la Catégorie « Alimentaire » (rebaptisée « Gourmand » l’an prochain)
Sapins cubiques en chocolat noir garni d’allégories : bâtonnets d’amandes caramélisées, cubes d’oranges confites et raisins secs enrobés de chocolat noir, pour fêter Noël 2021
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Il est mort le poète…

Le poète Bernard Noël

Le poète Bernard Noël s’est éteint le 13 avril 2021 à l’âge de 90 ans. Celui qui fut incontestablement l’un des plus grands poètes contemporains, laisse derrière lui une oeuvre puissante, une oeuvre majeure composée d’une centaine de recueils et d’opus, d’écrits inoubliables comme Le Château de Cène, La Chute des temps, Le Poème des morts. Bernard Noël était un poète mais aussi un philosophe. Son essai La Castration mentale s’affirme comme une oeuvre visionnaire, d’une importance extrême. Dans les années 1998, j’avais écrit un article sur ce remarquable ouvrage (article initialement publié dans Le Journal des Grandes Ecoles) et Bernard Noël avait eu la gentillesse de me répondre en me confiant qu’il avait apprécié mon article. Le choix de ses mots, la teneur de ses compliments, cette soudaine reconnaissance de la part d’un immense essayiste que je plaçais si haut, ont été un choc pour moi. J’étais stupéfaite. En quelques lignes griffonnées au centre d’une plage blanche, il m’adoubait en tant que journaliste. C’est ce jour-là que je suis devenue journaliste. Ni avant, ni après. A cet hommage du passé, je réponds par un hommage au présent. Bernard Noël, vous avez été pour moi un poète, un phare, un père, un guide. Bien plus encore.

Alors permettez-moi de retranscrire ici l’article rédigé en 1998, et dont le titre était : Résister.

Bernard Noël : « La sensure désigne la privation de sens »

LITTERATURE

Qui s’indigne du nouvel « ordre économique absolu et impitoyable » présenté comme le but de la société contraignant chacun à accepter le chômage comme une fatalité ? « Sous le totalitarisme économique, le sens se limite à la volonté de gagner et d’être riche » écrit Bernard Noël. Qui s’étonne désormais « des stratégies de l’asservissement visuel » lequel transforme la marchandise mentale humaine en passif consommateur ? Dans un admirable, salutaire et tonique ouvrage publié chez P.O.L, composé de 22 textes irrigués par une idée forte, décrire les modalités et les occurrences de la « Castration mentale », Bernard Noël appelle à retrouver du sens. Que dit-il ? L’oppression a changé d’apparence. Nous sommes passés des régimes totalitaires dont la censure s’attaquait à la liberté d’expression, au nouveau système totalitaire économique qui vise, lui, la « sensure » en pourfendant la liberté de penser. De fait, à la culture s’est substituée l’économie. A la création, la représentation. A l’action, l’image. Très habilement, les forces médiatiques, asservies à la loi du marché, ont assiégé notre intimité. Menaçant l’intelligence humaine d’émasculation cérébrale. Dés lors : « châtré de notre sexualité mentale » cette source de puissance intellectuelle, intuitive, sensible, de création, de plaisir, de désir, le XXème siècle sera-t-il frappé d’impuissance mentale ?

Bernard Noël écrit pour éreinter les censures. Toutes les formes de censures, sans oublier les siennes. Celles qui font leur lit dans les literies célestes où couchent nos pudeurs et nos tabous. Histoire de musarder dans l’oeuvre d’un dissident, revenons quelques années en arrière, au moment de la parution du Château de Cène. Ce roman censuré, poursuivi pour outrage aux moeurs, nous poursuit encore de ses mots offensifs. Il y a des romans qui brûlent, incandescents et dont les cendres salivent en bouche. Leur achèvement verbal est leur victoire. Se dressent les mots. Jaillissent les images. Toutes ces images qui fouillent, s’enfouissent, s’insinuent, s’encavent au plus profond de la vie du souvenir. Les traitresses vous incisent la mémoire, effilées et blessantes comme des lames. Impossible de s’en débarrasser. Elles vous accompagnent jusqu’à la domination. On en appelle à l’oubli. Rien n’y fait : elles ressurgissent sans prévenir, palpitantes et emportées, fortifiées par une absence prolongée. Rejet inutile : la bête mugit encore plus fort. Elle revient obsédante, sept ans plus tard. Ne cherchez ni à l’apprivoiser, ni à la purger de sa densité; elle reste, s’installe, vous hante. Comme les deux molosses au large fouet rose du Château de Cène ou le Noir gigantesque qui flotte dans un espace laiteux. Mona à la beauté sans âge. « Emma qu’encage seulement son propre désir », cette lune à dépuceler. Avec « au fond de l’abjection, un ange (qui) se lève »

Voilà tout est dit. Hier la censure attaquait la liberté de parole. Aujourd’hui, la « sensure » s’attaque à la liberté de pensée.

Visible et invisible

Quelle est donc cette nouvelle « sensure » qui nous intime des ordres muets et totalitaires ? Dans la Castration mentale, Bernard Noël s’en explique : « la privation de sens – ou sensure – est l’arme absolue de la démocratie : elle permet de tromper la conscience et de vider les têtes sans troubler la passivité des victimes. » Redoutable, diffuse et confuse, elle vend l’apparence pour la réalité et nous perfuse de ses images cathodiques. « La censure bâillonne. Elle réduit au silence. Mais elle ne violente pas la langue. Seul l’abus de langage la violente en la dénaturant. » Quelle est la nature de cet abus de langage ? Serait-ce ce que nous baptisons crânement du nom de communication ? Après tout, que mettons-nous en commun ? La vérité ? Un dialogue ? Des monologues ? Rien de tout cela. La parole est passée de la bouche dans les yeux. Résultat : il ne s’agit ni plus ni moins aujourd’hui que du marché de l’image. La communication fait commerce du visible puisque l’image est son principal produit. De toute évidence, cette libre circulation des images ne connaît aucune entrave puisqu’elle se glisse dans la sphère du privé, au coeur de l’intime : la maison, le foyer. Non sans génie, la télévision a trouvé son fief. Elle occupe une position qu’aucun autre moyen d’expression n’avait occupé avant elle. Grâce à ce système de diffusion unique, on s’empare du champ culturel sous prétexte de divertissements, du champ intellectuel sous prétextes d’informations : « le spectacle tient lieu d’activité mentale ». D’un mot : le trop-plein télévisuel a fait le vide intérieur. Et la pesante liberté (« nous sommes condamnés à être libres » disait Sartre) a fait place à l’inconsciente passivité. A moindre effort, la « culture » vient à nous. L’écran nous apporte à chaud le réel sur un plateau-télé. Vêtue d’un habit de lumière, plus scintillant qu’éclairant, la télévision s’empare en douceur de l’espace mental des consommateurs. Qui se plaindra qu’elle use de nous comme d’une valeur marchande ? Qu’elle dispose de nous et nous impose mode et diktats ? Qu’elle programme l’agonie de l’esprit critique ? Mais qu’importe notre intégrité mentale à celle qui vise l’adhésion consensuelle ? Reste qu’on « nous vole notre oeil. » N’en déplaise à ses partisans : « l’image est ce bourreau délicat qui crève les yeux mentaux sans crever les yeux physiques ». Trop de luminosité opacifie le regard. On le crève à force de le forcer à voir. Il s’agit avant tout d’aveugler l’adversaire afin de le rendre inoffensif. Comment est-ce possible ? Grâce à la boulimie oculaire et son corollaire le diabète optique. Nous sommes les nouveaux malades du voir. On nous a rendu voyeur. Et plus que jamais non-voyant. L’art rien que l’art, il ne nous reste que l’art pour retrouver la vue de l’intelligence…

Navrante perspective : l’oeil du dehors va tuer l’oeil du dedans. Pour quelle raison ? Simplement parce que tout ce qui exigeait effort, attention, activité, médiation, devient immédiat, passif, subi, inactif. Platon disait que lorsque les yeux du corps se fermaient, les yeux de l’âme s’ouvraient. Aujourd’hui, l’inverse nous guette . Et benêts, nous assistons sans réagir, sans rugir à ce coup porté. Des morts en vie, à demi-morts, dans une vie à éclipses… Au moment où il est nécessaire de remettre en question notre comportement téléphagique : « on ne réfléchit plus, on croit le faire en zappant, et cela n’aboutit qu’à sectionner le temps et la vie en une suite de fragments. » Assentiment immédiat, crédulité totale. Le danger est invisible car trop vu. A l’affût du spectaculaire, du sensationnel, du prêchi-prêcha médiatique, nous oublions de nous interroger. Quant aux créations télévisuelles, elles demeurent inexistantes pour Bernard Noël. « Les grands créateurs sont Bouvard et Collaro, Drucker et Sabatier. Leur génie possède ce trait commun : il vulgarise la vulgarité. » Avec le risque que plus la télévision devient commerciale, plus elle pratique l’art du mépris. Peu à peu, sans effusion de sang, mais dans la confusion du sens, on « tue la tête. » Le marché de la communication exigeant une victime de choix : la marchandise mentale. Dans l’acquiescement le plus mol, sans secousses rageuses ni prise de conscience, les zélateurs télévisuels se laissent emporter par le flot des images pareil au flux du temps. Comme dans un « courant irréversible. » A croire qu’il s’agit d’une fatalité. Réveillons-nous avant que l’écran ne devienne le nouveau fatum de la tragédie du XXème siècle. Pis, désormais, l’homme n’est plus un être-pour-la-mort c’est un être-pour-l’image qui lui dispensera sa mort mentale. Ancré dans l’écran, il vit orbitalement.

Du visuel au virtuel

Après l’ère du voir, l’ère du visuel. Télévisuel, audiovisuel… Quelle différence entre voir et visuel ? Voir est un acte voulu et décidé, dont la source vivante est la pensée. Le visuel recouvre un comportement passif, clos dans le champ du visible, non irrigué par l’esprit, qui marche au « principe de plaisir. » D’où idolâtries et fétichismes incessants. D’où tyrannie des spirales d’images dénuées d’Etre, dépourvues ontologiquement, mais surchargées de Vedettes audimatisées, d’Idoles incarnées et de Présent sur-représenté. A la place de l’Absolu s’est installé un nouveau Dieu : l’argent et une nouvelle Trinité : hiérarchie, compétition, pouvoir. A quoi sert le visuel : à ignorer les odeurs, la transpiration, le frisson, à mépriser les saveurs, à occulter les vraies couleurs, à gommer l’imprévu et l’imprévisible. Le visuel nous dispense de vivre le vivant, le sensitif, le sensible qui est en nous. Il entrave nos rencontres, il est cet empêchement à l’Autre, l’humain, l’homme. Le visuel est ce détour qui évite le monde, quand le voir est ce retour au monde.

Tapi dans le visuel, le virtuel. Sournois et avide d’hégémonie, prêt à contrôler non seulement les consciences mais la réalité. Le virtuel est fermeture. Le virtuel est enfermement. Le virtuel est la mort de l’imaginaire. Mais encore ? Le virtuel, atemporel et despatialisé, déréalise la réalité en se targuant soi-disant de l’imiter. Aspirons-nous à cela ? Un avenir anticipé créé en images virtuelles sur nos écrans. Un virtuel qui prévoit tout dans les moindres détails et oblitère à jamais surprise, inconnu ou étonnement. Stupeur de réaliser ceci : l’imprévu de l’avenir est prévu au point d’empêcher sa réalisation. Pourquoi cette fuite dans le virtuel ? Uniquement par peur. D’où un besoin irrépressible de contrôler. Ainsi par peur de ce que l’avenir réserve, on préfère le castrer de son possible et fabriquer un avenir virtuel, gigantesque invitation mécanique à consommer. Après tout, rassurant est le virtuel, car maîtrisable. Comme tout dérivé informatique, on a mainmise sur lui…

L’art

Notre culture est menacée. Notre culture ou « pensée du corps social » est en péril. Qu’est-ce à dire ? Que ce qui fait l’étoffe de l’homme libre – intelligence, culture, art – est la cible privilégiée de cette « sensure. » « L’art n’est pas uniquement l’art, sinon sa disparition n’aurait qu’une importance relative : l’art est le terme sous lequel nous désignons une activité dont l’exercice permet à l’espèce humaine d’affronter sa mortalité, afin de tirer de cet affrontement même un surcroît de vie et de durée. Pour une espèce qui prétend tout devoir à la raison, ce geste a quelque chose d’insensé, y compris dans son résultat qui est de détruire la destruction. » Seulement voilà, aujourd’hui, alors que l’art représente une échappatoire possible à ce système – de par sa création et sa conservation d’un sens entièrement humain – il n’échappe plus à la tyrannie du système. Désormais, la signature d’un artiste a plus de valeur que sa toile. Et comme le nom n’exprime que la valeur marchande, il y a fort à parier que l’art se transmue docilement en marchandise. D’où des artistes qui produisent en série, en viennent à se plagier eux-mêmes, s’interdisant l’exigence pour s’autoriser la négligence. Laissant la promotion compenser la médiocrité. Autrefois une oeuvre avait des spectateurs, aujourd’hui le produit artistique -cet ersatz de l’oeuvre- a des consommateurs. A l’appétit d’invention s’est substitué le goût de la convention. « Ce qu’il y a de plus odieux dans l’argent, c’est qu’il confère même des talents » écrit Dostoïevski. Le talent de savoir se vendre. Rien de plus. Tout est marchandise, marchandise et marchandise ! L’argent n’a pas d’idée, disait Sartre et « l’art ne peut se relever d’être devenu marchandise, cette perversion du sens est irrémédiable » ajoute Bernard Noël. Désormais l’art est soumis au marché. D’où la tentation pour lui de revêtir ses valeurs, à commencer par la nouveauté. Nouveauté qui n’a de cesse de faire « glisser l’oeuvre d’art vers l’insignifiance de la marchandise. » On devient le peintre ou l’artiste du système et non plus le créateur d’un système. De la médiocrité érigée en norme culturelle. Après la nouveauté, il y a les modes. Celle du conceptuel. L’art officiel, l’art contemporain, sont passés au crible par Bernard Noël, ce qui nous vaut de superbes pages inspirées. « Est-il plus pesant exemple d’un art contemporain qui n’impressionne que par une mise en scène où l’argent est tout et la qualité artistique rien ? Cet art, il est vrai, se moque de sa qualité, et s’il se donne à voir, ce n’est pas pour qu’on le regarde. » S’ensuivent des explications clairvoyantes sur l’inflation dogmatique qui frappe cet art conceptuel. Puis, l’auteur évoque la nécessité d’en revenir au tout-travail-est-de-l’art lequel ne fait appel qu’au plaisir de chacun. Si le coeur du poète bat plus fort dans ces dernières pages, c’est parce que l’art est émancipation. L’art est indépendance. L’art est résistance. Lire Bernard Noël c’est se soustraire à la Castration mentale et retrouver du sens. Lire Bernard Noël c’est rencontrer un visionnaire. Mieux : c’est recouvrer la liberté dans des mots où surabonde la grâce…

Article initialement publié dans Le Journal des Grandes Ecoles, janvier 1998, signé par Isabelle Gaudé