Le poète Bernard Noël s’est éteint le 13 avril 2021 à l’âge de 90 ans. Celui qui fut incontestablement l’un des plus grands poètes contemporains, laisse derrière lui une oeuvre puissante, une oeuvre majeure composée d’une centaine de recueils et d’opus, d’écrits inoubliables comme LeChâteaude Cène, LaChutedestemps, LePoèmedesmorts. Bernard Noël était un poète mais aussi un philosophe. Son essai LaCastrationmentale s’affirme comme une oeuvre visionnaire, d’une importance extrême. Dans les années 1998, j’avais écrit un article sur ce remarquable ouvrage (article initialement publié dans Le JournaldesGrandesEcoles) et Bernard Noël avait eu la gentillesse de me répondre en me confiant qu’il avait apprécié mon article. Le choix de ses mots, la teneur de ses compliments, cette soudaine reconnaissance de la part d’un immense essayiste que je plaçais si haut, ont été un choc pour moi. J’étais stupéfaite. En quelques lignes griffonnées au centre d’une plage blanche, il m’adoubait en tant que journaliste. C’est ce jour-là que je suis devenue journaliste. Ni avant, ni après. A cet hommage du passé, je réponds par un hommage au présent. Bernard Noël, vous avez été pour moi un poète, un phare, un père, un guide. Bien plus encore.
Alors permettez-moi de retranscrire ici l’article rédigé en 1998, et dont le titre était : Résister.
LITTERATURE
Qui s’indigne du nouvel « ordre économique absolu et impitoyable » présenté comme le but de la société contraignant chacun à accepter le chômage comme une fatalité ? « Sous le totalitarisme économique, le sens se limite à la volonté de gagner et d’être riche » écrit Bernard Noël. Qui s’étonne désormais « des stratégies de l’asservissement visuel » lequel transforme la marchandise mentale humaine en passif consommateur ? Dans un admirable, salutaire et tonique ouvrage publié chez P.O.L, composé de 22 textes irrigués par une idée forte, décrire les modalités et les occurrences de la « Castration mentale », Bernard Noël appelle à retrouver du sens. Que dit-il ? L’oppression a changé d’apparence. Nous sommes passés des régimes totalitaires dont la censure s’attaquait à la liberté d’expression, au nouveau système totalitaire économique qui vise, lui, la « sensure » en pourfendant la liberté de penser. De fait, à la culture s’est substituée l’économie. A la création, la représentation. A l’action, l’image. Très habilement, les forces médiatiques, asservies à la loi du marché, ont assiégé notre intimité. Menaçant l’intelligence humaine d’émasculation cérébrale. Dés lors : « châtré de notre sexualité mentale » cette source de puissance intellectuelle, intuitive, sensible, de création, de plaisir, de désir, le XXème siècle sera-t-il frappé d’impuissance mentale ?
Bernard Noël écrit pour éreinter les censures. Toutes les formes de censures, sans oublier les siennes. Celles qui font leur lit dans les literies célestes où couchent nos pudeurs et nos tabous. Histoire de musarder dans l’oeuvre d’un dissident, revenons quelques années en arrière, au moment de la parution du ChâteaudeCène. Ce roman censuré, poursuivi pour outrage aux moeurs, nous poursuit encore de ses mots offensifs. Il y a des romans qui brûlent, incandescents et dont les cendres salivent en bouche. Leur achèvement verbal est leur victoire. Se dressent les mots. Jaillissent les images. Toutes ces images qui fouillent, s’enfouissent, s’insinuent, s’encavent au plus profond de la vie du souvenir. Les traitresses vous incisent la mémoire, effilées et blessantes comme des lames. Impossible de s’en débarrasser. Elles vous accompagnent jusqu’à la domination. On en appelle à l’oubli. Rien n’y fait : elles ressurgissent sans prévenir, palpitantes et emportées, fortifiées par une absence prolongée. Rejet inutile : la bête mugit encore plus fort. Elle revient obsédante, sept ans plus tard. Ne cherchez ni à l’apprivoiser, ni à la purger de sa densité; elle reste, s’installe, vous hante. Comme les deux molosses au large fouet rose du ChâteaudeCène ou le Noir gigantesque qui flotte dans un espace laiteux. Mona à la beauté sans âge. « Emma qu’encage seulement son propre désir », cette lune à dépuceler. Avec « au fond de l’abjection, un ange (qui) se lève »
Voilà tout est dit. Hier la censure attaquait la liberté de parole. Aujourd’hui, la « sensure » s’attaque à la liberté de pensée.
Visible et invisible
Quelle est donc cette nouvelle « sensure » qui nous intime des ordres muets et totalitaires ? Dans la Castrationmentale, Bernard Noël s’en explique : « la privation de sens – ou sensure – est l’arme absolue de la démocratie : elle permet de tromper la conscience et de vider les têtes sans troubler la passivité des victimes. » Redoutable, diffuse et confuse, elle vend l’apparence pour la réalité et nous perfuse de ses images cathodiques. « La censure bâillonne. Elle réduit au silence. Mais elle ne violente pas la langue. Seul l’abus de langage la violente en la dénaturant. » Quelle est la nature de cet abus de langage ? Serait-ce ce que nous baptisons crânement du nom de communication ? Après tout, que mettons-nous en commun ? La vérité ? Un dialogue ? Des monologues ? Rien de tout cela. La parole est passée de la bouche dans les yeux. Résultat : il ne s’agit ni plus ni moins aujourd’hui que du marché de l’image. La communication fait commerce du visible puisque l’image est son principal produit. De toute évidence, cette libre circulation des images ne connaît aucune entrave puisqu’elle se glisse dans la sphère du privé, au coeur de l’intime : la maison, le foyer. Non sans génie, la télévision a trouvé son fief. Elle occupe une position qu’aucun autre moyen d’expression n’avait occupé avant elle. Grâce à ce système de diffusion unique, on s’empare du champ culturel sous prétexte de divertissements, du champ intellectuel sous prétextes d’informations : « le spectacle tient lieu d’activité mentale ». D’un mot : le trop-plein télévisuel a fait le vide intérieur. Et la pesante liberté (« nous sommes condamnés à être libres » disait Sartre) a fait place à l’inconsciente passivité. A moindre effort, la « culture » vient à nous. L’écran nous apporte à chaud le réel sur un plateau-télé. Vêtue d’un habit de lumière, plus scintillant qu’éclairant, la télévision s’empare en douceur de l’espace mental des consommateurs. Qui se plaindra qu’elle use de nous comme d’une valeur marchande ? Qu’elle dispose de nous et nous impose mode et diktats ? Qu’elle programme l’agonie de l’esprit critique ? Mais qu’importe notre intégrité mentale à celle qui vise l’adhésion consensuelle ? Reste qu’on « nous vole notre oeil. » N’en déplaise à ses partisans : « l’image est ce bourreau délicat qui crève les yeux mentaux sans crever les yeux physiques ». Trop de luminosité opacifie le regard. On le crève à force de le forcer à voir. Il s’agit avant tout d’aveugler l’adversaire afin de le rendre inoffensif. Comment est-ce possible ? Grâce à la boulimie oculaire et son corollaire le diabète optique. Nous sommes les nouveaux malades du voir. On nous a rendu voyeur. Et plus que jamais non-voyant. L’art rien que l’art, il ne nous reste que l’art pour retrouver la vue de l’intelligence…
Navrante perspective : l’oeil du dehors va tuer l’oeil du dedans. Pour quelle raison ? Simplement parce que tout ce qui exigeait effort, attention, activité, médiation, devient immédiat, passif, subi, inactif. Platon disait que lorsque les yeux du corps se fermaient, les yeux de l’âme s’ouvraient. Aujourd’hui, l’inverse nous guette . Et benêts, nous assistons sans réagir, sans rugir à ce coup porté. Des morts en vie, à demi-morts, dans une vie à éclipses… Au moment où il est nécessaire de remettre en question notre comportement téléphagique : « on ne réfléchit plus, on croit le faire en zappant, et cela n’aboutit qu’à sectionner le temps et la vie en une suite de fragments. » Assentiment immédiat, crédulité totale. Le danger est invisible car trop vu. A l’affût du spectaculaire, du sensationnel, du prêchi-prêcha médiatique, nous oublions de nous interroger. Quant aux créations télévisuelles, elles demeurent inexistantes pour Bernard Noël. « Les grands créateurs sont Bouvard et Collaro, Drucker et Sabatier. Leur génie possède ce trait commun : il vulgarise la vulgarité. » Avec le risque que plus la télévision devient commerciale, plus elle pratique l’art du mépris. Peu à peu, sans effusion de sang, mais dans la confusion du sens, on « tue la tête. » Le marché de la communication exigeant une victime de choix : la marchandise mentale. Dans l’acquiescement le plus mol, sans secousses rageuses ni prise de conscience, les zélateurs télévisuels se laissent emporter par le flot des images pareil au flux du temps. Comme dans un « courant irréversible. » A croire qu’il s’agit d’une fatalité. Réveillons-nous avant que l’écran ne devienne le nouveau fatum de la tragédie du XXème siècle. Pis, désormais, l’homme n’est plus un être-pour-la-mort c’est un être-pour-l’image qui lui dispensera sa mort mentale. Ancré dans l’écran, il vit orbitalement.
Du visuel au virtuel
Après l’ère du voir, l’ère du visuel. Télévisuel, audiovisuel… Quelle différence entre voir et visuel ? Voir est un acte voulu et décidé, dont la source vivante est la pensée. Le visuel recouvre un comportement passif, clos dans le champ du visible, non irrigué par l’esprit, qui marche au « principe de plaisir. » D’où idolâtries et fétichismes incessants. D’où tyrannie des spirales d’images dénuées d’Etre, dépourvues ontologiquement, mais surchargées de Vedettes audimatisées, d’Idoles incarnées et de Présent sur-représenté. A la place de l’Absolu s’est installé un nouveau Dieu : l’argent et une nouvelle Trinité : hiérarchie, compétition, pouvoir. A quoi sert le visuel : à ignorer les odeurs, la transpiration, le frisson, à mépriser les saveurs, à occulter les vraies couleurs, à gommer l’imprévu et l’imprévisible. Le visuel nous dispense de vivre le vivant, le sensitif, le sensible qui est en nous. Il entrave nos rencontres, il est cet empêchement à l’Autre, l’humain, l’homme. Le visuel est ce détour qui évite le monde, quand le voir est ce retour au monde.
Tapi dans le visuel, le virtuel. Sournois et avide d’hégémonie, prêt à contrôler non seulement les consciences mais la réalité. Le virtuel est fermeture. Le virtuel est enfermement. Le virtuel est la mort de l’imaginaire. Mais encore ? Le virtuel, atemporel et despatialisé, déréalise la réalité en se targuant soi-disant de l’imiter. Aspirons-nous à cela ? Un avenir anticipé créé en images virtuelles sur nos écrans. Un virtuel qui prévoit tout dans les moindres détails et oblitère à jamais surprise, inconnu ou étonnement. Stupeur de réaliser ceci : l’imprévu de l’avenir est prévu au point d’empêcher sa réalisation. Pourquoi cette fuite dans le virtuel ? Uniquement par peur. D’où un besoin irrépressible de contrôler. Ainsi par peur de ce que l’avenir réserve, on préfère le castrer de son possible et fabriquer un avenir virtuel, gigantesque invitation mécanique à consommer. Après tout, rassurant est le virtuel, car maîtrisable. Comme tout dérivé informatique, on a mainmise sur lui…
L’art
Notre culture est menacée. Notre culture ou « pensée du corps social » est en péril. Qu’est-ce à dire ? Que ce qui fait l’étoffe de l’homme libre – intelligence, culture, art – est la cible privilégiée de cette « sensure. » « L’art n’est pas uniquement l’art, sinon sa disparition n’aurait qu’une importance relative : l’art est le terme sous lequel nous désignons une activité dont l’exercice permet à l’espèce humaine d’affronter sa mortalité, afin de tirer de cet affrontement même un surcroît de vie et de durée. Pour une espèce qui prétend tout devoir à la raison, ce geste a quelque chose d’insensé, y compris dans son résultat qui est de détruire la destruction. » Seulement voilà, aujourd’hui, alors que l’art représente une échappatoire possible à ce système – de par sa création et sa conservation d’un sens entièrement humain – il n’échappe plus à la tyrannie du système. Désormais, la signature d’un artiste a plus de valeur que sa toile. Et comme le nom n’exprime que la valeur marchande, il y a fort à parier que l’art se transmue docilement en marchandise. D’où des artistes qui produisent en série, en viennent à se plagier eux-mêmes, s’interdisant l’exigence pour s’autoriser la négligence. Laissant la promotion compenser la médiocrité. Autrefois une oeuvre avait des spectateurs, aujourd’hui le produit artistique -cet ersatz de l’oeuvre- a des consommateurs. A l’appétit d’invention s’est substitué le goût de la convention. « Ce qu’il y a de plus odieux dans l’argent, c’est qu’il confère même des talents » écrit Dostoïevski. Le talent de savoir se vendre. Rien de plus. Tout est marchandise, marchandise et marchandise ! L’argent n’a pas d’idée, disait Sartre et « l’art ne peut se relever d’être devenu marchandise, cette perversion du sens est irrémédiable » ajoute Bernard Noël. Désormais l’art est soumis au marché. D’où la tentation pour lui de revêtir ses valeurs, à commencer par la nouveauté. Nouveauté qui n’a de cesse de faire « glisser l’oeuvre d’art vers l’insignifiance de la marchandise. » On devient le peintre ou l’artiste du système et non plus le créateur d’un système. De la médiocrité érigée en norme culturelle. Après la nouveauté, il y a les modes. Celle du conceptuel. L’art officiel, l’art contemporain, sont passés au crible par Bernard Noël, ce qui nous vaut de superbes pages inspirées. « Est-il plus pesant exemple d’un art contemporain qui n’impressionne que par une mise en scène où l’argent est tout et la qualité artistique rien ? Cet art, il est vrai, se moque de sa qualité, et s’il se donne à voir, ce n’est pas pour qu’on le regarde. » S’ensuivent des explications clairvoyantes sur l’inflation dogmatique qui frappe cet art conceptuel. Puis, l’auteur évoque la nécessité d’en revenir au tout-travail-est-de-l’art lequel ne fait appel qu’au plaisir de chacun. Si le coeur du poète bat plus fort dans ces dernières pages, c’est parce que l’art est émancipation. L’art est indépendance. L’art est résistance. Lire Bernard Noël c’est se soustraire à la Castration mentale et retrouver du sens. Lire Bernard Noël c’est rencontrer un visionnaire. Mieux : c’est recouvrer la liberté dans des mots où surabonde la grâce…
Article initialement publié dans LeJournaldesGrandesEcoles, janvier 1998, signé par Isabelle Gaudé
Le poète Athènes du Page nous a quittés le 6 janvier 2021.
Retenez bien ce nom : Athènes du Page. C’était un merveilleux poète qui de poèmes en nouvelles, de vers en prose, d’acrostiches en aphorismes, s’aventurait du côté des lisières et des marges, qui explorait l’inconnu et révélait la densité du monde jusqu’au vertige verbal. « Sa main amie », comme le disait Cendrars, osait toutes les associations, les rapprochements insolites, avec des mots qui crevaient la phrase. Il y avait chez lui des fulgurances extrêmes, une musicalité, une richesse d’invention, des trouvailles qui bousculaient le langage. Sa poésie était un alcool fort, âpre, sans concession. C’était la symphonie littéraire d’un solitaire rêveur qui oscillait entre mélancolie tourmentée et fichue espérance. Rien d’étonnant alors à ce que la mélodie d’Athènes du Page le rangea à part dans la poésie française. C’était un poète inclassable qui avait le don d’échapper à toutes les étiquettes (classique, moderne, symbolique, surréaliste). Sa liqueur poétique était si puissante que toute autre poésie avait moins de goût après lui. Comme s’il était le seul à capter en même temps les secrets du cœur et le désespoir du monde… Comme s’il savait suggérer, mieux que quiconque, l’indicible de l’univers. C’est un fait : plus ses mots nous échappaient, plus le sens se dérobait, plus ses vers nous possédaient. On s’imprégnait du parfum bouleversant de son poème « Ma fille », une prose belle à se damner, tendre et vibrante, qui avait la couleur de l’amour. Et de demeurer longtemps au bord des larmes, déchiré par cette musique des mots où « parfums, couleurs et sons se répondent ». Lire Athènes du Page, c’était retrouver la complicité du monde, dans ce qu’il y a de plus vivant, de plus organique. C’était faire le grand écart entre l’amour, le temps et la mort. C’était avancer jusqu’à l’invisible, avec pour tout viatique la lumière éclatante du verbe, pour s’élever, s’élever jusqu’aux hauteurs, ces chemins d’en haut où s’évertuait à camper Athènes du Page…
On l’aura compris, il serait dommage de passer à côté d’Athènes du Page. A côté de la beauté de ses vers. Tout comme, Sans et hors, Avant la lettre, Acrostiches et Aphorismesautant d’indispensables recueils qu’il faut avoir dans sa bibliothèque. Pour mieux lire le monde…
Hegel remarquait «Tous ceux qui ont écrit sur la poésie ont éprouvé une certaine répugnance à donner une définition de celle-ci ou à décrire ce qui est poétique ». Cela signifie-t-il pour vous que la poésie est l’indéfinissable par excellence ?
Indéfinissable, oui sans doute. Bernard Noël le traduit ainsi : « La poésie est une poire introuvable quand on a soif ». Admettre que la prose est poétique signifie que tout texte littéraire est potentiellement un poème. Si toutefois il fallait le caractériser, je dirais que c’est un écrit relativement court dont la visée est de transcender la langue. Je crois que le poème est avant tout un travail sur la langue, sur la matière mot, sur la lettre même qui en est la plus fine particule. Recomposer à partir de la lettre une langue propre au poète, à la manière d’un peintre qui recrée une image du monde à partir de quelques couleurs primaires. C’est une recréation, une réinvention dont la fabrication n’a pas de but précis sinon, à l’aune du cœur et de l’âme, d’éclairer chaque terme, d’entrechoquer les mots pour en faire naître les étincelles sonores qui resteront dans les oreilles et les mémoires.
Paul
Valéry écrit que « Tout le monde tend à ne lire que ce que tout le monde
aurait pu écrire ». Est-ce pour cette raison que la poésie est peu
lue ? Est-elle par trop indéchiffrable ? Ressemble-t-elle à un
langage codé seul compréhensible par les autres poètes ? Est-ce pour cette
raison enfin, qu’étant difficile d’accès, elle ne plaise pas à tout le
monde ?
Cette phrase de Valéry est très juste. « Le monde est fainéant et jouisseur, les écrivains n’ont pas de foi, ils se copient les uns les autres » écrivait Céline. Tout lecteur se sent un écrivain en puissance après avoir lu un livre « à sa portée » et d’ailleurs beaucoup prennent la plume… pour réécrire ce qu’ils ont déjà lu. Les cours formatés pour devenir écrivain à succès font salles combles et ces usines à clones érigés en modèle mercantile produisent les mêmes effets, à savoir une mer d’huile, une mer littéraire sans vagues ni relief, le calme plat. La poésie se doit d’écarter les eaux, pousser la langue dans ses retranchements, et d’une certaine façon la « faire parler ». « La pensée se fait dans la bouche » disait Tristan Tzara. La langue du poète n’est pas la langue du quotidien, elle n’est pas la langue de l’inconscient mais de la pleine conscience, la langue qui véhicule l’entière portée des mots. Si la poésie est difficile d’accès c’est parce qu’elle est ouvragée. Il faut s’arrêter sur l’ouvrage, le regarder, l’entendre, il faut un peu de temps et une porosité d’esprit totale, alors seulement, le charme opère.
Le
poète est-il un mage, un voyant, un chaman ou un prophète ?
Naguère, il
était chanteur. Les hymnes homériques étaient chantés, les premiers poètes, les
Aèdes, chantaient, les troubadours du Moyen-âge chantaient aussi. Les rappeurs
chantent, me direz-vous, oui mais avec des mots et des musiques parfois
insipides. Depuis le XVIIIème siècle, la musique des mots a remplacé la musique
sur les mots. La musique interfère et souvent prend le dessus, c’est un art qui
se mêle moins avec les mots qu’avec la voix. Je préfère, quant à moi, une
poésie écrite et lue à haute voix qui se suffit à elle-même, la résonance est
plus forte, plus intérieure, plus intime dans un silence de cathédrale.
D’ailleurs les psalmodies d’église sont la preuve frappante que les mots sont
assez forts pour remplir l’espace aussi grand soit-il. Le poète est-il un mage,
un prophète, un voyant ? C’est un volontaire qui se dévoue à descendre en
lui-même pour en extraire la vérité du tréfonds. Les entrailles sont des rages,
des vertiges, des écœurements, des désirs, il en sort des « mots
substance », éthérés, abscons, hallucinés, que le poète tente de rendre
lisibles malgré tout.
Vous
dites que la poésie vous fait penser à un jeu de balles qu’il faut lancer le
plus haut possible…
Oui, le poète est un jongleur qui jette les mots en l’air, les rattrape et les relance. Il commence avec deux mots, puis trois dans le même mouvement circulaire, la versification, puis quatre, puis cinq et de plus en plus haut pour avoir le temps de les reprendre et de les projeter à nouveau. Dextérité, équilibre et hauteur de vue.
Etre
poète, c’est ne jamais rien céder sur ses exigences. Jamais de facilités,
jamais de style convenu ou conventionnel, jamais de déjà-vu. C’est inventer un
langage dans le langage. Pour fuir la bêtise et les préjugés ? Ou comme
dit Ramon Gomez de la Serna « rechercher tout ce qui défait le
cliché » ?
C’est la
discipline littéraire la plus stricte, la plus contraignante et de facto la
plus exigeante. Elle s’apparente en musique au contrepoint. Des règles que l’on
peut transgresser ou plutôt transcender comme un jongleur qui glisserait une
balle rouge dans son jeu de quille blanc. La balle ronde a tout pour
déstabiliser les quilles oblongues, pourtant elle tourne dans la même harmonie
d’ensemble. C’est ce qu’il faut atteindre avec le poème, la consonance, la
dissonance et enfin la rime ou la métrique comme concordance. On parle de
résolution en musique.
On dit
souvent que la poésie, comme la musique apaise la douleur humaine. Mais le
poète ne souffre-t-il pas plus que les autres ? A-t-il trouvé son
pharmakon (le poison et le remède) en « composant du miel avec sa
cendre » ? La poésie est-ce « enchanter en chantant son
mal » ?
Le poète est
plus sensible que les autres donc il souffre davantage. Il ressent aussi des
joies bien plus intenses. La poésie agit comme un pantographe qui élargit le
geste, le cri, démultiplie les sensations. Le poète est en prise avec son
temps. Tout en restant libre, il ne peut se départir des courants qui
traversent son époque. Pour Antonin Artaud, le poison c’était le surréalisme,
le spleen collait aux basques de Baudelaire. Si la poésie adoucissait les mœurs
jadis, elle les a perverties en d’autres temps. Elle n’a pas de vocation
particulière si ce n’est l’étonnement, la révélation. René Char : « Celui qui vient au
monde pour ne rien troubler, ne mérite ni égards ni patience ». Quant au
pharmakon, on peut dire que les poisons, Les Fleurs du mal, Les Paradis artificiels ont
trouvé leur remède dans la beauté même de leurs poèmes.
René
Char écrit cette phrase merveilleuse : « La poésie me volera ma
mort ». Ecrire de la poésie est-ce sans cesse évoquer cette absence ?
Le poète s’efface
devant sa poésie, façon de dire qu’elle lui survit. D’ailleurs la poésie est
une sur-vie, une vie au-dessus de la vie. La poésie est un mot. René Char
aurait pu dire « Le mot me volera ma mort ». La mort est un mot, une
seule lettre les sépare, toute la poésie est dans ce hiatus.
Que
cherchez-vous à atteindre à travers la poésie ?
L’inaccessible bien sûr. C’est-à-dire l’arc tendu, la tangente, l’asymptote, la courbure. En parlant de courbure, il y a une anagramme très poétique de Jacques Perry-Salkow et Etienne Klein : « La courbure de l’espace-temps » qui devient « Superbe spectacle de l’amour ». Peut-être est-ce aussi l’inattendu que j’attends de la poésie…
Continuons
notre promenade dans les mots… Vous avez composé de magnifiques acrostiches.
Pour vous, écrire un acrostiche c’est revenir à l’atome, au noyau même de la
matière, au cœur du mot, c’est-à-dire la lettre, a, b, c…
Oui, c’est
exactement ça, j’ai voulu me fixer une contrainte très forte, une centaine
d’acrostiches avec un mot par lettre, en balayant tout l’alphabet, en évitant
les répétitions (hormis les articles le, la, les, de, du, des…) tout en
racontant une histoire. Un Exercice
de style en quelque sorte à la façon de Raymond Queneau. Après
pas mal de sueur et d’exhumation de mots du dictionnaire dans les k, w, x, y,
z, le résultat, est, je crois, assez original. Pour m’aider, j’ai écrit un
programme informatique qui générait aléatoirement des milliers d’acrostiches
mais sans grand résultat à part un couple de mots que j’ai repris « Odyssée
Parnassienne ». Cela fait partie du travail d’un écrivain, chercher,
découvrir, fouiller. Le travail de l’OULIPO correspond à cette volonté de
triturer, tordre les mots pour le plus grand plaisir de tous les bricoleurs de
la langue. Ceci dit, je ne suis pas adepte d’une poésie trop technique, la
combinatoire lasse très vite et le poète se doit de garder son lecteur en
haleine. Je crois en une poésie humaine, nerveuse.
Vous
avez publié un recueil d’aphorismes Aphorismes. Nietzsche était un
maître en la matière, qui brûlait et renversait les certitudes des lecteurs par
ces lance-flammes lapidaires que sont les aphorismes. Quand Nietzsche disait
« Depuis trop longtemps, la terre est un asile de fou », vous
répondez cent ans plus tard « Tout ce qui m’apparaît clairement est d’une
extrême noirceur. J’ai de la suie dans les idées ». L’art de l’aphorisme
est-il le souffle et l’arme des esprits qui font montre d’une absolue
liberté ?
Oui, l’aphorisme, c’est la crème de l’esprit, la substantifique moelle. C’est ramasser une pensée sur une phrase ou deux. Cela parait simple mais il faut beaucoup creuser et tamiser pour ne garder que les pépites. Nietzsche excellait dans ce domaine et il faisait montre d’une liberté totale. Le travers à éviter dans cet exercice et dans lequel beaucoup tombent : la mièvrerie, la banalité, le convenu. S’il fallait résumer l’aphorisme sous forme d’aphorisme : Les beaux esprits s’y révèlent, les médiocres s’y enfoncent !
« Marie-Antoinette était une femme bienveillante, bonne et simple »
« Devant le
regard inflexible de la postérité » que reste-t-il de
Marie-Antoinette ? De la plus célèbre des reines de France ? Un
portrait flatteur, celui d’une icône ravissante « dont il est difficile de
balayer l’éclat qui environne son existence » qui fascine encore et
toujours écrivains et cinéastes, « une jeune femme toute de grâce et de
grandeur » à « la démarche de déesse » écrit Stefan Zweig, une
reine tendre et dévouée à ses enfants, la femme énergique, courageuse,
admirable des dernières années, qui monte dignement les marches de
l’échafaud. Ou une légende plus noire, celle d’une reine volage, dépensière,
futile et frivole, d’une espionne autrichienne que l’on traînera des palais à
la prison, du trône à l’échafaud. Qui a raison, qui a tort ? Qui est
vraiment Marie-Antoinette ? On croyait tout savoir sur elle. On se
trompait. Il n’est qu’à ouvrir le superbe roman de Christine Orban
« Charmer, s’égarer et mourir » pour entrevoir une vérité qui n’est
pas forcément celle des livres d’histoire. Comme si la romancière, déterminée à
rendre justice à Marie-Antoinette, nous autorisait enfin à la comprendre de
l’intérieur, à approcher son âme, à entrer dans sa psyché. Comme si Christine
Orban possédait une oreille musicale assez fine, une forme d’hypersensibilité,
une sorte de troisième oreille comme le requerrait Nietzsche, pour entendre ce
que les autres n’entendent pas, pour percevoir avec une acuité inédite ce qui
est discordant, dissonant dans tous les couacs, les contradictions, les
malentendus qui ont émaillé la route de la reine. « C’est Marie-Antoinette
que je voulais écouter. L’écouter comme si j’avais été sa confidente. Sa voix
résonne dans sa correspondance, dans ses silences, dans les mots effacés et
retrouvés » souligne Christine Orban. Car il s’agit bien là de
correspondance, d’une correspondance sonore, musicale, entre deux âmes, l’une
qui vécut au XVIIIème et l’autre au XXIème siècle. Une correspondance entre une
reine et un écrivain. « Je perçois l’incertitude de son timbre, sa
sensualité, je perçois des sons graves et légers comme l’eau d’une rivière, une
rivière de larmes. » Ecouter Marie-Antoinette, c’est l’ausculter.
Ausculter son corps, son cœur, son sang, son âme. Résultat, de page en page,
c’est un choc. Du premier au dernier mot de ce magnifique roman, on est
emporté, transporté au XVIIIème siècle, en compagnie de Marie-Antoinette dans
un irremplaçable voyage au bout de l’Histoire, qui plonge ses racines dans le
plaisir et la mort. Christine Orban n’a pas son pareil pour nous faire toucher
du doigt le calvaire que furent ses dernières années, son agonie déchirante.
Chaque mot porte. Chaque phrase atteint son but. C’est bouleversant, envoûtant,
palpitant. Surpassant même Stefan Zweig qui malgré son immense subtilité, sa
psychologie féminine, n’en demeure pas moins un homme. Oui, il fallait
peut-être une femme, une intuition féminine, celle d’un écrivain perspicace,
tendre et voyant comme l’est Christine Orban, pour venir à bout de tous ces
malentendus. Pour enfin écouter la voix de Marie-Antoinette. Et pour lui
redonner vie comme jamais…
A lire à tout prix pour qui s’intéresse de près ou de loin à Marie-Antoinette.
Christine Orban, vous
donnez l’image d’une jolie femme qui incarne le chic et la vie parisienne. A
lire votre Marie-Antoinette, je trouve que vous êtes bien autre chose. Vous
êtes pleine de délicatesse, de hauteur d’âme, de sagesse …
L’image que l’on
projette sur vous ne vous appartient pas. Vous ne pouvez rien y faire, même si
elle est erronée, elle appartient aux autres, à eux d’en faire ce qu’ils
veulent. Cela n’a pas beaucoup d’importance. Il faut un peu de bienveillance
pour aller au-delà de l’apparence. Certaines sont trompeuses. On peut en être
responsable pour des raisons complexes. La société est un miroir déformant, les
jugements « prêts-à-penser » sont dangereux. Moi aussi je m’étais
laissée prendre à la réputation de Marie-Antoinette. C’est une des raisons pour
laquelle j’ai voulu l’approcher de plus près. Marie-Antoinette illustre bien le
malentendu entre l’être et le paraître.
Vous aussi ?
Je suis une femme qui
écrit, qui aime comprendre nos fragilités. J’aime les gens, j’aime les voir,
leur parler, mais je préfère les tête-à-tête, et je passe plus de temps avec
mes personnages derrière mon bureau que dans des salons. C’est ma façon de
vivre, plus de temps dans l’imaginaire que dans la réalité, cela n’est ni
mieux, ni plus mal. C’est ainsi. A mon vingtième roman, je me suis demandée si
je n’étais pas passée à côté de la vie. Mais, je n’ai pas eu le choix. Question
de tempérament, de blessure personnelle. L’écriture s’est imposée à moi, comme
une seconde vie -une porte de sortie, une vie où tout est possible, même vivre
au XVIIIème- Je soigne ainsi ma mélancolie… J’espère aussi aider les autres. Un
livre réussi est un livre qui aide à se comprendre…
Que se passe-t-il
quand vous remettez votre manuscrit à votre éditeur ?
Je me sens dépossédée,
fini le rendez-vous de tous les matins avec mes personnages. Ils me manquent
comme des proches. C’est toujours un moment difficile. Je sombre dans la
mélancolie, jusqu’à ce que je recommence à écrire, à imaginer un autre monde.
Vous écrivez en
parlant de Marie-Antoinette « que vous vouliez approcher son âme ».
Pourquoi ? Pour vous glisser dans sa peau ? Dans sa psyché ?
Pour ressentir ce qu’elle ressentait ? Par identification, osmose,
transfert ?
Peut-être avais-je besoin de m’éloigner de moi, de vivre une autre vie que la mienne, certaine de ne pas me rencontrer sur ce chemin… Je me suis trompée, Marie-Antoinette est une femme moderne…. Pourquoi Marie-Antoinette ? La destinée de Marie-Antoinette est des plus cruelles, en effet. Un jugement erroné la poursuivait. Je me suis érigée en avocat, en psychanalyste. J’ai essayé de la comprendre de l’intérieur, de lever le voile sur les malentendus. En plus des malentendus, la chance ne lui souriait pas. La main du diable la poursuit et ne la lâche pas. La fatalité est là, qui l’accompagne. Chaque fois qu’il y a un choix à faire, elle fera le mauvais. Sa vie pose aussi la question de notre liberté par rapport à la destinée…
J’ai l’impression que
Marie-Antoinette c’est l’Eve première, l’incarnation de la féminité, la mère de
toutes les femmes… Marie-Antoinette, c’est votre Maman ?
Je n’ai jamais pensé à
Marie-Antoinette en tant que mère ! J’ai souffert d’une mère-enfant… Mais
ce n’est pas le sujet, on a reproché à Marie-Antoinette d’être une enfant -elle
était dauphine à 14 ans !- pas une mère enfant. Bien au contraire. Une
femme qui prétend s’être trouvée « dans le silence et dans la solitude des
Tuileries » ne peut pas être une femme futile. Elle écrira encore
« C’est dans le malheur qu’on sent davantage ce qu’on est ». Oui,
Marie-Antoinette c’est la féminité même, mais c’est aussi une femme
bienveillante, bonne et simple, qui ne méprisait personne et qui se comportera
admirablement à la fin de sa vie…
C’est une mère
suffisamment bonne…
Oui, bonne. Mais, il faut rappeler que Marie-Antoinette avant d’être mère -elle attendra 7 ans- était une fille dominée par la sienne, l’impératrice d’Autriche Marie-Thérèse. C’est Nietzsche qui dit que celui qui souffre est une proie facile pour les autres. C’est une enfant en souffrance. Elle sait, quand elle quitte Vienne pour Versailles, qu’elle ne reverra plus ni sa mère ni son pays. Versailles lui offre l’apparence de poupée pomponnée mais on ignore ce qui se passe à l’intérieur d’elle. On la jalouse, elle souffre de la malveillance des courtisans, de l’impuissance de son mari, des moqueries qui s’en suivent. Elle ne se plaint pas. Elle donne le change. Par élégance, pudeur, éducation. Puisque le monde des adultes lui est interdit -son mari ne vient pas lui rendre visite dans sa chambre- elle va donc sortir, jouer comme une enfant à colin-maillard, danser etc. Elle n’est pas d’une nature dépressive, elle est vivante, elle est intrépide donc elle va chercher à se divertir, à s’étourdir au lieu de rester à attendre. Mais il n’y a ni malice ni vice en elle.
Le titre de votre
roman fait écho à la phrase de Lamartine parlant de Marie-Antoinette
« Elle ne sut que charmer, égarer et mourir ». Pourquoi ce
titre ?
J’ai d’abord eu envie
d’appeler ce livre « Psychose Marie-Antoinette » car il me semble que
nous avons tous un avis sur elle. Marie-Antoinette a fait délirer la France.
C’est la première star ! Elle excitera le désir, l’envie, la jalousie, la
médisance. Mon titre est un peu sévère mais il lui convient
: « Charmer, s’égarer, mourir ». Elle sut charmer, on l’a
égarée, et elle a su mourir avec un courage et une dignité extraordinaires.
C’est toujours difficile de résumer un être en trois mots, mais ces trois mots
lui vont. Ses contemporains étaient éblouis en la voyant – et non des moindres
– (Madame de Staël, Lamartine, Burke…) alors qu’elle n’était pas d’une beauté
classique ni parfaite, mais c’était une femme très charismatique, égarée dans
ce siècle…
Vous dites que
Marie-Antoinette n’a pas su vivre mais elle a su mourir avec une dignité
impressionnante….
Marie Antoinette s’est
trompée sur son époque. Elle n’a pas compris le peuple, le drame sous-jacent
qui se préparait. Elle était une orchidée sous serre. Elle arrive à Versailles
et elle n’en sort pas. Elle passe de Versailles au petit Trianon à Saint-Cloud.
Elle ne connait ni la France ni les français. Elle n’est véritablement
confrontée au peuple que lorsque la Révolution est en marche et qu’une foule de
femmes réclament du pain devant les grilles de Versailles. Alors c’est vrai que
Marie-Antoinette aurait pu manifester le désir de visiter la France, de
rencontrer les français mais elle ne pouvait pas être plus royaliste que le
roi ! Si le roi ne cherche pas à faire le tour des chaumières, la reine
n’a pas le droit à la parole et elle n’a aucun pouvoir politique. Elle n’a pas
été élevée pour diriger un pays mais pour donner un héritier à la France. Marie-Antoinette
est sous cloche, elle est en dehors du monde et de la réalité. Loin de moi
l’idée d’en faire une sainte. Il lui manque la curiosité. Elle s’est laissée
embarquée dans le rôle d’une femme de roi de cette époque : se laisser se
vêtir, être en représentation, même si cela lui pesait. Marie-Antoinette n’a
été elle-même qu’à la fin de sa vie. Dans le silence et dans la solitude. A
Versailles, c’était impossible, elle est tout le temps entourée, épiée,
espionnée. Comment voulez-vous vous trouver, vous comprendre, être vous-même au
milieu des autres ? On pense pour elle, on lui dicte ce qu’elle doit
écrire, deux espions envoyés par sa mère la suivent pas à pas. Marie-Antoinette
a subi les usages de la cour tout en cherchant à s’en défaire. Elle a renvoyé
la sévère « Madame Etiquette », elle a essayé de ne plus porter de
corset, d’aller vivre ailleurs qu’à Versailles, plus simplement. Mais c’est le
petit Trianon qui lui est offert…
Au début,
Marie-Antoinette est une reine à la mode et une reine de la mode. Elle est
acclamée par la foule des parisiens aux Tuileries. Ce qui fait dire au Duc de
Brissac : « Madame, vous avez 200 000 amoureux ». Elle
captive les foules. Elle a un succès fou. Est-ce à cause de son magnétisme, de
sa grâce, de son éclat ?
A cause de son statut
de reine, elle n’y peut rien, à cause de ces sept années sans enfant,
contrairement aux autres reines qui étaient ainsi occupées… à cause d’un roi
sans concubine : elle est en première ligne. Dès son arrivée sur le sol
strasbourgeois, elle est accueillie avec chaleur et émotion par le peuple
français. Elle s’en étonne. Elle arrive en carrosse de Vienne, elle n’a encore
rien fait, et les Français l’acclament et l’adulent sans la connaitre. Donc,
tout est faux au départ. On l’a aimé sans la connaitre pour de mauvaises
raisons, parce qu’elle fait son entrée dans un carrosse doré avec une couronne
sur la tête, cela fait rêver, ces mêmes personnes qui l’acclament, la
détesteront plus tard, la traiteront d’hydre cruelle, d’ogresse sexuelle, d’agent
double, d’espionne autrichienne, de maîtresse de Madame de Lamballe etc. Mais
tous ces crimes n’existent que dans l’imagination populaire. On a imaginé tant
de choses fausses sur Marie-Antoinette. C’est le drame de la célébrité, des
fantasmes. Marie-Antoinette fascine. Trop de regards plein d’envie se portent
sur elle. Son physique, sa grâce, sa séduction jouent contre elle.
Marie-Antoinette n’a pas la tête de l’emploi. La Cour n’est pas habituée.
D’ordinaire les reines sont austères, elles enfantent, sont trompées…
Vous écrivez que
Marie-Antoinette sortait, multipliait les escapades nocturnes à partir de 11
heures du soir au moment où Louis XVI se couchait. Vous avez un joli mot pour
évoquer ça « Le roi dort, la reine sort »…
Marie-Antoinette aime
la vie, elle est jeune, elle n’est pas aussi névrosée que Louis XVI. Celui-ci
n’était pas un méchant homme, mais il a un côté bonnet de nuit… Sans compter
qu’il présente peut-être une sorte de blocage psychologique : sa mère
n’aimait pas les autrichiens. En réalité, c’était la favorite de son
grand-père, Madame de Pompadour, qui voulait un mariage avec une autrichienne
pour des raisons politiques. On oblige Louis XVI à épouser une ennemie pour le
bien de la France et la paix en France. Il est donc sur ses gardes. Il s’agit
des deux côtés d’un mariage forcé. Marie-Antoinette dans son carrosse admire le
petit portrait très enjolivé du futur mari. Mais une fois en France, c’est un
colosse de presque 2 mètres enrhumé et malhabile qui l’accueille.
Marie-Antoinette est une enfant spontanée, naturelle. Elle va se promener sur
la petite terrasse, parler avec ses amies, boire un bol de lait, manger des
fraises, s’asseoir sur le gazon, monter sur un âne, faire du traîneau quand il
neige, très vite, son attitude alimente les conversations malveillantes de la
cour…
Marie-Antoinette, une
femme trop libre, insoumise, insouciante, rebelle, spontanée, désinvolte,
inconséquente, espiègle. Qui vit selon son bon plaisir. Et qui paiera cette
liberté de sa vie…
Ce n’est sûrement pas elle qui a déclenché la Révolution française ! Le mal était là, sous-jacent. Les excès de louis XIV et Louis XV avaient déjà abîmé la France. Louis XVI et Marie-Antoinette, victimes expiatoires, boucs émissaires, sont tout désignés pour endosser les erreurs de Louis XIV qui a ruiné le pays et de Louis XV qui, entre guerres et plaisirs, a terni l’éclat de la royauté. Marie-Antoinette est tombée au mauvais moment et son manque de jugement n’a fait qu’accroître la colère du peuple, mais elle n’est pas responsable de la Révolution. Marie-Antoinette, native d’un pays ennemi, est une proie facile, sans défense, sans protection, pas même celle de son mari. Aucune épouse de roi n’a jamais été aussi calomniée que Marie-Antoinette. Les ragots les plus invraisemblables courent sur elle et provoquent l’esprit de ses détracteurs.
Hans Axel von Fersen
Et l’irrésistible Axel
de Fersen, le comte suédois « beau comme un ange »…
La première fois
qu’elle va tomber amoureuse, c’est de Fersen. Est-ce un mal ? La reine
était loyale envers le roi. Marie-Antoinette était une femme de devoir. Je suis
sûre qu’elle a été fidèle à Louis XVI jusqu’à la naissance de son quatrième
enfant. Jusqu’à ces mystérieuses vingt-quatre heures dans la même chambre aux
Tuileries… Elle et Fersen n’ont pas pu se rencontrer souvent seul à seul à
Versailles. Mais Trianon facilitait l’intimité. Là, Marie-Antoinette pouvait
s’isoler. On sait qu’à la cour, Fersen était surnommé « l’amant de la
Reine ». D’ailleurs, Marie-Antoinette écrit à son frère Joseph après son
quatrième enfant, qu’elle est décidée à ne plus avoir de relation charnelle
avec Louis XVI. Comme si elle avait accompli son devoir d’épouse.
Envisageait-elle de se garder exclusivement pour Fersen ? Est-ce lui qui a
exigé la séparation de corps des époux ? Lui aussi pouvait souffrir de
voir la femme qu’il aime toujours enceinte de son mari. A sa sœur Piper, Axel
de Fersen confie dans une lettre : «Je ne puis pas être à la seule
personne à qui je voudrais être, la seule qui m’aime véritablement, je ne veux
être à personne. » Toutes ces questions restent sans réponse car nous
ne disposons d’aucune certitude. Sauf que Fersen n’a jamais démenti sa liaison
avec Marie-Antoinette devant Bonaparte qui l’accusa assez brutalement « d’avoir
couché avec la reine de France. » Devant cette accusation, Fersen se tait.
Marie-Antoinette avait conscience de son rôle de reine et elle n’aurait pas eu
un enfant adultérin. C’est une âme droite, incapable de mentir et de
dissimuler. Mais après le quatrième enfant, elle ne veut plus avoir de
relations charnelles avec le roi. Est-ce qu’elle a appartenu à partir de ce
moment-là physiquement à Fersen ? On l’ignore. La seule chose que l’on
sait, ce sont ses lettres qui prouveraient qu’il y a eu une vraie relation
entre eux. Par exemple : « Adieu le plus aimant et le plus aimé des
hommes… » La dernière lettre que l’on vient de découvrir « Je vous
aime mon amour » laisse à penser que c’était plus qu’une amitié amoureuse.
Et puis il y a quand même cette clef de la porte secrète des appartements
privés des Tuileries de Marie-Antoinette qu’Axel de Fersen possédait. Il prend
tous les risques pour la rejoindre, il arrive aux Tuileries, il ouvre la porte.
Là, ils passent vingt-quatre heures ensemble. De cela, on est sûr. Peut-être ont-ils
seulement parlé, mais étant donné le caractère et le tempérament de
Marie-Antoinette, j’en doute. C’est une femme humaine, vivante, qui aime la
vie, je vous l’ai dit, je ne pense pas qu’elle ait pu résister à la plus
séduisante des attirances. Elle est folle amoureuse de cet homme et ils savent
qu’ils ne se reverront plus jamais sur cette terre après les Tuileries. Et
Fersen est un homme extrêmement séduisant. Le testament de Louis XVI, semble
donner une réponse à ces interrogations : « Je prie ma femme de pardonner
tous les maux qu’elle souffre pour moi, et les chagrins que je pourrais lui
avoir donné dans le cours de notre union; comme elle peut être sûre que je ne
garde rien contre elle, si elle croyait avoir quelque chose à se reprocher.»
La mort de Fersen est
dramatique aussi. Il meurt lapidé et piétiné par la foule le 20 juin 1810.
Durant toutes ces années, il demeurera inconsolable, le cœur brisé…
Dix-neuf ans plus tôt,
le 20 juin 1791, le jour où Axel de Fersen quitte le carrosse lors de la fuite
à Varennes sur l’ordre de Louis XVI, il écrit dans son journal : « J’aurai
voulu mourir ce jour-là ». Il mourra exactement le même jour, un 20 juin,
mais en 1810… Auparavant, à la mort de Marie-Antoinette, en 1793, Fersen écrit
à sa sœur Piper : « J’ai maintenant perdu tout ce que j’avais au
monde (…). Elle que j’aimais tant, pour qui j’aurais donné mille fois ma vie,
n’existe plus. »
Marie-Antoinette, une
femme fatale…
Elle était fatale dans le sens où elle était entourée de fatalité. Le drame et la mort la poursuivent. Cela fait penser au mot de Shakespeare dans Hamlet : « Un ciel si sombre ne pouvait s’éclairer que par un orage. » Le ciel si sombre, c’est la Révolution française…
Vous écrivez que les
pamphlets et les libelles finiront par construire un personnage haïssable et
crédible de Marie- Antoinette et c’est ce personnage que la foule conduira à
l’échafaud. Pensez-vous que Marie-Antoinette meurt de la médisance qu’elle
voulait ignorer ?
Marie-Antoinette est
morte non de la médisance, mais accompagnée de la médisance. Dans une charrette
avec les mains liées dans le dos durant deux heures, le dos brisé, souffrant
d’une violente hémorragie, elle est morte sous les insultes de la foule.
Entourée de quatre-vingt mille hommes sur le pied de guerre, de canons placés à
l’entrée de tous les ponts et de toutes les places, de patrouilles qui
sillonnent la ville, et de la foule assoiffée de sang. Elle est seule au monde,
elle ne peut plus correspondre avec Fersen. Louis XVI, son mari qu’elle
adorait, parce qu’ils étaient devenus frère et sœur, est mort. Sa mère est
morte, son frère est mort. Il ne lui reste plus personne. Elle est seule,
livrée aux barbares, loin de ses enfants qu’elle n’a pas pu malgré ses
supplications serrer une dernière fois dans ses bras. Mais elle va leur montrer
comment meurt une reine…
Louis XVI est présenté
comme un roi faible alors que c’était un roi qui a reçu une éducation très
poussée et qui chose rare dans la royauté, va se cultiver toute sa vie…
Très cultivé, et
c’était un honnête homme, au sens noble du terme. Peut-être n’a-t-il voulu
concevoir un enfant avec son épouse que lorsqu’il a ressenti de l’amour pour
elle. Il ne veut pas d’une personne imposée par l’Etat et par son grand-père
Louis XV, un libertin…
Finalement Marie-Antoinette
est la seule reine de France dont l’époux est un mari fidèle, un roi amoureux
de sa femme. Louis XVI n’a pas de favorites. Seulement ce privilège va vite
tourner au désavantage. Car les maîtresses des rois ont toujours servi de
paratonnerre, elles attiraient les foudres de la cour, elles déchaînaient
contre elles l’ire du peuple. Là, Marie-Antoinette est en première ligne. Elle
devient la cible idéale…
Tous les rois
auparavant avaient toujours eu des concubines, Louis XVI, c’est le seul qui
n’en a pas. C’est le problème : Marie-Antoinette va être traitée en
concubine, elle est en première ligne face à la méchanceté. Elle écope de la
haine et de la jalousie qui leurs étaient jadis réservées. Elle est
excentrique, distrayante, dissipée, séduisante, ce que les reines ne se
permettaient pas. Epouse d’un mari fidèle, elle est moquée – pas d’enfants
pendant 7 ans- et enviée. Elle n’a même pas à se plaindre. Comble de
l’indécence, c’est Marie-Antoinette qui aurait un favori. Elle renverse les
rôles, déstabilise tout le monde…
Vous avez visité ses
appartements à Versailles, vous dites pourtant que son appartement reflète
celui d’une femme seule, que Marie-Antoinette n’avait personne à aimer à part
elle-même. Etait-elle une femme affective ?
Oui, elle avait besoin
d’affection. Elle avait besoin d’aimer et on va le lui reprocher. Elle avait
besoin d’amitiés sincères. Elle préférait les femmes de cœur aux femmes
d’esprit. Elle disait « Jamais pédante ne serait mon amie ». Elle a
aimé ses amies, La Polignac, Lamballe. Elle aimait parler avec elles sur un
pied d’égalité « en particulier ». Elle pouvait se laisser aller à
des confidences en leur présence. Elle avait besoin de cette relation-là. Elle
aimait aussi Madame Campan, elle a pleuré dans ses bras au moment où sa
belle-sœur a eu un bébé alors que le roi ne lui en donnait pas. Quand enfin le
roi se « décidera », elle adorera ses enfants.
Marie-Antoinette a
touché votre cœur ?
Il faudrait avoir un cœur de pierre pour ne pas être touchée par elle…
L’actrice Kirsten Dunst dans le film » Marie-Antoinette » de Sofia Coppola
Dans le très
esthétisant film «Marie-Antoinette » de Sofia Coppola, la réalisatrice
insiste sur la non-consommation du mariage. A l’époque, toute l’Europe fait des
gorges chaudes des déboires conjugaux de Marie-Antoinette et de Louis XVI…
Je consacre un chapitre de mon livre au « Lit affaire d’Etat ». J’analyse l’embrasement de toute l’Europe parce que le roi ne couche pas avec sa femme. Pourquoi cette fièvre ? Parce que tout le monde s’inquiète. Marie-Thérèse, la mère de Marie-Antoinette, alarmée par la nouvelle de la non-consommation du mariage, est affolée. Elle appréhende le pire, persuadée que sa fille va être répudiée si les choses ne s’arrangent pas. Elle a peur que son contrat de paix avec la France ne prenne fin. Il faut absolument sauver cette alliance. L’impératrice conseille donc à sa fille pour éveiller le corps du roi « Caresses et cajolis ». Elle envoie ses médecins. Louis XV envoie ses médecins aussi. Louis XV ausculte lui-même son petit-fils pour voir pourquoi cela ne fonctionne pas. Le pauvre Louis XVI passe son temps à se justifier, à expliquer, à reconstituer la scène lorsqu’il se trouve dans le lit conjugal. Marie-Antoine est épousée pour donner un héritier à la France. Et Marie-Antoinette ne porte toujours pas d’enfant. L’humiliante situation va durer sept ans. Celui qui, semble-t-il, va résoudre le problème en 1777, c’est Joseph II, le frère de Marie-Antoinette qui adore sa sœur. Il vient en France, et va expliquer « à ces deux nigauds » comme il l’écrit à l’impératrice Marie-Thérèse, comment il faut s’y prendre. Quand Joseph II repart après avoir conseillé les deux tourtereaux, très vite Marie-Antoinette écrit à sa mère qu’elle est la plus heureuse du monde, parce qu’elle attend un enfant. Et Louis XVI, et c’est assez bêta, va voir ses tantes en s’exclamant « j’ai beaucoup aimé le plaisir » ! L’affaire a réussi, il en redemande et ils auront ensemble quatre enfants.
Dont le cadet, le
Dauphin, le futur Louis XVII, le « chou d’amour » comme l’appelait
Marie-Antoinette, dont une légende raconte qu’on l’a aidé à s’enfuir du Temple…
Malheureusement, cette
légende est fausse. Le Dauphin va bien mourir au Temple dans des conditions
abominables, privé de soin, de nourriture, enfermé dans un cachot, on le
laissera mourir. Beaucoup d’histoires ont été raconté sur le Dauphin. On
voudrait toujours que les innocents survivent à la barbarie. Ce ne sont que des
légendes … Les autrichiens n’ont rien fait pour le sauver. Si l’impératrice Marie-Thérèse
avait été vivante, les choses se seraient peut-être passées autrement. La seule
qui échappera à la mort, c’est la fille de Marie-Antoinette.
Venons-en au soulier
de la reine. L’histoire – enfin les gazettes de l’époque – raconte qu’au moment
de monter les marches de l’échafaud, Marie-Antoinette perd son soulier. Elle
perd un peu l’équilibre, bouscule le pied du bourreau, s’excuse auprès de lui
en lui disant qu’elle « ne l’a pas fait exprès ». C’est un magnifique
acte manqué. Pour Bruno Bettelheim, le soulier symbolise la féminité (le
soulier comme réceptacle). Marie-Antoinette cherche-t-elle inconsciemment à
séduire son bourreau, « en lui faisant du pied » ?
A midi et quart,
Marie-Antoinette monte les marches qui mènent à l’échafaud « avec légèreté
et promptitude » selon les échotiers de l’époque. Marie-Antoinette
est empressée de vivre comme elle est empressée de mourir. Elle a
tellement souffert qu’elle veut en finir. En abandonnant une chaussure,
exhibe-t-elle inconsciemment un pied nu en signe de liberté ? Est-ce un
pied de nez à ses bourreaux ? Ou un message de détresse d’une femme qui
n’a pas « trouvé chaussure à son pied » ? Franchement je ne le crois
pas. J’ai voulu consacrer tout un chapitre au soulier parce qu’il symbolise la
féminité mais aussi sa grandeur et sa décadence. Ce soulier de prunelle fait
des matériaux les plus précieux, fait pour danser sur les parquets de
Versailles, pour traverser avec grâce la galerie des Glaces, se retrouve dans
une flaque de sang sur l’échafaud. Cela résume de façon assez symbolique la vie
de Marie-Antoinette. Cette vie qui commence comme un conte de fées : Il était
une fois une princesse qui arrive dans son carrosse doré du palais de Vienne
pour se rendre au palais de Versailles, et finit comme un cauchemar. La
princesse se retrouve en haillons dans une charrette, les mains liées. Il ne
lui reste de beau que ses souliers, on lui a tout pris, ses robes, la petite
chevalière à l’intérieur de laquelle étaient gravées les armes de Fersen et ces
mots « Tutto a te mi guida » (tout me conduit vers toi), la montre de
son enfance. Elle porte une robe tachée de sang et elle monte sur l’échafaud
avec ses petits souliers, de taille 36 et demi, brodés dans une étoffe
précieuse. Elle glisse probablement dans son empressement à mourir et perd un
soulier. Un assistant du bourreau Samson va le ramasser immédiatement, revendre
la relique pour un louis à un royaliste, le comte de Guernon-Ranville.
On pourrait encore
avancer une autre interprétation : en perdant son soulier, Marie-Antoinette
perd sa féminité. Cela signifie que sa féminité ne meurt pas avec elle… La mort
ne lui a pas volé sa féminité, elle a réussi à la protéger de l’échafaud. C’est
peut-être pour cette raison que bien des siècles plus tard, Marie-Antoinette est
toujours aussi fascinante, incandescente. Sa féminité irradie encore…
Je n’en suis pas sûre…
Marie-Antoinette avait de très jolis pieds. Les pieds sont encore plus féminins
que l’enveloppe, que la chaussure. Certains gazetiers de l’époque, dont la
décapitation de la reine n’avait pas suffi à étancher la haine, se répandent
encore en commentaires malveillants, allant jusqu’à dire que Marie-Antoinette
en perdant sa chaussure, faisait l’intéressante. « La coquine a eu la
fermeté d’aller à l’échafaud sans broncher. » Ses détracteurs ne cesseront
jamais de l’accabler…
Finalement, vous avez
écrit ce livre bouleversant, déchirant sur Marie-Antoinette pour lui redonner
vie ?
Oui, on n’écrit que pour ressusciter les morts… mais tributaire de l’histoire. Il est difficile pour une romancière de se soumettre à l’histoire. L’histoire est là. J’ai apposé le point final très émue, dans un état comparable à celui qui était le mien quand j’ai fini « L’âme sœur ». Impuissante, plus démiurge du tout. Je n’ai pas pu changer le destin de Marie-Antoinette… ni celui de ma petite sœur. Je reviens au roman !
Tout le monde connait San-Antonio ! Les aventures du fringuant commissaire, amateur de galipettes, de péripéties cocasses, d’enquêtes loufoques et sa fine équipe de joyeux acolytes, j’ai nommé les inénarrables sieurs Béru, Berthe, Pinaud dit Pinuche. Son auteur, Frédéric Dard, fut un dieu vivant pour toute une génération. Adulé, vénéré par plus de 200 millions de lecteurs, auteur de 174 «San-Antonio», ce génie à la gouaille phénoménale qui chaque jour s’attablait à son bureau avec une discipline d’ascète (trois pages par jour et tous les jours) en portant une cravate par respect pour ses lecteurs, ne ressemblait à personne. Dans ses romans, il a sauvé la langue, en réinventant l’argot à sa manière. Il a osé le grand écart : le libertinage et le spirituel. La fesse et la Vérité. Le burlesque et le macabre. La légèreté et le massacre. Il n’a été dupe de rien, épinglant la violence de la société dans ses « Romans de la nuit », des romans noirs qui éclairaient la part sombre de Frédéric Dard. Il a bousculé les codes de la langue comme s’il avait pressenti intuitivement que la mort progressant dans l’homme du XXème siècle interdisait l’écriture académique. Lui ne s’est rien interdit, ni aucune écriture ni aucune censure. Il s’est tout autorisé même jusqu’aux pires invectives joyeuses à ses lecteurs. Résultat : San-Antonio, c’est de l’euphorie à chaque page, un grand éclat de rire homérique à chaque paragraphe, San-Antonio c’est de l’amour ! C’est tendre, généreux, jubilatoire, original, c’est «un hymne à la vie, un hymne à l’amitié». D’un mot, San-Antonio est un substitut vitaminé, un créateur d’euphorie, une fête de l’esprit !
Depuis la mort de son père en juin 2000, Patrice Dard perpétue les captivantes aventures du commissaire San-Antonio, avec un même appétit, une même puissance comique (et sexuelle !), surpassant parfois son père dans le registre de la bienveillance et de la lumière. Après quinze ans de bons et loyaux services et trente bébés portés sur les fonts baptismaux des « Nouvelles aventures de San-Antonio », l’immense écrivain qu’est Patrice Dard a décidé d’arrêter la couvée des San-Antonio pour se consacrer au théâtre. C’est donc « Sur le sentier de Naguère » (paru fin 2016) que se termine la course folle de notre équipée nationale, San-Antonio en tête, le vent en poupe, Béru à sa suite, ventre à terre, l’épopée don quichottesque du duo le plus sympathique de la littérature française. La boucle est bouclée. Dans ce dernier San-Antonio, on en revient aux origines du commissaire. On touche d’un doigt raphaëlique la genèse, que dis-je la généalogie de l’irremplaçable San-Antonio et les turpitudes de ces tumultueux ancêtres. Tout s’éclaire sous le ciel cramoisi de l’Amérique indienne, à la tombée du jour, nimbée d’une lumière onctueuse, dans le désert qui vit et vibre à l’heure du rut, où l’histoire des origines de San-Antonio court comme un feu de brousse.
Ite missa est… Ne
reste plus aux inconditionnels de San-Antonio qu’à psalmodier le miserere
nobis… Parce que c’en est fini, et bien fini de San-Antonio… Le plus célèbre
poulaga de France vient de tirer sa révérence… Et croyez-moi, c’est un choc, un
déchirement, une perte irréparable… Sommes inconsolables… Lui, le sigisbée des
Lettres, le digne épigone de son père, Patrice Dard ose nous priver de la seule
bouffée d’air, la seule bouffée d’oxygène de cette asphyxiante, étouffante,
actuelle production littéraire bien-pensante, conformiste et formatée. Car
« San-Antonio », c’était un sourire dans la grimace ambiante, un
remède à l’esprit de sérieux, un rempart contre la bêtise, un réveil dans une
société sous hypnose. Une façon de résister au déclin, d’épingler le nihilisme,
de déjouer les passions tristes. Une manière aussi de renouer avec la
truculence et l’effervescence de l’esprit gaulois. De voir les choses en grand
dans un monde devenu si petit. En effet, les Dard, père et fils, n’avaient pas
leur pareil pour moquer système et société, pour lancer une gifle immatérielle
au mufle de l’establishment. Subversifs. Dissidents. Rebelles. Résistants.
Finalement, des hommes libres…
« Je suis un
désespéré heureux » écrivait Frédéric Dard. Effrontément, Frédéric Dard a
su faire rendre gorge à la mort en s’engouffrant dans le tourbillon organique
de la vie, en déployant en toute liberté ce qu’elle a de plus excessif, de plus
spectaculaire, de plus pulsionnel. Il n’est qu’à voir les bacchanales de Béru,
les tribulations et éructations monstrueuses de Berthe pour comprendre comment
Eros se tapit sous Thanatos. Mais ici la chair n’est jamais triste. « Le
sexe est joyeux comme un matin ensoleillé » dixit Dard. Elle exulte,
exalte, exhale. C’est la fête des sens. La vie comme remède à la mort.
Père et fils ont
secoué de fond en comble la langue française, de ce shaker dardien est né une
langue qui vit, s’invente à chaque ligne, se renouvelle à chaque page. Une
langue vivante, une poésie originale, celle d’une grande œuvre qui ne se courbe
jamais pour entrer dans les habits étroits du classicisme mais en fait exploser
les coutures les plus académiques. Pas étonnant que François Busnel
affirme : « Frédéric Dard ? L’un des plus grands stylistes
français du XXème siècle ».
En exclusivité,
Patrice Dard nous a fait part de son désir d’arrêter la série des San-Antonio.
Rencontre avec un homme merveilleux.
Patrice Dard, vous
vous inscrivez dans une double filiation, héréditaire et littéraire. Est-ce par
loyauté filiale, fidélité absolue à votre père ou pour rivaliser avec lui et
finalement le dépasser que vous avez prolongé l’œuvre de votre père, Frédéric
Dard ?
Question piège !
Rivalité ? Non ! Bien sûr, il existe toujours une rivalité père-fils
mais ça c’était il y a longtemps ! J’ai repris la série des
San-Antonio parce que mon père n’était plus là, et que c’était une façon pour
moi, pour parler familièrement de « reprendre la boutique ».
Maintenant, c’est fini ! J’ai écrit trente San-Antonio, j’ai consacré
quinze années de ma vie à San Antonio, maintenant j’arrête ! Au départ, je
voulais en écrire un ou deux. Quand j’ai repris le flambeau, ce n’était pas du
tout par rivalité, j’avais même la trouille de me confronter à une gloire, à
quelqu’un de tellement installé, tellement adulé. C’était forcément un peu
casse-gueule, mais j’avais déjà un certain âge, 57 ans, je n’étais plus un
gamin et donc j’ai pris ce risque. Ce que je n’aurai jamais fait vingt-cinq ans
plus tôt !
Il y avait aussi une
forme de fidélité dans ce choix…
Evidemment ! Il
fallait essayer d’être fidèle à ce qu’il avait fait, à ses personnages, ses
héros, ses blagues, son œuvre…
Donc votre oeuvre,
c’est le prolongement de la sienne…
Oui et ça c’est
formidable ! Mais reprendre ses personnages, c’était un challenge !
J’ai relevé le gant pour sa veuve. Elle ne souhaitait pas que la série des
San-Antonio s’arrête, elle espérait même que je poursuivre l’œuvre de mon père.
Ma belle-mère m’a poussé dans cette voie parce qu’à l’époque j’avais ma vie, je
faisais du cinéma, de la télévision. Elle m’a avoué que s’il n’y avait pas
d’événements autour de San-Antonio, Frédéric Dard finirait par être oublié…
Et elle a ajouté : et puis ton père a toujours dit que tu étais capable de le
faire ! Alors, j’ai dit banco, pourquoi pas, j’en écris un ! Mon
premier San-Antonio a rencontré beaucoup de succès. Toute la famille m’a poussé
à continuer. Mais j’ai continué surtout parce que je ne voulais pas qu’on
oublie Frédéric Dard…
Finalement, vous
l’avez ressuscité !
Je ne l’ai pas
ressuscité, je l’ai prolongé !
Disons que vous lui
avez offert un cercueil de papier…
Jolie formule !
Je l’ai prolongé un peu, maintenant le temps est venu pour moi de me consacrer
à autre chose…
Vous n’ignorez pas que
vous allez nous priver d’un immense plaisir…
Il y a 174 San-Antonio
de Frédéric Dard ! Il y a 30 « Nouvelles aventures de
San-Antonio » de Patrice Dard. Il y a de quoi lire ! Et puis ce ne
sera peut-être pas un arrêt définitif, disons que c’est une pause…
Croyez-vous que vous y
reviendrez-vous un jour ?
Peut-être, dans des
circonstances exceptionnelles. Mais le dernier San-Antonio est sorti il y a six
mois, c’est tout récent et j’ai besoin de respirer ! Disons pour faire
vite que San-Antonio commençait à m’apporter plus de tracas, de pression que
d’intérêt. Mais je n’en arrête pas pour autant mes activités
intellectuelles !
En effet, vous allez
vous consacrer au théâtre. Votre père aussi, dans le temps, écrivait des pièces
de théâtre…
Mon père a été connu
au théâtre avant même d’être célèbre avec San-Antonio. Moi, j’ai fait la
démarche inverse, le théâtre vient après ! Dans ce domaine, je suis
relativement débutant. J’ai déjà écrit une pièce jouée il y a quatre ans, puis
une seconde comédie sur le point d’être montée. Disons que comme je n’attends
rien, cela me rend heureux. C’est très libérateur…
Quel genre de pièce
écrivez-vous ?
Le genre truffé de
truculence, d’humour ! C’est un peu grinçant, c’est du boulevard. Ma première
pièce était interprétée par Camille Cottin, Agnès Soral et une brochette de
comédiens assez connus. J’ai eu beaucoup de chance. C’est une pièce assez
amusante qui a marché moyennement et qui a été jouée trois mois à La Comédie
Caumartin. Je n’écris pas seul, j’écris avec un coauteur, extrêmement confirmé
et talentueux, Jean Franco. C’est lui qui a écrit « Panique au
Ministère », ainsi que « Elle nous enterrera tous », pièce
écrite pour Marthe Villalonga qui a fait un carton et que j’ai été voir sur les
conseils d’une amie qui jouait dedans. Après le spectacle, cette amie m’a
présenté l’auteur. Jean Franco m’a dit : « j’aime particulièrement ce
que vous écrivez ». Une vraie déclaration d’amour ! Alors on a
sympathisé. On a pris un verre avant qu’il ne rentre se coucher. Quelques jours
plus tard, il m’a écrit en me disant qu’il avait été ravi de me rencontrer, et
il finissait sa lettre en me demandant : « Avez-vous déjà pensé à
écrire du théâtre » ? Je lui ai répondu : « Non !
Mais si je dois le faire, ce sera avec vous ! » Il m’a rétorqué
« chiche » ! Et voilà, depuis nous écrivons ensemble ! Nous en
sommes à notre troisième pièce. La deuxième « Anguille sous roche »
n’est pas encore montée. Et la troisième pièce s’appellera « Copie
conforme ». C’est une histoire de faussaire…
Quel titre portait
votre première pièce ?
La première s’appelait
« La Chieuse » ! Avec ce titre, on a tout de suite une idée du
ton de la pièce, on voit vite qu’on n’est pas dans Shakespeare !
Détrompez-vous !
Shakespeare a bien écrit «La Mégère apprivoisée» !
C’est vrai, j’y ai
pensé ! Mais ma « Chieuse » était encore plus difficile à
apprivoiser ! La pièce se joue encore un peu en province, dans de petites
tournées.
Revenons à votre
papa. Un père aussi célèbre que l’était Frédéric Dard était-il un handicap pour
le jeune homme que vous étiez ? Autrement dit, était-ce facile d’être le
fils de Frédéric Dard ?
Il y a eu différentes
époques dans ma vie. Au tout début, mon père était inconnu. Quand j’étais
gamin, à l’école, que l’on me demandait le métier de mon père, je répondais
« il est écrivain ». Ah bon, c’est qui ? C’est Frédéric Dard.
Personne ne le connaissait ! Je suis né en 1944. Jusqu’à 1956-1957,
personne ne connaissait Frédéric Dard ! Il était connu dans le métier mais
non du grand public. D’ailleurs, à l’époque, j’aurais préféré dire que mon père
était boulanger ou médecin ! Quelques années plus tard, vers la fin de mes
études, quand on me demandait vous êtes de la famille de Frédéric Dard, je
répondais oui, je suis son fils ! Alors là, c’était
valorisant ! Je me disais, la vie va être facile ! Mais à partir du
moment où l’on rentre dans la vie active, on a beau être le fils de Frédéric
Dard, on s’aperçoit vite que cela ne sert pas à grand-chose. Mon père ne m’a
pas transmis un outil de travail, donc je me suis rendu compte qu’il fallait
que je me débrouille par moi-même. Ouvrir des portes c’est bien joli, mais il
faut savoir quoi faire derrière ! Alors j’ai commencé par écrire des
romans d’espionnage, sous le pseudonyme d’Alix Karol…
Pourquoi ce
pseudonyme ?
Oh, cela fait bien
longtemps que je n’ai plus repensé à ça ! Jeune, je me plongeais dans les
bouquins, les dictionnaires. Un jour, je suis tombé sur l’écrivain Alexis
Carrel (auteur de « L’homme, cet inconnu »). J’ai constaté qu’il
était mort le jour de ma naissance, à Sainte-Foy-lès Lyon, là où je suis
né ! Et physiquement, il y avait une certaine parenté entre lui et moi. Je
me suis dit que c’était une coïncidence rigolote, et comme je cherchais un
pseudonyme, cela m’a inspiré et j’ai inventé Alix Karol ! Mes romans
d’espionnage marchaient plutôt pas mal, je me débrouillais bien. Je n’avais pas
d’appétence particulière pour l’espionnage, je voulais juste ne pas écrire des
romans policiers comme mon père. Donc, j’ai créé un héros du genre « James
Bond » à la San-Antonio. Un play-boy à l’allure sportive qui se
lance dans des situations périlleuses, réalise des exploits exceptionnels, se
plaît à évoquer ses prouesses sexuelles, le tout avec beaucoup d’humour, de dérision
et de rigolade. Je voulais me distinguer de mon père. J’étais content parce que
mes romans d’espionnage me permettaient de ne pas avoir la même couverture
colorée que mon père. Moi, elle était grise ! J’appréciais d’écrire, je
trouvais que c’était un boulot formidable, je m’en sentais même les capacités.
Reste que j’avais du mal à exister, j’avais l’impression de demeurer dans
l’ombre de mon père. Nous avions la même maison d’édition, Le Fleuve noir; lui
écrivais des romans policiers, moi des romans d’espionnages. Or, je voulais me
démarquer. Alors je me suis lancé dans l’écriture de livres de cuisine. Et ce
choix a été déterminant. J’ai échappé à mon nom. Je me suis fait un prénom.
Patrice Dard est devenu un nom assez connu dans le monde de la cuisine.
Vous aviez même un
restaurant !
Oui, « La
Barrière Poquelin ». C’était rue Molière. Mais il n’est plus à moi. Je
n’avais ni la formation ni le goût pour gérer une entreprise. Gérer du
personnel, c’est un vrai métier !
Vous avez publié des
dizaines de livres de cuisine comme « Salades et entrées »,
« Savoir déguster les fromages », « les Fondues »,
« Le grand livre des cocktails », « Tout savoir sur le
vin », « Savoir préparer la cuisine créole »…
Je connais à peu près
toutes les cuisines du monde. Et je sais les cuisiner : japonais, chinois,
coréen, vietnamien etc.
Quel est votre plat
préféré ?
Je vais vous répondre
comme tous les Français : le couscous ! Ce plat me fait toujours
plaisir. J’adore le préparer, je le sophistique beaucoup avec six légumes, des
viandes différentes. Je m’amuse !
Votre épouse doit se
réjouir d’avoir un cordon bleu pour mari !
Elle cuisine très bien
aussi !
Et dans les vins, vous
êtes plutôt Puligny-Montrachet ou Condrieu (vous évoquez « la subtile
poivrade d’un Condrieu » dans « Arrête ton char, Béru !
») ?
Condrieu ! Pour
moi, c’est le meilleur blanc ! Le Puligny-Montrachet est considéré comme
le plus grand vin blanc au monde, mais je lui préfère le Condrieu. Plus proche
de Lyon, il a un goût merveilleux et il est un peu moins cher !
Donc, à cette époque,
vous devenez un auteur culinaire en vogue…
Oui, très vite, les
livres de cuisine se sont mis à marcher très bien, ça débouchait sur de la
publicité, j’ai fait d’énormes campagnes publicitaires gastronomiques. J’avais
un superbe job. Un jour, mon père est venu me trouver en me disant, voilà je
suis dans le pétrin, je me suis engagé vis-à-vis de Roger Hanin, (un ami de
longue date de mon père, il a joué dans sa première pièce), il veut que je lui
crée un nouveau personnage après Navarro, il s’appellera Maître Da Costa, et je
dois lui réaliser un petit projet. Mais je n’ai pas le temps, il faut que tu le
fasses à ma place. Alors, j’ai tout lâché et j’ai écrit sept téléfilms
pour Roger Hanin. Mon père s’est contenté de les relire, de me donner
deux-trois conseils. J’ai changé d’orientation, je me suis lancé dans le cinéma
à cause de mon père. Mon père est mort et toute la famille m’a poussé à
continuer les San-Antonio. J’ai encore changé de métier. Finalement, j’ai
changé trois fois de métier !
Vous écrivez dans un
entretien au Monde : « Je fais ma place prudemment, je me démarque de
son style. Ne pas avoir d’ambition me procure une vie agréable. (…) Je n’ai pas
son souffle. » L’inévitable comparaison entre vos deux styles n’était-elle
pas pénible à force ? N’a-t-elle pas fini par faire oublier votre
talent ? Pour ma part, j’estime que vous écrivez bien mieux que certaines
stars du box-office de la littérature…
Je ne sais pas si
j’écris bien mais j’écris… Certains d’entre eux n’écrivent pas… Ils
rédigent ! Je suis dur mais ce que je veux dire par là c’est qu’ils
écrivent sûrement des choses passionnantes, des histoires qui passionnent les
gens, mais c’est très classique. Sans trouvailles. C’est beaucoup plus
compliqué d’écrire à la façon de San-Antonio. Malheureusement, plus le temps
passe moins les gens sont susceptibles de bien comprendre tout cela. Il y a une
simplification générale (et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai envie
d’arrêter, j’ai peur de ne pas être compris). Bien sûr, il y a encore une
clientèle de San-Antonio, les inconditionnels, et les enfants des
inconditionnels, élevés et nourris au San-Antonio, qui les apprécient. Mais un
jeune dont la famille n’a jamais lu de San-Antonio, qui tombe là-dessus, je
suis persuadé qu’il n’a pas l’éducation nécessaire pour apprécier ce genre de
livre, il n’accrochera pas. A l’époque de mon père, il y avait Léo Ferré,
Audiard, les films des années 70 avec Gabin, Blier. Aujourd’hui qui lit du
Simonin ? C’est une autre époque ! Quant à moi, c’est pareil, je me
fais « suer » avec certains bouquins actuels, je trouve qu’ils
manquent cruellement de consistance ou d’originalité ! Pour reprendre la
métaphore culinaire, nous, les Dard, c’est du cuisiné maison, du fait main
comme un bon artisan. D’autres auteurs, disons plus commerciaux, c’est du bon
resto mais avec des produits déjà élaborés et qui ont fait leur preuve. Ils
font juste leur petite sauce !
Votre premier
San-Antonio s’intitulait « Céréales killer » ?
C’est exact ! Mon
père, dans les trois-quatre derniers mois de sa vie, connaissait des problèmes
cardiaques qui s’aggravaient au fil du temps. Il devait remettre un livre pour
le 15 octobre, il voulait le démarrer mais n’a pas réussi à le faire. Tout ce
que j’ai trouvé sur son bureau, c’était un petit bout de papier où il avait
écrit : « Je suis sans nouvelles de moi. » Une phrase terrible… Dans
mon premier San Antonio « Céréales killer », j’ai mis cette phrase en
exergue. Sur une autre feuille, mon père avait démarré quelque peu l’intrigue.
Le thème : un paysan arrive au petit matin, il décharge son camion, et
dans la fosse à purin, il y a un cadavre dedans. C’est tout. C’était maigre.
« Céréales killer » est devenu polar paysan, un roman agricole.
J’ai démarré comme ça, avec ces trois lignes. Et j’en ai fait la fin du livre,
dans une espèce de flash-back. J’ai écrit ce San-Antonio en deux mois et je
l’ai remis à la date prévue à l’éditeur. Sauf que celui-ci, perplexe, m’a dit
que c’était impossible que Frédéric ait pu écrire ça, qu’il l’avait eu au
téléphone le mois dernier et qu’il n’avait pas encore commencé son roman… J’ai
rétorqué que je l’avais aidé. Du coup, l’éditeur a fermé les yeux et il a offert
la paternité de ce San-Antonio à mon père… Mon « Céréales Killer »
s’est vendu à plus de 300 000 exemplaires…
C’est beau…
Oui, mais il ne faut
pas oublier que nous sommes dans une société de consommation. Mon père a eu le
bon goût de mourir à ce moment-là et de faire la promotion… Il ne faut pas
chercher plus loin ! Le suivant, c’était la curiosité de voir ce que
valait le fils. Mon troisième San-Antonio, les gens étaient moins curieux et
après, il y a eu beaucoup moins d’intérêt…
Selon vous, votre père
a-t-il eu l’impression de s’être accompli dans sa vie ?
Oui ! Quelle
insatisfaction aurait-il pu avoir ? Peut-être aurait-il préféré au départ
ne pas réussir avec San-Antonio mais dans une veine plus classique. Pourtant,
c’est ce qui faisait sa force. Il y a de grands auteurs de polars bien ficelés,
bien écrits, américains et anglais qui ont autant de valeur littéraire que de
grands auteurs américains ou anglais plus académiques. A ce propos, les
San-Antonio commencent à bien se vendre en Angleterre !
Dans les San-Antonio,
il y a une prose inimitable, des trouvailles, des néologismes, des calembours,
des raccourcis, des jeux de mots, des fulgurances, une verdeur, une verve
incroyable !
C’est vrai, il y a une
certaine originalité linguistique ! Céline, l’écrivain du « Voyage au
bout de la nuit » ou de « Mort à Crédit », est un des auteurs
qui a influencé mon père. Pour la gouaille, l’argot, l’originalité, l’émotion
rendue par la dérision. Mais il y a eu aussi Rabelais, Simenon, Peter Cheyney…
Votre père était un
véritable démiurge. Du néant, il faisait jaillir un monde…
Oui ! Mon père
m’a toujours dit de ne jamais construire une histoire. Il souhaitait la
découvrir au fur et à mesure. Pour lui, l’imagination suffisait. Bien sûr, de
temps en temps, l’auteur est bien obligé de revenir en arrière pour bricoler un
peu les choses. Mais, par exemple, quand je travaillais pour le cinéma ou pour
la télé notamment, il fallait en passer nécessairement par le synopsis, le
séquencier. Moi, le synopsis ça me faisait suer, le séquencier encore
plus ! Il m’est arrivé pour vendre un projet, d’écrire le film et d’en
tirer ensuite un séquencier et un synopsis !
En fait, vous être un
écrivain libre ! Et votre papa aussi !
Voilà ! Je veux
que ce soit une aventure d’écrire ces aventures. Je veux m’étonner
moi-même ! Evidemment qu’à la fin, je sais ce qui va arriver, c’est
pourquoi la fin est plus pénible à écrire que le reste parce que justement, on
sait où on va…
Est-il vrai que
« Sur le Sentier de Naguère » est votre dernier San-Antonio ?
« Sur le Sentier de Naguère » ça sent un peu sa « Recherche du
temps perdu » ! C’est une exégèse sur la mémoire ?!
Avant même de décider
d’arrêter les San-Antonio, j’avais envie d’écrire un bouquin où l’on découvre
enfin les origines de San-Antonio. Tout le monde se demande d’où vient
San-Antonio… Comme il ne parle jamais de son passé, on sait très peu de choses
sur lui. San-Antonio parle vaguement d’un père volage, emporté par le tabac,
Francisque, mort quand il était très jeune. Par contre, on connait bien sa
mère Félicie, douce et tendre qui habite dans un pavillon à Saint-Cloud. Mais
les origines de San-Antonio restent inconnues. J’avais envie de procéder à une
ultime enquête, fouiller du côté de ses ascendants mâles qui portent le nom de
San-Antonio. Pour comprendre d’où lui venait ce nom de San-Antonio, voir si
cela avait un rapport avec la ville de San Antonio, une grande ville
américaine, proche du Mexique, dans le sud de l’Etat du Texas (mon père,
Frédéric Dard, avait choisi un nom au hasard en pointant son doigt sur un atlas
et était tombé sur la ville de San Antonio. Il a rajouté un tiret et ça a donné
le nom de son héros San-Antonio !) Bref, je voulais donner à San-Antonio
des origines américaines. Pour situer l’intrigue, j’ai cherché un endroit que
je connaissais, le Wyoming. Dans cette Amérique profonde, j’ai campé le
décor d’un authentique western avec ses poncifs, les bons, les méchants, les
indiens, le shérif corrompu, les flics véreux, les bagarres de saloon, les
règlements de compte à coups de colt, toute la panoplie des chasseurs de prime.
Un western où San-Antonio joue le shérif adjoint et Béru, alias Queue de Bison,
le grand Sachem des Cheyennes ! Je me suis dit, je vais tout mettre
là-dedans, et en même temps, trouver le moyen de remonter jusqu’aux origines de
San Antonio. Alors, je suis parti du fait qu’un jour un homme d’affaires
américain vient trouver San-Antonio chez lui pour lui apprendre cette
nouvelle : « Il faut que vous veniez dans le Wyoming parce que vous
venez d’hériter de 4000 hectares de prairies ! » San-Antonio est
abasourdi. Qu’est-ce que je vais faire de 4000 hectares de prairies ? C’est
un type qui, par principe, n’est pas vénal. Mais il est quand même curieux
parce que précisément cet émissaire rouquin américain se fait assassiner trente
secondes plus tard sous ses yeux ! A partir de là, San-Antonio se rend
compte que cet héritage est l’enjeu d’une terrible bataille. Donc, il part aux
States. Tout ça pour découvrir son passé. Comme il hérite de son cousin
Peter-Callaghan San-Antonio, il va pouvoir remonter la filière de ses ancêtres.
Bon, je ne vais pas rentrer dans le détail mais à la fin, San-Antonio
s’aperçoit que ses terres ont été spoliées à des Cheyennes et il leur revend
pour un dollar symbolique. Sauf que dans ces terres, y avait de gros méchants
qui ont découvert du gaz de schiste ! C’est la raison pour laquelle elles
valaient si cher, mais San-Antonio évidemment ne veut pas entendre parler du
gaz de schiste parce qu’il est profondément écolo !
Et donc la boucle est
bouclée ! Vous en êtes revenu aux origines de San-Antonio pour votre
dernier livre !
Absolument ! J’ai
expliqué d’où il venait… Maintenant je ne sais plus où il va !
Mais si c’est le clap
de fin, si vous n’écrivez plus de San-Antonio, tous les inconditionnels vont
fondre en larmes…
Je vais faire imprimer
des mouchoirs !
Pour ma part,
les Dard, c’est les Flaubert du XXème siècle ! Ils se penchent sur
la bêtise humaine, la dénoncent avec ironie et lucidité, ils bousculent les
conventions avec jovialité et gravité à la fois. « Ils dépeignent la
vérité sans fard », et portent un regard très satirique sur l’humanité. Entre
désir et mort, rire et noirceur… Estimez-vous que vous donnez une vision
réjouissante et en même temps féroce de la société ?
Réjouissante, oui,
parce qu’un guignol cela fait toujours rire ! Féroce, non. Parce qu’elle
est réaliste ! La férocité vient de la réalité.
Oui ! Je suis
San-Antonio et un peu Béru aussi ! Un peu Félicie aussi, parce que je ne
suis pas une mère mais un grand-père. Et un grand-père cela ressemble beaucoup
à une mère ! Quand j’évoquais mon père, je disais souvent qu’il
était la synthèse entre San-Antonio et Bérurier ! Je ne parle pas
physiquement, mais moralement. En fait, San Antonio c’est ce que l’on voudrait
être (il est beau, séduisant, irrésistible, n’a aucune défaillance avec les
femmes), Bérurier, c’est ce que l’on voudrait ne pas être (il est répugnant,
sale et salace). L’idéal serait l’intermédiaire !
Les étudiants en
littérature multiplient-ils les thèses sur vous ? Pour vous, c’est ça
la vraie gloire ?
Il y a des thèses en
pagaille sur mon père ! La dernière en date, je crois, c’est une étude qui
a été faite d’une de ces pièces de théâtre « Les salauds vont en
enfer » par l’Université de Dijon. A ce propos, je voudrais vous rappeler
le bon mot de mon père à l’université de Bordeaux : c’était il y a très
longtemps, dans les années 60, le professeur Robert Escarpit avait organisé un
colloque sur mon père, destiné à décortiquer ses textes, et mon père était
présent dans la salle. A la fin, lorsque le Professeur Escarpit a cédé la
parole à mon père, mon père a prononcé cette phrase devant un amphithéâtre
plein : « Ecoutez, j’avais une montre, vous me l’avez démontée et
vous me demandez l’heure ? » Eloquent, non ?!
Que pensez-vous du
dictionnaire amoureux de San-Antonio d’Eric Bouhier ?
J’aime beaucoup !
Eric Bouhier n’est pas quelqu’un de très connu du grand public, c’est pourtant
un grand écrivain, un très grand médecin humaniste qui a monté une ONG. Il a
été médecin à Médecins sans Frontières et au Samu Social, il a participé à des
missions humanitaires, c’est un homme qui a énormément de talent. (C’est moi
qui ai conseillé à l’éditeur de solliciter Eric Bouhier pour écrire « Le
dictionnaire amoureux de San-Antonio », j’avais lu des textes superbes de
lui comme « Pour solde de tout compte » qui sélectionnait dans les
175 San-Antonio ce qui avait trait à l’enfance de Frédéric Dard.) Eric Bouhier
sait très bien aller au fond des choses, c’est un grand spécialiste de
San-Antonio. De plus, il aime jouer, jongler, s’amuser avec les mots. Son
« Dictionnaire amoureux de San-Antonio » est superbement écrit. Je
suis absolument enchanté du résultat.
Patrice Dard, votre
prose est inventive, libre, vivace, vivante, vivifiante, c’est de la verve à
jet continu ! Il y a une succulence du verbe mêlée à une grivoiserie, une
gauloiserie, une affabulation pittoresque et paillarde. C’est une fête de
l’esprit, une orgie mentale ! Où puisez-vous votre inspiration ?
D’abord, je vais faire
comme les hommes politiques, je vais vous dire : Merci !! Plus
sérieusement, il est difficile de répondre à cette question ! Franchement,
je crois que cela vient de l’intérieur. Il faut se concentrer, bien sûr cela ne
vient pas tout seul, il faut se mettre dans le bain. L’imagination c’est un
bouillonnement… C’est un peu comme si on savait capter les rêves… Les rêves
on ne sait pas d’où ils viennent (certains prétendent les analyser, je ne sais
si c’est judicieux ou pas) mais c’est un peu le même principe. Les romans sont
des rêves éveillés ! On se nourrit de sa vie, des personnages que l’on a
rencontrés, d’événements qui peuvent resurgir de très loin, de situations qu’on
a vécues la veille. Il n’y a pas de règles à ça…
En ouvrant un
San-Antonio, on sait que l’on ne sera jamais déçu. C’est plaisir garanti, rire
assuré. Vous régalez vos lecteurs (plus de 250 millions !) depuis plus de
50 ans. Vous avez un style, un ton reconnaissable entre tous et parfaitement
inoubliable. Estimez-vous que les San-Antonio sont un œuvre majeure de la
littérature contemporaine ?
Honnêtement, c’est difficile à dire dans la mesure où j’ai repris le flambeau… Mais mon père, lui, est un auteur majeur…
« Nous sommes le seul réseau social qui incite les gens à éteindre leur ordinateur et à aller lire des livres ! »
Jadis, la vie
littéraire passait par les salons. Jusqu’au XIXème siècle, on rencontrait dans
ces lieux de vie littéraire des romanciers comme Proust et Maupassant. A
l’époque, chaque salonnière, de Madame Geoffrin à Madame Récamier, régnait sur
les réputations, avait ses protégés, ses artistes, ses philosophes qu’elle
défendait et portait sur le devant de la scène. Aujourd’hui, la littérature ne
se fait plus dans les salons mais sur Babelio. Le Web a remplacé le faubourg
Saint-Germain. Et le milieu littéraire cohabite désormais avec l’internaute. La
critique professionnelle et institutionnelle n’a plus l’apanage de la critique
littéraire, elle doit à présent compter avec ses suppléants lettrés, des
amateurs éclairés, des passionnés de mots, de pensée libre, des êtres qui
jusqu’au vertige vénèrent la littérature, encensent ses génies et s’adonnent
avec acuité et jubilation à la critique de leurs livres préférés. C’est le
nouvel ordre littéraire qui sonne la fin des hiérarchies et des privilèges. Le
seul point commun entre tous ces amoureux des belles lettres, la seule grandeur
qui perdure, c’est celle du style. « Le style, dame, tout le monde
s’arrête devant, personne n’y vient à ce truc-là. Parce que c’est un boulot
très dur. Il consiste à prendre les phrases, je vous disais, en les sortant de
leurs gonds… » écrivait Céline. Sortir les phrases de leur signification
habituelle, par un subtil déplacement de sens, un léger écart quasi
imperceptible, mais qui fait tout la différence, c’est tout le travail du
styliste… Des styles éblouissants, féeriques, fervents, fruités, charnus,
brûlants, puissants, somptueux, succulents, aboutis, délectables, délirants,
exigeants ou extravagants, on en trouve sur Babelio. Comme une poésie émotive,
un chant du monde, une mélodie de mots, une prose aérienne qui voltigerait avec
la grâce d’une nuée de plumes. Tous ces écrivains du Net mettent leur art au
service de Babelio, ce site dédié aux livres. Juste pour convoquer l’instant et
l’éternité, à moins que ce ne soit pour transfigurer le monde, n’ayons pas peur
des mots. Voilà ce que sont toutes ces critiques littéraires qui irriguent
quotidiennement les pages de Babelio. Car chaque jour, plus de 800 critiques de
livres naissent de cette communauté de lecteurs, de cette fraternité
littéraire, de ces rédacteurs désintéressés, toutes ces âmes passionnées et exigeantes,
animées par une foi littéraire capable de creuser le ciel. Si Babelio a vu le
jour en 2007, c’est grâce à trois brillants étudiants, aujourd’hui
trentenaires, tous trois amoureux des lettres, Guillaume Teisseire, Pierre
Fremaux et Vassil Stefanov. Ils ont été les premiers en France à créer un
incroyable réseau social littéraire francophone. Aujourd’hui, ce réseau social
compte 640 000 membres (en France et dans le monde) et est visité
mensuellement par plus de 3 millions et demi d’internautes. Car Babelio, c’est
la littérature à portée de main. C’est aussi une réussite absolue. C’est encore
un morceau de littérature vivante, car ses dirigeants géniaux ont eu la bonne
idée d’organiser des rencontres entre les auteurs contemporains et leurs lecteurs.
On l’aura compris, la vie littéraire passe aujourd’hui par Babelio…
Rencontre avec le très
sympathique fondateur de Babelio, Guillaume Teisseire.
Le précédent logo
Babelio évoquait une tour de Babel au milieu de livres colorés. Dernièrement,
vous avez simplifié ce logo. Que représente-t-il aujourd’hui ?
Le logo a toujours la
forme d’une tour de Babel, mais symbolise désormais les pages d’un livre. Trois
pages qui forment une tour. Historiquement, le nom de Babelio vient d’une
nouvelle de Jorge Luis Borges « La bibliothèque de Babel ». Le
romancier argentin imagine une bibliothèque totale, infinie, composée de tous
les livres possibles. C’est cette universalité qui nous séduisait dans l’idée
de Babelio, c’est de se dire que quel que soit le livre, il y a quelque part,
quelqu’un qui l’a lu dans sa bibliothèque, qui peut en parler et en faire une
critique.
Désormais, le site
Babelio s’assure une fidélité à toute épreuve de 640 000 membres inscrits,
et est visité mensuellement par plus de 3,5 millions d’internautes. Vous êtes
les précurseurs en France de ce réseau social littéraire francophone. Vous
attendiez-vous à un tel succès ?
Très honnêtement, non.
Au début, c’était vraiment un projet entre amis pour s’amuser, nous n’avons
jamais eu un destin de start-up, nous n’avons pas levé de fonds, nous n’avions
pas d’ambitions démesurées, finalement nous avons eu un développement proche
d’une maison d’édition. Nous avons lancé ce site à l’été 2007. A l’époque,
comme chacun de nous avait une vie professionnelle, on travaillait dessus le
soir et les week-ends. Au bout de deux ans nous avons constaté qu’une petite
communauté démarrait. Nous nous sommes dit que si nous voulions en faire
vraiment quelque chose, il fallait passer à plein temps dessus. En 2010, nous avons
sorti une deuxième version du site, plus jolie, mieux faite, et là nous avons
enregistré une véritable inflexion de la communauté. Pour en vivre vraiment, il
a fallu encore quelques années. Aujourd’hui, l’équipe se compose de dix
personnes. Un de mes associés, Vassil Stefanov, s’occupe du développement,
d’autres de l’animation de la communauté, de l’éditorial, de la partie
commerciale, c’est-à-dire les relations avec les maisons d’édition lors des
opérations de promotions de livres. Enfin et surtout, nous avons une grande
équipe de 640 000 lecteurs qui, eux, sont les vrais acteurs de Babelio !
Vous êtes co-fondateur
de Babelio avec Pierre Fremaux et Vassil Stefanov. Tous trois trentenaires donc
très jeunes ! Est-ce la passion de la littérature qui vous a réunis ?
Complètement ! On
était tous les trois fous de littérature, c’est d’ailleurs ce qui nous a
rapprochés. Après des écoles de commerce, Pierre et moi, on a fait le même
master à la Sorbonne. Vassil, lui, était le frère d’une amie qui étudiait dans
le même master que nous. Comme on recherchait quelqu’un pour la partie
informatique de notre site, elle nous a présenté son frère et ça a débuté comme
ça.
Vous êtes si passionné
de littérature, qu’il y a quelques années, vous rêviez de faire l’acquisition
du décor d’Apostrophes !
C’est vrai !
Toute l’équipe trouvait que ce serait sympa d’acquérir le décor d’Apostrophes.
Cela nous aurait amusés de recevoir nos auteurs dans les fauteuils
d’Apostrophes, là où s’étaient assis les plus illustres écrivains du monde. Un
beau passage de relais. Malheureusement, c’était trop cher ! Le jour de la
vente aux enchères, « cette Chapelle Sixtine de la littérature » comme
le disait le commissaire-priseur de l’époque a été adjugé à un acheteur plus
fortuné que nous !
Qui sont vos écrivains
de prédilection ?
Jorge Luis Borges, Italo Calvino, Thomas Pynchon, Joseph Conrad…
Et côté romans ?
Sur Babelio, on a une
fonction « Le livre qu’on emporterait sur une île déserte ». J’ai
noté : « Fictions » de Borges, « Lord Jim » de Conrad,
« Les Villes invisibles » d’Italo Calvino, « Vente à la criée du
lot 49 » de Thomas Pynchon et « Au-dessous du volcan » de Malcom
Lowry.
De plus en plus, l’art
et la littérature sont soumis au marché. Les romans deviennent de purs objets
de consommation ciblant un certain public. Le poète Bernard Noël affirme que
« L’art ne peut se relever d’être devenu marchandise, cette perversion du
sens est irrémédiable ». Babelio a su résister de toutes ses forces à ce
phénomène. Grâce à ce site en ligne, la littérature retrouve ses lettres de
noblesse. Vous valorisez l’écrit, vous faites l’éloge des mots et vous leur
redonnez du sens. C’est la qualité littéraire qui est mise en avant sur votre
site. Babelio signe-t-il le retour de la culture ?
Vous avez raison, Babelio valorise le texte même si cela paraît austère aujourd’hui. Comme ce sont les lecteurs nos auteurs, nous avons un spectre extrêmement large, avec des gens qui chroniquent aussi bien des essais pointus que des recueils de poésie confidentiels, des ouvrages parfois absents du paysage de la critique. Chez Babelio, on essaie de tout balayer, de toucher tous les genres, d’être universel, tant sur la littérature populaire que sur les textes plus abscons. Et c’est vrai que la virtuosité verbale de certaines critiques qui mettent tout leur art à défendre des livres méconnus ou peu reconnus fait plaisir à voir. Les Français sont sensibles à la littérature. Dans l’hexagone, nous aimons les joutes oratoires, les beaux textes, les grands auteurs. En France, tout le monde écrit, chaque français a un roman dans son tiroir. D’ailleurs, nous sommes le seul pays au monde où le prix Goncourt est un événement national.
Aujourd’hui, l’image –
le commerce du visible – vide les têtes. C’est le règne de la non-pensée.
L’image vend l’apparence pour la réalité, nous impose ses modes et ses diktats,
programme l’agonie de l’esprit critique. Là encore, à contre-courant de cette
tendance, Babelio ressuscite l’imaginaire, le jugement et la raison. Babelio
nous redonne la vue de l’intelligence et nous invite à ne pas nous débarrasser
de tout ce qu’il y a de plus humain dans l’homme. C’est tout simplement
remarquable…
C’est surtout très
flatteur ! L’idée de départ c’était de parler de notre passion, d’échanger
avec d’autres passionnés de littérature qui se trouvaient à l’autre bout de la
France, en Belgique, en Suisse ou au Canada. C’était ça le projet de départ.
Maintenant, c’est vrai que je partage votre diagnostic ! Nous sommes le
seul réseau social qui incite les gens à éteindre leur ordinateur et à aller
lire des livres !
Babelio réalise
l’impossible. Le site réconcilie miraculeusement la grande littérature, les
classiques du passé et les réseaux sociaux de l’avenir. C’est le grand écart
temporel… Vous réenchantez le monde avec de la bonne littérature. On devrait
vous tresser des couronnes, vous décorer pour de tels bienfaits ! Mais je
cesse mes éloges car j’ai l’impression que mes compliments vous accablent…
Un peu, oui ! Je
ne m’attendais pas à ça… Il n’empêche, le retour des lecteurs est souvent
gratifiant, nous recevons beaucoup de marques de gratitude et j’avoue que c’est
très agréable. Alors que ce sont les lecteurs qui font tout le travail !
Babelio c’est un projet collectif, un travail communautaire, le site n’a
d’intérêt que parce que nous engrangeons toutes ces critiques postées
quotidiennement. Nous ne sommes que le média, l’intermédiaire. Au début, avec
Babelio, on tissait dans le virtuel, mais aujourd’hui, on revient de plus en
plus dans le réel. Nous organisons des pique-niques avec nos lecteurs. A
l’occasion de la sortie ou de la promotion d’un livre, nous recevons son auteur
au rez-de-chaussée de nos locaux afin qu’il échange avec ses lecteurs. La
rencontre, animée par quelqu’un de chez nous, dure à peu près une heure.Tout le
monde parle littérature et chacun en ressort ravi !
Chez Babelio, il n’y a
pas de censure, pas de police de la pensée. Les lecteurs sont entièrement
libres de rédiger les critiques qui leur conviennent…
Oui, nous encourageons
même les lecteurs à être sincères. Que leurs critiques soient bonnes ou
mauvaises, ils sont libres de rédiger ce que bon leur semble. Il n’y a pas de
modération. D’ailleurs, nous n’avons pas la logistique nécessaire pour
intervenir, nous n’avons même pas la possibilité de relire toutes les
critiques, sachant que 800 nouvelles critiques paraissent par jour. Parfois, on
rencontre certains auteurs qui font la critique de leurs propres livres en
disant : « Ce livre est formidable,
achetez-le ! » mais ceux-ci ne sont pas difficiles à
repérer ! Cela dit, il faut préciser que nous avons quand même un cadre,
les lecteurs ne peuvent pas écrire n’importe quoi. Les critiques racistes,
sexistes etc. sont très vites repérées car les lecteurs s’empressent de nous
signaler un contenu négatif ou abusif. Nous avons très peu de signalements mais
malheureusement il arrive que les gens dérapent.
L’auteur Joann Sfar rencontre ses
lecteurs
Chaque année, lors de
la rentrée littéraire, on voit fleurir sur les rayons des librairies des
milliers de nouveaux titres. Le lecteur ne sait comment s’y retrouver et faire
un choix. L’intérêt de Babelio c’est aussi d’aider les lecteurs à découvrir des
pépites et pas forcément parmi les écrivains célèbres. Babelio et ses lecteurs
ont-ils déjà fait émerger des auteurs sans exposition médiatique ou encouragé
des textes marginaux ?
Evidemment que j’aimerais pouvoir raconter cette belle histoire, celle d’un livre qui émerge grâce à nous, mais en réalité un titre qui émerge, c’est souvent le fruit d’un ensemble de paramètres. Les libraires, la presse s’en emparent, le livre profite d’un excellent bouche à oreille. Ce sont de multiples petits ruisseaux dont nous faisons partie, mais je n’ai pas encore l’arrogance de dire : ce livre, sans nous, ne serait jamais sorti de l’anonymat. En France, les lecteurs aiment découvrir des choses nouvelles, ils sont curieux, ils n’aiment pas forcément rester en terrain connu. Ces bonnes surprises littéraires, nous en voyons régulièrement émerger sur Babelio. Car il y a beaucoup de discussions sur Babelio, avec des forums très actifs où les gens échangent. Sur le site quand vous cliquez sur« Découvrir », il y a un onglet qui s’affiche : « Groupe ». Et là, les membres de la communauté peuvent dialoguer avec des groupes de fans de polars, fans de romances, fans de science-fiction etc.
Le lecteur type de la
communauté Babelio est plutôt une femme ?
Oui ! Très largement. Nous démarrons vers 16-18 ans, mais nous n’avons pas beaucoup d’adolescents. Après le cœur de la communauté, ce sont des femmes entre vingt-cinq et quarante-cinq ans. Les hommes lisent des essais, de la politique. Mais le plus gros volume de contributions sur Babelio concerne la fiction. Reste que nous avons aussi des lecteurs experts qui liront par exemple tous les livres concernant la guerre du Vietnam, ou des exégètes de la pensée antique, des spécialistes du droit, des amateurs de poésie tchèque, des universitaires, des professeurs etc.
Babelio c’est aussi le
réseau social où il y a le moins de fautes d’orthographe. De cela aussi, vous
pouvez vous enorgueillir !
Oui, les grands
lecteurs écrivent plutôt bien. Par rapport à la norme d’internet, on est
vraiment au-dessus !
Babelio, c’est aussi
une incroyable base de données. Une bibliothèque virtuelle qui s’enrichit de
plusieurs millions de livres ajoutés par les lecteurs…
Si nous mettons bout à
bout toutes les bibliothèques des lecteurs, je crois que nous arrivons à 20 millions
de livres ajoutés. Bien sûr, sur ces 20 millions, nous recenserons, par
exemple, 60 000 exemplaires d’Harry Potter, puisque c’est la bibliothèque
des lecteurs !
Un site comme Babelio
est-il rentable ? Menez-vous grand train grâce à la littérature ?
Nous ne menons pas
grand train mais nous vivons correctement ! Nous sommes rentables. Nous
avons des contrats publicitaires avec les maisons d’édition qui font de
l’affichage, des mailings pour présenter tel ou tel titre. Nous avons aussi des
bibliothèques à qui nous louons notre base de données. Nous possédons un outil
qui leur permet de récupérer les contenus de Babelio pour enrichir leurs
catalogues, leurs fonds.
Comment Babelio
évolue-t-il au fil des ans ? Pourriez-vous envisager de rajouter d’autres
fonctionnalités au site ? Comme la possibilité pour les lecteurs de
pouvoir parler directement aux auteurs, de les questionner en ligne ou de leur
réclamer une dédicace ? Ou encore d’organiser des concours de nouvelles,
de romans, de poésie ? Un prix des lecteurs Babelio ? Un prix de la
plus belle plume ?
C’est évident, il faut
absolument que nous mettions en place un « Prix des lecteurs
Babelio » ! Déjà, nous organisons de petits concours d’écriture mensuels,
mais nous n’avons pas vocation à devenir éditeur, car nous ne pouvons pas
éditer derrière le « Prix des lecteurs Babelio ». Mais pour motiver
les gens, je pense que nous allons créer un prix, il faut juste trouver la
bonne mécanique. Concernant les évolutions, nous allons enfin avoir une application
sur le téléphone mobile qui va sortir avant la fin de l’année 2018.
Babelio rencontre un
succès fou à l’étranger, dans les pays francophones comme le Québec, le
Maghreb. Va-t-il aussi s’implanter en Espagne ?
Aujourd’hui, 30 % de
la communauté Babelio est hors de France. Elle est présente en Belgique, en
Suisse, au Québec, en Afrique, avec trois lecteurs sur dix, ce qui n’est pas
rien. Au Québec, nous avons beaucoup de lecteurs, il y a une vraie dimension
militante, les lecteurs défendent la littérature et la littérature québécoise.
Il y a un an, nous avons lancé la version espagnole de Babelio. C’est le même
site avec le menu traduit en espagnol. Ce sont des lecteurs hispanophones qui
s’inscrivent et rédigent des critiques en espagnol. Pierre Fremaux, qui est
bilingue, pilote cette communauté hispanophone.
Que souhaitez-vous
pour l’avenir de Babelio ? Avez-vous des projets ?
D’abord de continuer ! Aujourd’hui, tout va plutôt bien ! Mais c’est beaucoup de travail ! Reste que j’adore ça mais je constate que je lis beaucoup moins qu’avant ! Ce qui est agréable avec Babelio, c’est le perpétuel changement, la nouveauté. Par exemple, depuis le début de l’année 2018, nous avons organisé plus de trente rencontres avec les auteurs, chose que nous faisions à peine il y a deux ans. Désormais, les choses évoluent vite. Peut-être que dans le futur, nous aurons une librairie, qui sait… Pour l’instant, nous creusons notre sillon…
Historien de renommée
internationale, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre de l’Institut
Universitaire de France, collaborateur du quotidien Libération,
Dominique Kalifa est l’un des meilleurs spécialistes français de l’histoire
culturelle du XIXème siècle et du début du XXème. Ce brillant esprit,
spécialisé dans l’histoire des déviances, dont l’œuvre considérable balaye à la
fois l’histoire du crime et de ses représentations, celui de la délinquance et
de la répression, du fait divers et de l’enquête judiciaire au XIXème, du
métier de détective privé à celui de commissaire de police au XIXème, avec des
ouvrages qui ont fait date, comme L’Encre et le sang, Crime
et culture au XIXème siècle, ou les passionnants Bas-fonds.
Histoire d’un imaginaire, s’affirme aussi comme un chercheur de tout
premier plan lorsqu’il se penche sur des sujets plus « légers » tel
Fantômas, dont il présida jadis la Société des Amis. Signant dernièrement un
excellent Tu entreras dans le siècle en lisant Fantômas paru
aux éditions Vendémiaire, Dominique Kalifa s’interroge sur cette figure
tutélaire d’un Génie du crime aux mille visages, sur ce mythe, cette création
littéraire sans précédent qu’Apollinaire, Cendrars et Magritte célèbreront.
Creusant aussi le sillon d’une réflexion originale sur la « Belle
Epoque » comme catégorie rétrospective, Dominique Kalifa vient de publier
aux éditions Fayard La véritable histoire de la Belle Epoque,
récompensée par le Prix Eugène Colas de l’Académie Française.
Conversation avec un
grand historien
Vous êtes un historien
reconnu pour vos travaux sur l’histoire du crime. Pourquoi cet intérêt pour le
crime ?
J’y suis venu par la
littérature. Adolescent, j’aimais beaucoup Arsène lupin et je reste un
« lupinologue » convaincu ! Maurice Leblanc est un véritable
romancier, dont la langue est remarquablement limpide. Le personnage d’Arsène
Lupin qu’il invente, drôle, séducteur, généreux, incarne à merveille un certain
esprit « Belle Epoque » et une conception du panache et de l’aventure
« à la française ». C’est pourquoi son œuvre reste lue aujourd’hui
encore par les adolescents. Ce qui m’a intéressé dans le crime réside moins
dans le fait social en lui-même que dans ce qu’il fait dire, fait voir, fait
écrire. Mes objets de recherche ont longtemps concerné le mouvement,
l’imaginaire social et culturel produits par le crime.
Vous avez publié deux
livres de référence en la matière, L’Encre et le sang, puis Crime
et Culture au XIXème siècle. Vous y écrivez que le XIXe fut obsédé par les
affaires criminelles. A cette époque, on invente tour à tour la police
judiciaire, la statistique criminelle, le reportage et toute une littérature du
crime. Pourquoi cette fascination pour le crime ?
Ce siècle a eu besoin
de reconstruire et de circonscrire assez clairement ses normes, ses frontières,
ses limites. Or la seule façon d’édifier des normes, c’est de s’intéresser à ce
qui peut les transgresser, à ce qui en constitue la menace. C’est pourquoi le
souci de rationaliser, de codifier, de normaliser la société fut l’une des
grandes affaires du XIXe siècle. Il lui fallait en conséquence explorer les mille
et une facettes de cette transgression majeure que constitue le crime.
Aux Etats-Unis, ¾ des
films relatent des crimes et se passent dans des commissariats. Aujourd’hui,
les romans policiers fleurissent, les films sur les détectives attirent un public
de plus en plus large. Pourquoi cette passion pour la transgression criminelle
? Est-ce pour voir jusqu’où l’homme peut aller ? Ou est-ce une façon pour
l’être humain d’exorciser la violence qu’il porte en lui ?
J’ai évoqué ces
questions dans le livre que j’ai consacré en 2013 à l’histoire des Bas-fonds.
Je m’y attache à comprendre pourquoi nous continuons à produire des
représentations de cet envers social, qui constitue la « part
maudite » de notre société. Il y a beaucoup de raisons à cela : d’abord le
fait que, même si cela opère malgré nous, les bas-fonds nous fascinent. La
misère ou la transgression extrême suscite en nous un intérêt morbide et un
désir refoulé. Quand on croise un de ces « naufragés » que produit
notre société, on détourne le regard. Mais le détourner signifie que l’on a
commencé par regarder. Fascination et répulsion marchent de conserve, plaisir
et abjection aussi. Il y a une part d’érotisme en cela, même si c’est difficile
à admettre, une attirance de nature quasi libidinale. Il existe aussi des
raisons « morales » qu’il ne faut pas occulter. S’intéresser au mal,
au sale, à l’abject pour tenter d’y mettre un terme, cela fut l’obsession de
générations de moralistes et de philanthropes, et bien sûr de nombreux
réformateurs, romanciers, sociologues, reporters comme les muckrackers
américains du début du XXe siècle. Là-dessus viennent se greffer des réalités
beaucoup moins nobles et plus mercantiles : les industries culturelles se
sont très vite et très tôt emparées de ce phénomène-là et l’ont transformé en
un marché extrêmement productif, sans doute l’un des plus grands marchés
culturels contemporains.
Les bas-fonds, c’est
tout ce qui est bas en l’homme ?
Bas dans le monde
social et ses représentations, bas dans les représentations qui en sont faites,
bas aussi dans les conceptions du corps. Ce que Mikhaïl Bakhtine appelait « le
bas corporel » – ce qui est au-dessous de la ceinture, le sexe, l’excrément, la
saleté, etc. – en est évidemment une composante essentielle.
Vous expliquez qu’au
XXème siècle la presse qui se veut la gardienne de l’opinion, va utiliser « les
récits du crime » pour affirmer son rôle dans la cité. Exploite-t-elle le
malheur des gens ?
C’est une question
complexe. Si la presse ne parle pas d’un crime, s’il n’est pas médiatisé, il
n’existe pas socialement, en dehors du cercle restreint des victimes ou de leur
entourage. La médiatisation des réalités criminelles est donc inséparable de
leur existence sociale. Mais elle constitue aussi une « matière »
médiatique productive, et à gros rendement, d’où le sentiment qu’on peut avoir
d’une « exploitation ». En même temps, on n’a jamais tant écrit, tant
représenté, ni tant mis en scène des violences criminelles, notamment
homicides, et pour autant, dans nos sociétés occidentales, la courbe de la
criminalité homicide n’a pas cessé de baisser.
Votre ouvrage Les
Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire traduit en 4 langues
(anglais, espagnol, portugais et japonais) a connu un beau succès de librairie.
S’agit-il d’une description de « La Cour des Miracles » de Victor Hugo ?
L’expression «
bas-fonds » apparaît, dans son sens social, en 1840. Ce livre analyse les
raisons d’une telle émergence, mais s’attache à comprendre ce phénomène de
façon beaucoup plus ample. Il en recherche les racines dans la tradition
biblique – la ville corruptrice, Babylone, Sodome, Gomorrhe – pointe l’étape
majeure du XIIIe siècle qui invente la notion de « mauvais pauvre »
et poursuit l’analyse jusqu’aux représentations contemporaines des cités du mal
que mettent en scène les jeux vidéo ou les films de science-fiction. « La Cour
des miracles » renvoie bien sûr à une réalité des XVIe et XVIIe siècles, mais
c’est Victor Hugo qui, en 1831 avec son roman Notre-Dame de Paris,
donne à ce motif toute son épaisseur. Son roman le replace dans un XVème
siècle, un Moyen Age fantasmé. Mais l’essentiel est que la publication de Notre-Dame
de Paris précède de quelques années l’invention des bas-fonds. Mais
autant qu’à la Cour des miracles, c’est en regard à des représentations
religieuses que cet imaginaire se construit. Le monde des bas-fonds se pense
dans une topographie verticale, il suppose un haut et un bas, un endroit et un
envers. Il plonge dans l’abîme. La relation est claire à l’égard de
l’imaginaire païen des enfers. En anglais, the underworld (l’expression émerge
au sens social vers 1860) était utilisé jusque-là pour désigner les enfers
païens. Toute exploration des bas-fonds tient de la catabase, descente vers les
dessous du monde. Hugo, dans « Les Misérables », pense la notion en
relation avec l’univers de la « caverne sociale », dans un même
processus vertical. Mais son propos est optimiste : Jean Valjean va
remonter des bas-fonds à la lumière, et c’est le message du roman. Aujourd’hui,
les représentations des mondes infra-sociaux se construisent de manières
beaucoup plus diffuses, et plus horizontales.
Le crime a-t-il une
adresse ?
Oui. Le crime a une
adresse, il réside précisément dans ces bas-fonds qui ne sont pas seulement des
« lieux du crime ». L’expression associe étroitement le crime, le
« vice » et l’extrême pauvreté. Ils constituent ce lieu, le plus
souvent fantasmé, où, pense-t-on, convergent et se superposent ces trois
notions. On peut imaginer toutes les circulations et les dialectiques possibles,
qu’organise l’idéologie : cela peut-être la misère qui conduit au crime, ou le
vice qui conduit au crime et à la misère, etc. La pensée sociale privilégiera
le premier scénario quand la libérale validera le second.
Vous avez très
récemment publié un superbe ouvrage, sorte d’abécédaire sur Fantômas et son
mythe : Tu entreras dans le siècle en lisant Fantômas (éditions
Vendémiaire). Parmi les entrées, au nombre de 32 (32 comme les 32 volumes des
aventures de Fantômas), aucune ne concerne Fantômas lui-même. Pourquoi ? Parce
que Fantômas est l’Insaisissable par excellence, « le bandit aux multiples
avatars » comme le dira Michel Leiris. Il est tout le monde et personne à la
fois… Finalement, Fantômas est sans identité. « Il n’existe pas » finira par
dire le commissaire Juve. L’homme en noir est-il l’incarnation de la mort ?
Oui. De la nuit. Du
crime aux mille visages. Il incarne, presque ontologiquement, le masque.
Derrière la cagoule, il y a encore une autre cagoule, et encore une autre, et
cela à l’infini… Fantômas est le héros phénoménologique d’un roman sans fond.
Cela dit, on trouve néanmoins une entrée dans mon livre où Fantômas est
identifié sous le nom de Gurn, qui est sans doute son vrai nom, en tout cas
l’un de ses avatars les plus solides. Mais vous avez raison, Gurn n’est pas
exclusivement Fantômas !
Le policier Juve, lui
en revanche, existe bien. Il aspire, dites-vous, à être « le roi des policiers
». Un policier si populaire que tous les Parisiens le connaissent. Il déclare
une guerre sans merci à Fantômas. C’est une course interminable qui se solde
par un échec. Car Juve, écrivez-vous, ratiocine au lieu d’agir. Il n’est pas
sans faire penser, dans son obstination maladive, au personnage de Victor Hugo,
Javert. Javert qui poursuit Jean Valjean jusqu’en enfer…
Il y a un peu de ça…
Le personnage de Javert, d’ailleurs, est lui-même un avatar de Vidocq, la
figure matricielle, qui est aux sources de Javert chez Hugo (et aussi un peu de
Jean Valjean) et avant lui, de Vautrin chez Balzac. Vidocq, personnage réel,
est aussi le fondateur de la police judiciaire en France. Étrange pays que le
nôtre où la police criminelle est créée par un… criminel. Ancien bagnard, puis
mouton, indicateur, Vidocq joue si bien le jeu qu’il devient chef de la brigade
de sûreté avant de fonder la première agence de police privée. Ses
« Mémoires », publiées en 1828, sont aux sources de la littérature du
crime.
Gouache originale de Camila Farina
Vous écrivez que le
commissaire Juve qui incarne l’ordre « finit par être envoûté par celui qu’il
doit combattre » par Fantômas. Juve est-il le frère, le double, le revers de la
médaille de Fantômas ?
C’est ce que l’on
apprend dans le dernier volume, La Fin de Fantômas… Pierre
Souvestre, l’un des co-auteurs de la série, était suffisamment intelligent pour
comprendre que l’histoire qu’il racontait tenait de l’épopée au sens fort du
terme, une épopée familiale où dieux et demi-dieux, du haut de leur Olympe,
regardent s’agiter les misérables mortels que nous sommes. Lady Beltham est la
maîtresse de Fantômas, Hélène est sa fille, Vladimir son fils, et l’on apprend
in fine que Juve est son frère. Difficile de faire plus familial. A ceci
s’ajoute le thème, classique lui aussi, du Double, omniprésent dans la série.
Durant tous les épisodes, Juve est fasciné par Fantômas, tout se dédouble en
permanence, il n’est donc pas étonnant de constater que Fantômas et Juve ne
sont que les deux faces du même Janus. Quant aux auteurs, ils étaient deux,
Pierre Souvestre et Marcel Allain, lequel épousera après sa mort la femme du
premier et viendra vivre dans son appartement.
Ce double, serait-ce
le mal et le bien que l’on porte en soi ? Une sorte de Docteur Jekyll et Mister
Hyde ?
Oui. D’où la dimension
très mythologique de ce texte. Pierre Souvestre était un esprit fort. Il écrit
Fantômas pour s’amuser et gagner de l’argent. Nous sommes évidemment face à de
la littérature de grande diffusion. Un texte mal écrit parce qu’il n’est pas du
tout écrit, mais dicté au « Parlograph » (ce sont les secrétaires de
Fayard qui établissent le manuscrit à partir des rouleaux). C’est de de
littérature à la chaîne, à la vapeur comme on disait du temps de Dumas.
Pourtant cette histoire a été célébrée par tous les poètes et tous les
artistes. Apollinaire le premier, puis Jacob, Cendrars, Cocteau, Desnos,
Aragon, Queneau.
Le cinéaste André
Hunebelle réalise trois Fantômas entre 1964 et 1967. Il est vilipendé
par toute la critique. A l’époque, Jean-Pierre Bouyxou, un journaliste, va même
jusqu’à écrire dans la revue « Europe » : « On a saboté un mythe, on l’a miné,
on l’a assassiné. » Pourtant les films Fantômas, Fantômas
se déchaîne et Fantômas contre Scotland Yard sont de
savoureuses comédies populaires qui connurent un grand succès. En quoi André
Hunebelle a-t-il failli ?
Parce que Fantômas
doit faire peur. C’est l’incarnation du mal, de la cruauté, de la violence.
Chez Hunebelle, il perd son caractère sanguinaire et le film verse dans le
burlesque. Nathalie Sarraute, dans Enfance, insiste sur cette
dimension effrayante, les mains de Fantômas, les mains qui étranglent, les
mains qui tuent. On songe à l’affiche du film de Paul Fejos en 1932 où les
mains de Fantômas dessinent une terrible menace. Ces mains la terrifièrent.
Dans les films d’Hunebelle, Fantômas fait plutôt rire. Je les considère
pourtant comme des films importants. Nous sommes au début des années 60,
l’imaginaire de la « Belle Epoque » commence à se dissiper, et la figure de
Fantômas, comme les autres, décline aussi. En transposant le personnage dans la
modernité des années 60, avec ses décors, ses avions, ses hélicoptères, en
choisissant Jean Marais, un proche de Cocteau (qui, dit-on, lui conseilla
d’accepter le rôle), en y ajoutant le masque bleu (le bleu du peintre Yves
Klein, la couleur du « vide »), Hunebelle modernise la mythologie de
Fantômas. Il la « james-bondise », ce qui est pour certains sacrilège, mais
cela permet aussi de « recharger » le mythe. Un nouveau départ s’en
suit, dans la bande dessinée italienne (Diabolik et ses nombreux épigones) ou
mexicaine. C’est pourquoi Fantômas est vraiment un mythe fort, peut-être même
le seul grand mythe culturel que le XXème siècle ait inventé. Un grand récit
oral, collectif, ouvert à l’investissement, à la réinvention, qui nous parle du
destin tragique de notre temps.
Gouache originale de Camila Farina
La fin du cycle se
termine par une mort par noyade des personnages dans le naufrage du Gigantic.
On songe évidemment au Titanic. La fin de Fantômas symbolise-t-elle celle de la
« Belle Epoque » ?
Oui, indéniablement,
tout autant que le naufrage du Titanic, belle époque miniature et flottante.
Fantômas signe à la fois l’apogée et la mort de la « Belle Epoque », le baptême
tragique d’un siècle qui conjugue le progrès et la mort de masse. Car
n’oublions pas que Fantômas est un tueur de masse. Il incarne au mieux un
siècle qui est à la fois celui du progrès et celui des grands massacres, il
l’inaugure et le préfigure, le met en scène et l’incarne. C’est pourquoi on
n’en a toujours pas fini avec Fantômas, ni avec le 20ème siècle.
Cet ouvrage « Tu
entreras dans le siècle en lisant Fantômas » paru aux Editions Vendémiaire, est
une pure merveille. Magnifiquement illustré par des gouaches de Camila Farina…
Oui, je suis heureux que
vous le remarquiez. J’ai demandé à Camila Farina, une jeune artiste
contemporaine, d’imaginer 32 gouaches originales, autant que les entrées de
l’abécédaire, et bien sûr que les 32 volumes de Fantômas. Ce choix m’est
d’emblée apparu évident. L’alternative était d’illustrer l’ouvrage avec toutes
les couvertures, photos, montages, œuvres, extraits de films que nous
connaissions déjà. Mais si le mythe était toujours vivant, ce qui était ma
proposition, il pouvait donc continuer à inspirer des artistes contemporains…
Les magnifiques gouaches de Camila en sont la preuve. Elles sont, pour quelques
semaines encore, exposées à la Bilipo, la bibliothèque parisienne des
littératures policières, 49 rue Cardinal Lemoine.
Dans votre livre, on
apprend aussi qu’il y a un Fantômas qui a été incarné au cinéma par le père de
Johnny Halliday !
Oui, Jean-Michel Smet,
le père de Johnny. Il incarne Fantômas dans l’extraordinaire film du
surréaliste belge Ernst Moerman, Mr Fantômas, 280 000e chapitre, tourné en 1937.
Enfin, il y a aussi le
mythe littéraire de Fantômas…
C’est Apollinaire, le
premier, qui encense Fantômas dès 1914. Il y découvre la poésie à l’état brut,
une sorte de matière imaginative à l’état brut, de lyrisme extraordinaire, de
créativité primitive. Et il entraîne à sa suite tous les artistes du
Bateau-Lavoir, Max Jacob, Cendrars, Gris, Raynal. La jeune génération
surréaliste suivra : Desnos, Perret, Queneau, Tanguy, Aragon, Prévert, qui
tous célèbrent Fantômas. Magritte lui consacre quatre toiles. D’autres suivent.
Gouache originale de Camila Farina
Fantômas représente
quoi pour tous ces artistes ?
Il représente une
création littéraire qui prend la littérature pour ce qu’elle est, un exercice,
une pratique. Son évident manque de sérieux ouvre toutes grandes les portes de
l’imagination, de l’humour noir, de la poésie brute. Breton, et tous les
surréalistes avec lui, furent transportés par l’écriture automatique abrupte et
matricielle, qu’incarnait Fantômas.
Il y a aussi une part
de rêve avec Fantômas ?
De rêve et de
cauchemar ! Les adaptations de Louis Feuillade, considéré à juste titre comme
l’un des plus grands cinéastes au monde, inspirent les poètes. Feuillade
réalise cinq épisodes de Fantômas en 1913 et 1914, cinq films dans lesquels les
artistes et les créateurs des années qui vont suivre repèrent quelque chose de
la poésie brute et fonctionnelle engendrée par le siècle. Ce qui m’a le plus
fasciné avec Fantômas, c’est l’incroyable destin d’un produit de la culture de
masse transformé, érigé, encensé en forme pure de la créativité absolue.
Enfin Fantômas est un
homme dominateur, un séducteur, un amant passionné. Toutes les femmes en sont
folles… On n’échappe pas à l’emprise de Fantômas. Il a deux enfants, une
fille et un garçon. Il séduit la femme de son fils, et entretient avec sa fille
une relation ambigüe, à la limite de l’inceste. Fantômas n’est-il pas la figure
parfaite du pervers ? Il vampirise les autres. « Les femmes deviennent sa chose
». Comme il n’est personne, comme il n’est qu’une coquille vide, il se remplit
de la chair, de l’âme et de l’apparence des autres…
Hélène, on l’apprendra
in fine, n’est pas la fille de Fantômas, mais le bandit lui-même l’ignore.
Pierre Souvestre joue de toutes ces ambiguïtés. Fantômas, bien sûr, se nourrit physiquement
et symboliquement de la richesse des autres. En ce sens, c’est un vampire. Mais
c’est surtout un monstre humain, qui vole, tue, torture, pille. Une figure
allégorique, à l’évidence. Il n’a pas de visage parce que le Crime n’a pas de
visage. Les seuls traits qu’on lui a prêtés, sont ceux de l’acteur René
Navarre, grande vedette du cinéma des années 1910-1920, qui incarne Fantômas
dans les films de Feuillade. Il reçut des centaines de lettres d’admirateurs et
d’admiratrices. Dans les films magnifiques de Louis Feuillade, l’ouverture est
un fondu enchaîné des diverses apparences de René Navarre, des divers masques
du bandit. Fantômas n’est rien d’autre qu’une illusion sur pellicule.
Vous vivez entouré de
mythes fameux. Des héros, des détectives, comme Rouletabille, Fandor, de fins
limiers comme Vidocq, des gentlemen cambrioleurs comme Arsène Lupin, des
criminels comme Fantômas. Est-ce votre famille d’élection ? Vos multiples
métamorphoses ?
Restons modeste. Mais
je veux bien me reconnaitre dans la figure de l’investigateur, qui prend en ce
début de siècle les traits du reporter ou du détective. Les analogies sont
fortes entre le travail de l’historien et celui de l’enquêteur : même
tentative de reconstitution rétrospective de la vérité. Mais je n’ai aucune
fascination pour les criminels !
Pourquoi les années
1900 vous sont-elles si chères ?
Le Paris de 1900 est
brillant… J’aime ce lien étrange qui y relie la « haute » et « basse culture »,
qui associe Fantômas et Apollinaire, le boulevard, les salons mondains et les
bas-fonds de la pègre parisienne. C’est un moment de grâce. Sa dialectique et
cette symbiose rend son étude passionnante. Même si j’aime camper en 1900,
c’est aussi pour circuler à partir de là, en amont comme en aval.
Vous venez de publier
un superbe essai sur la « Belle Epoque » qui a reçu le prix Eugène
Colas de l’Académie française. S’il y a une « véritable histoire de La
Belle Epoque » comme l’annonce le titre de votre essai, c’est qu’on nous a
raconté des histoires… L’’imaginaire, la mémoire collective aurait-elle
embelli, idéalisé les choses ?
L’expression
« Belle Epoque » désigne par nature un âge d’or. C’est une
construction assez tardive qui, effectivement, nous raconte de très belles
histoires sur le début du XXème siècle. Non pas des histoires nécessairement
fausses ou fantasmées, mais nimbées d’un éclairage enchanteur. A les écouter,
on plonge effectivement dans ce qui serait l’enfance merveilleuse du XXème
siècle, baignée par le progrès, la consommation, la liberté des mœurs, un monde
qui aurait été englouti dans l’horreur de la première guerre mondiale. Tout
n’est pas faux dans cette représentation. Mais c’est une représentation …
Peut-on dater
exactement cette « Belle Epoque » ?
Ce que
rétrospectivement on appela la « Belle Epoque » correspond à l’entrée
dans le vingtième siècle. Impossible de dater ce phénomène culturel avec une
régularité de métronome. Il a suscité bon nombre de débats chez les historiens,
qui ont proposé des points d’entrée différents. Disons pour aller vite que le
changement de siècle et l’Exposition universelle de 1900 constituent des
repères assez fiables.
Peut-on dire que la
«Belle Epoque » a duré de 1900 à 1914 ?
Oui, indéniablement,
la Grande Guerre met fin à la « Belle Epoque ». Si le début est plus
complexe à dater, la fin, elle, est évidente.
On parle de la « Belle
Epoque » mais cette époque n’était pas forcément belle pour tout le monde.
Belle pour les privilégiés et les Parisiens, elle ne l’est pas pour les couches
sociales défavorisées, les pauvres, les ouvriers, les provinciaux…
La société française
est fortement inégalitaire. Pourquoi le serait-elle moins en 1900
qu’aujourd’hui ? Pourtant, même si elle connait de larges poches de
misères et des situations terribles dans le monde ouvrier, ce début de siècle
est marqué par une réelle embellie économique et sociale. Les niveaux de vie
moyens et la consommation augmentent, la tendance est à l’amélioration
relative, mais générale, des conditions de vie. L’accès à la culture se
généralise, au travers du journal, du livre populaire, du café-concert puis du
cinéma. Reste que l’album légendaire de la « Belle Epoque » a
longtemps été centré sur les seuls milieux mondains et aristocratiques, le
monde du théâtre, les élites sociales et culturelles. Sur la « vie
parisienne », qui est aussi celle des châteaux, des stations balnéaires ou
thermales.
L’historien Dominique Kalifa
En parlant des années
1900, Maurice Chevalier écrit « Dieu que Paris semblait heureux de
vivre ». Vous relatez effectivement que ce début de siècle fut une période
de paix, de prospérité, de légèreté, de joie de vivre, de douceur, de
flonflons, d’exceptionnelle créativité littéraire, d’inventions esthétiques et
d’exploits scientifiques (La « Belle Epoque » c’est l’avènement de l’électricité,
l’inauguration du métro en juillet 1900, L’Exposition Universelle, Les Jeux
Olympiques de 1900, les Frères Lumière qui inventent le cinématographe, les
avant-gardes culturelles). Pourtant, même à cette époque, il y a des menaces,
des zones d’ombre…
Parce qu’une société
n’est jamais blanche ou noire… De surcroît, comme la quasi-totalité des
éclairages que nous avons de cette époque, à commencer par l’expression
« Belle Epoque », sont des éclairages rétrospectifs, ces
représentations n’ignorent pas que cette période se termine mal. Mécaniquement,
cette fin tragique pèse sur notre lecture. J’ai tenté, dans ce livre comme dans
les précédents, de lutter contre toute téléologie et tout anachronisme. Faire
de l’histoire des représentations, c’est comprendre comment les individus, les
hommes et les femmes, ont habité leur temps, comment ils ont donné du sens au
monde qui les entoure. Ces deux écueils, l’anachronisme et la téléologie, nous
guettent en permanence. Il convient donc à mon sens de réprimer ce que nous
savons par ailleurs, c’est-à-dire la fin de l’histoire, puisque les acteurs,
eux, ne la connaissaient pas. C’est évidemment un exercice difficile, mais
c’est essentiel si on veut comprendre comment les gens ont vécu; or les
Français de 1900 n’ont jamais vécu la « Belle Epoque », ils n’ont
jamais pensé leur temps comme tel, ils ont seulement profité de leur vie.
Vous écrivez que le
naufrage du Titanic, le 12 avril 1912, « sorte de Belle Epoque flottante
et miniature » préfigure le cataclysme qui va engloutir cette société
insouciante du plaisir et de la fête. Puisque tout s’achève brutalement le 1er août 1914 par la
guerre et les tranchées…
En effet. L’image que
nous avons de La « Belle Epoque » est le produit de très nombreux
facteurs. De la littérature, des souvenirs, du cinéma, de tout ce que la
production culturelle nous a légué comme éclairage sur cette période. Mais rien
ne prouve que les contemporains, les hommes et les femmes de 1900, aient
vraiment ressenti les choses comme tel. Mon livre cherche à restituer la façon
dont les acteurs ont vécu leur temps, mais il s’efforce aussi de comprendre
pourquoi nous avons par la suite construit et diffusé des représentations du
début du siècle. Comme toute séquence historique, les années 1900 ont été en
permanence réinventées.
Quand est apparu pour
la première fois l’expression « Belle Epoque » ? Vous énoncez
finement que « nommer n’est jamais neutre ». Qu’est-ce qui est à
l’œuvre politiquement, idéologiquement, derrière cette dénomination ?
L’expression commence
à frémir à la fin des années trente. Vers 1936-1937, elle se diffuse pour
désigner ce qui serait un bon vieux temps nostalgique. Mais ce n’est vraiment
qu’en 1940, au début de l’occupation, dans le cadre d’un programme
radiophonique diffusé sur Radio-Paris, une station allemande, que l’expression
est explicitement associée aux années 1900. Radio-Paris était aux mains des
nazis, mais pour éviter l’indigestion propagandiste, elle combinait émissions
politiques et divertissements. Parmi ces programmes de distraction, l’animateur
André Alléhaut eut l’idée de proposer une émission consacrée aux chansons
« rétro », celles des années 1900, qu’il intitule « Ah la Belle
Epoque ! ». C’est la première fois qu’on identifiait de façon évidente les
années 1900 à l’expression « Belle Epoque ». Plus tard, ce furent
aussi des spectacles de music-hall. Cette image de la France correspondait aux
attentes des Allemands, elle était aussi pour nombre de Parisien une échappée
hors d’un présent très difficile, une valeur-refuge en quelque sorte.
En exergue du
« Voyage au bout de la Nuit », Céline écrit que la guerre c’est « de
l’autre côté de la vie ». « La Belle époque », c’est « le
bon côté de la vie » ? La jeunesse, l’âge de l’insouciance, le temps
des illusions…
C’était bien sûr, une
forme d’évasion, une façon de retrouver son âge d’or, sa belle époque, sa
jeunesse. Et cela continua à la Libération et durant la Quatrième République.
La France affaiblie éprouvait le besoin de se ressourcer dans le temps de sa
splendeur passée. Avant d’être un livre, la « Belle Epoque » était un
cours dispensé à la Sorbonne. Nous avons, avec des étudiants, réalisé un petit
micro-trottoir pour interroger les gens sur ce que représentait pour eux la
« Belle Epoque ». Les plus lucides nous dirent : « La Belle
Epoque c’est quand on est jeune, quand on est amoureux ». C’était déjà ce
que Roland Dorgelès écrivait au début des années 1950 : la Belle Epoque,
c’était le temps de mes vingt ans, en 1900, sur la butte Montmartre.
La « Belle
Epoque » a une dimension festive évidente. A-t-elle aussi une dimension
érotique ?
Oui, une très claire
dimension érotique et sexuelle. L’album « Belle Epoque » diffuse un
imaginaire où les mœurs sont libres. Il évoque les cocottes, les grandes
courtisanes, les maisons closes, les premiers films pornographiques. On imagine
une légèreté qui rendait la vie plus facile .En réalité, cette société restait
très normée, la syphilis inquiétait, la prostitution aussi, et l’on est encore
loin d’une quelconque révolution sexuelle. Mais l’esprit est gaulois,
indéniablement.
Pour ne pas être gagné
par le découragement et supporter l’insupportable, l’homme a-t-il besoin de se
voiler la face, de falsifier la réalité et de célébrer ce qu’il y a de bon, de
meilleur en lui. En ignorant par exemple que l’homme est un loup pour l’homme,
que la réalité, c’est la guerre…
Les sociétés ont
besoin d’épouvantail, Fantômas en est un, mais elles ont autant besoin de
valeurs refuges, de se réinventer des paradis terrestres. La « Belle
Epoque » est un de ces Eden. Les âges d’or se créent généralement lors des
périodes ou des moments de « fondation », dont toutes les
civilisations ressentent le besoin. Pour se rassurer. Pour se ressourcer. Pour
exister. Le XXème siècle, « siècle des extrêmes » selon l’expression
d’Éric Hobsbawm, siècle de la mort de masse et des grands massacres, eu aussi
besoin de son baptême. Pour les Français, 1900 représente ce moment où le pays
est puissant, où le régime républicain triomphe, où l’empire colonial est à son
zénith, où la France est une puissance écoutée du concert des nations. Entre
1900 et 1914, Paris est sans doute la capitale culturelle la plus attractive du
monde. L’année 1913 est considérée dans le monde entier comme l’annus
mirabilis de la création esthétique, annonciatrice d’un XXe siècle culturel
qui y serait tout entier contenu. La thèse ne manque pas d’arguments.
En 1913, Proust publie le premier tome de la Recherche et
Valery Larbaud A. O. Barnabooth, Cendrars et Sonia Delaunay
composent la Prose du Transsibérien, Apollinaire célèbre les
peintres cubistes, Stravinsky fait jouer le Sacre du printemps et
Schönberg Pierrot lunaire. Cette extraordinaire vitalité,
matricielle, semble ainsi emporter l’Europe sur la voie de l’innovation, et se
cristallise à Paris, capitale culturelle. Que cette célébration de la
« Belle Epoque » débute en 1940, un moment où la France vaincue,
amoindrie, humiliée, collabore avec l’occupant nazi, ce n’est pas un hasard non
plus.
Sur quoi
travaillez-vous actuellement ?
J’achève un manuscrit sur l’imaginaire amoureux et sensuel de Paris…
Propos recueillis par Isabelle Gaudé
Dominique Kalifa à l’Université Keio de
Tokyo avec son collègue Kosei Ogura qui a fait traduire la Belle Epoque en
japonais
Michel Bussi
est l’un des écrivains préférés des français. Ce romancier qui caracole
toujours et encore en tête du box-office des meilleures ventes avec Marc Levy
et Guillaume Musso, est un homme d’une simplicité désarmante. Il vous
reçoit chez lui, avec un petit café, un grand sourire et son admirable
gentillesse. Jamais un mot plus haut que l’autre, jamais une critique envers
les autres romanciers, il n’est que patience, écoute et immense
bienveillance envers l’humanité toute entière. Lui qui scotche un million
de lecteurs à chacun de ses romans, avec ses scénarios haletants,
son souffle, sa subtilité et son sens du suspense; lui à qui la vie a servi
« le grand jeu » en matière de succès littéraire, lui que le
public adule, est tout le contraire d’une star. Il est juste content
d’écrire des romans parce qu’adolescent, il adorait en lire ! Michel
Bussi ne revendique rien, ne recherche ni les honneurs, ni la gloire. Et
comme la gloire n’en fait qu’à sa tête, elle est venue à lui, sans qu’il
la sollicite. Les choses se sont agencées comme par miracle. La grâce… Non
content d’être un écrivain prolixe et doué, il est aussi Professeur de
géographie à l’Université de Rouen, et il dirige un laboratoire au CNRS.
Un petit prodige, on vous dit… Et ce petit prodige vient de sortir, le 4 mai
dernier, un nouveau roman « Le Temps est assassin ». A dévorer
au plus vite !
Le 4
mai, votre nouveau livre, « Le temps est assassin » est sorti en
librairie. Il était annoncé à la « Une » d’Amazone depuis plusieurs
jours. Qu’est-ce que cela fait d’être une star de la littérature ?
Je ne suis pas
une star de la littérature, loin de là ! C’est vrai que cela fait plaisir
lorsqu’on sort un nouveau livre, de se dire qu’il ne va pas sortir dans
l’anonymat le plus complet, qu’il aura la chance d’être à la fois diffusé, lu,
qu’on est à peu près sûr qu’il y a beaucoup de gens qui vont l’acheter, ce qui
n’est pas le cas pour beaucoup d’auteurs. Evidemment, c’est une chance inouïe
de se dire que tous les projecteurs sont braqués sur vous ! Et au final,
cela donne moins de pression !
Qu’est-ce
que cela fait d’être dans le tiercé gagnant des écrivains les plus lus en
France ? Est-ce bon pour l’ego ?
La première
fois que j’ai été dans le TOP 10, ça m’a donné un coup au cœur. Je me
retrouvais dans un classement où les neuf autres auteurs étaient forcément des
écrivains très lus, et parmi eux, il y avait même des auteurs que j’aimais.
Etre à la troisième ou à la huitième place, pour moi, c’était pareil. Cela dit,
il faut relativiser, cela reste quand même un palmarès virtuel.
Cela
fait si longtemps que votre nom figure dans ces classements que vous êtes
blasé !
Détrompez-vous,
cela ne fait pas si longtemps, cela fait juste trois-quatre ans ! Mais
c’est seulement un classement parmi tant d’autres. Là où je suis troisième
aujourd’hui, c’est dans un classement du Figaro qui fait référence
actuellement. Un peu comme les César, ou les Molière !
800 000,
un million d’exemplaires, pareils tirages donnent le vertige. Pourtant vous
vivez très simplement en Normandie, dans une propriété sans luxe ostentatoire,
ni esbroufe, dans une forme de discrétion… A croire que vous n’avez rien changé
de vos habitudes. Cette sagesse, c’est votre côté intellectuel ?
Je ne crois
pas ! On n’a pas besoin d’être un intellectuel pour avoir cette
sagesse-là ! C’est plutôt en conformité avec ce que j’écris. Je ne suis
pas devenu écrivain pour parvenir à un statut social, avoir une reconnaissance
médiatique ou que sais-je encore. Je me revois comme lecteur adolescent à
dévorer des livres et à m’évader avec eux. C’est ce qui m’a donné envie
d’écrire et le miracle s’est réalisé puisque je suis devenu écrivain. Mon seul
plaisir aujourd’hui, c’est d’arriver à grappiller du temps pour écrire mes
histoires. Savoir que mes romans sont lus, c’est ça mon vrai luxe !
Donc
vous ne courez-vous après les mondanités, la vie parisienne ?
Vraiment
pas !
Habitez-vous
depuis longtemps à Darnetal, à côté de Rouen, dans cette charmante maison entourée
d’herbes, d’arbres, d’une rivière, et de trois canards sauvages que vous
nourrissez tous les jours ?
Depuis
toujours ! Depuis 20 ans !
Donc,
malgré le succès, vous n’avez rien changé à vos habitudes !
Oui !
Manifestement,
l’argent ne vous grise pas ! Picasso disait à sa fille Maya :
« il faut vivre modestement mais avec beaucoup d’argent en, poche. »
D’accord avec lui ?
Je ne suis pas
d’accord ! On peut vivre modestement avec peu d’argent en poche !
Quant à moi, je n’ai pas l’impression d’avoir beaucoup d’argent en poche !
C’est l’expression « en poche » qui me gêne. La citation de Picasso,
je la comprends ainsi : il faut vivre modestement mais tout en laissant
entendre qu’on a beaucoup d’argent. Moi, je crois qu’on peut vivre modestement
tout en étant modeste…
Etes-vous
courtisé par les grandes maisons d’édition qui souhaiteraient vous voir
rejoindre leur rang ?
Lorsque j’ai
commencé à publier, j’étais chez un éditeur régional, qui a édité mon premier
roman, « Gravé dans le sable ». Ainsi, que les trois suivants.
Ensuite, je suis passé aux « Presses de la Cité ». Et depuis, je leur
suis fidèle !
Décidément,
vous êtes un homme fidèle, fidèle à votre maison, fidèle à votre éditeur !
C’est
vrai ! Etre courtisé par les maisons d’édition, c’est un peu comme en
amour : si on ne laisse pas entendre que l’on est susceptible d’aller voir
ailleurs, si l’on n’est pas disponible, il n’y a aucune raison d’être courtisé.
Dans ce cas-là, je ne crois pas que les maisons d’éditions viennent vous
racoler.
Fayard
est quand même venu chercher Michel Houellebecq en lui proposant « le
transfert du siècle ». Mais peut-être Houellebecq a-t-il une image plus
sulfureuse que la vôtre !
C’est
vrai ! On a vu Vargas changer de maison d’éditions, Legardinier aussi. Il
y a de très gros vendeurs qui peuvent être amenés à changer de maison
d’édition. Un auteur qui veut changer d’éditeur fait savoir qu’il est
disponible. A partir du moment où un auteur, comme moi, dit ouvertement qu’il
est très bien chez son éditeur, je crois qu’il y a quand même une certaine
élégance à ne pas le débaucher. Mais, si un jour je laissais entendre que je
cherchais un autre éditeur, je pense qu’il aurait certainement du monde sur les
rangs !
Avez-vous
eu des romans portés à l’écran ?
Pas
encore ! C’est en cours. Ils ont été achetés. Il y a « Nymphéas
noirs », « N’oublier jamais », « Ne lâche pas ma
main ».
Vous
écrivez : « je sais ce qui plait au public ». Est-ce à dire
qu’il y a des recettes en matière de littérature ?
Je ne crois
pas, j’en suis même persuadé : Il n’y aucune recette ! On peut même
affirmer que la quasi-totalité des plus grands succès littéraires était
totalement imprévisibles. Personne n’aurait pu les prévoir. Après coup, on peut
tout expliquer mais pas avant ! Quant à moi, j’écris des choses assez
différentes. Au début, j’ai eu du mal à me faire éditer, parce que j’étais un
peu « transgenre », les éditeurs n’y croyaient pas vraiment. Par
exemple, mon roman « Nymphéas noirs » est à la fois un roman
policier, un roman qui parle de l’impressionnisme, un roman psychologique et un
roman qui n’est pas historique. Quand, je l’ai l’envoyé à des maisons
d’éditions, personne n’en voulait parce qu’il ne rentrait pas dans les cases.
Il y a des éditeurs qui publient du thriller, ceux qui publient du terroir etc.
« Nymphéas noirs » ne rentrait dans aucune case précise, alors j’ai
créé la case !
Donc,
vous ne cherchez pas à flatter le plus grand nombre…
« Flatter »,
cela voudrait dire que l’on va dans le sens de ce que le public attend. Or,
c‘est vraiment l’inverse qui se passe. Je crois que l’écrivain a une
intuition. Quand je parle de l’intuition de l’écrivain, je fais allusion à
cette espèce « d’instinct » qui fait que l’écrivain pressent, devine,
sait ce qui va surprendre le public. Il sait comment émouvoir, il sait comment
emmener son public dans telle ou telle direction. Cela veut dire que l’écrivain
anticipe de façon intuitive la réaction du public. Quand j’écris un roman comme
« Le temps est assassin », je me dis, il va plaire pour telle ou telle
raison. Parce que j’y mets tel ou tel ingrédient et ça va fonctionner à cause
de cela.
Etes-vous
sûr à ce point-là de vous ?
Oui ! Par
exemple, sur le site Babelio, l’on trouve beaucoup de commentaires, de
critiques d’anonymes sur les romans qui sortent. C’est amusant de voir que les
gens reprennent toujours les mêmes citations de l’auteur et que ces citations
sont clairement celles dont on est le plus fier. C’est presque imparable !
Vous
avez un rythme de croisière : vous éditez un livre par an. Comment
faites-vous pour tenir ce rythme ? La discipline ?
Oui, la
discipline. Cela dit, mon temps d’écriture n’est pas très long. Je suis assez
sûr de moi dans l’inspiration, c’est-à-dire que je vais assez vite sur
l’invention de l’histoire, les idées, les fulgurances, la vision construite du
livre et sur les choix que j’ai à faire. Sinon, on peut ruminer un roman
pendant trois ans, dix ans. Bien sûr, je travaille beaucoup le style. C’est
quatre-vingt-dix pour cent du travail. Je passe beaucoup de temps aux relectures,
à la fluidité. C’est ça, d’ailleurs, le vrai temps de travail.
Adolescent,
aviez-vous rêvé cette vie-là ?
Forcément !
Et j’ai réalisé mon rêve !
Estimez-vous
avoir réussi votre vie ?
Du côté
écriture, globalement oui… Il y a même là quelque chose qui relève du miracle
pur !
Dans
les « Nymphéas noirs », votre héros affirme que les gens qui ont un
don et du succès doivent se protéger de la jalousie des autres. Avez-vous été
victime de la médisance ?
Je n’ai pas été
victime de la médisance parce que je me protège assez. On est victime lorsqu’on
s’expose beaucoup. Plus on s’expose, plus on risque. Si on donne le bâton pour
se faire battre, si on va souvent à la télé, il y a effectivement ce risque…
Voulez-vous
dire que vous êtes dans un retrait volontaire ?
Je ne refuse
pas toutes les émissions de télévision, mais si on reste modeste, on ne donne
pas prise aux critiques. Surtout, je ne pense pas revendiquer plus que je n’ai…
Je n’ai pas de posture, je ne cherche pas les honneurs. Par exemple, le prix
Goncourt ne m’intéresse pas. Mon désir, c’était vraiment d’écrire des
histoires, d’être un enfant lecteur, un adolescent lecteur, un adulte lecteur.
Passer de l’autre côté de la barrière en étant celui qui raconte les histoires
et que les gens aient envie de lire, ça c’est extraordinaire ! C’est une
chance inouïe ! Me dire que je suis parmi les auteurs qui procurent du
bonheur au lecteur, eh bien, cela me suffit amplement, cela me comble.
En
fait, vous êtes à votre place !
C’est ça !
Je veux être à ma place ! Je ne veux pas être au-dessus. Je suis très
conscient de ce que je sais faire et de ce que je ne sais pas faire. Par
exemple, chez Michel Houellebecq, il y a des trucs que j’adore, d’autres que
j’aime un peu moins, mais je sais que je ne saurais pas faire ce qu’il fait. Je
n’ai pas ce talent-là, le talent de la provocation…
Vous
êtes une personnalité en vue. Quelles sont les servitudes de la gloire pour un
professeur de géographie à l’Université ?
A force, les
gens se sont habitués à moi à l’Université, disons que nous cohabitons en bonne
harmonie ! La seule servitude, s’il y en a une, c’est qu’à un moment
donné, on ne vous voit que comme un écrivain. Et ça, c’est un peu lassant à la
longue.
Michel
Bussi, qu’est-ce qui vous fait plaisir dans l’existence ?
La surprise
permanente. L’imprévisible. L’idée qu’un jour ne ressemble pas au précédent ni
au suivant. C’est le fait de vivre plein de vies. De passer d’une chose à
l’autre, c’est l’urgence permanente. C’est le sentiment de boulimie, la multiplicité
des choses à faire.
Qu’est-ce
qui vous rend joyeux ?
J’aime beaucoup
le jeu ! Ne pas se prendre au sérieux, faire semblant !
Quelles
sont les faiblesses du « maître du polar » ?
C’est un peu
galvaudé comme expression « maître du polar », non ? Surtout que
mes romans ne pas forcément des polars ! Quant à mes faiblesses, disons
que je suis assez peu sûr de moi en général. Et puis, je souffre d’un sentiment
d’imposture. Quand vous êtes en train d’écrire votre bouquin tout seul, que
vous hésitez sur un mot et que vous vous dites que cela va partir à un million
d’exemplaires alors que votre choix est une espèce d’indécision, oui, il y a un
sentiment d’imposture. On se dit pourquoi c’est mon truc qui va se vendre alors
que je suis en train de le bricoler. Et puis vous vous relisez et vous ne
trouvez pas ça terrible. A ce moment-là, il est difficile de se défaire de ce
sentiment d’imposture. Cela dit, ce doute permanent encourage l’exigence, sinon
vous devenez vite mauvais.
Qu’est-ce
qui vous fait peur sur cette terre ?
Ce qui me fait
peur ? Ne pas avoir le temps de terminer toutes les histoires que j’ai en
tête !
Vous
êtes professeur à l’Université de Rouen et vous dirigez un laboratoire au CNRS.
Comme dans « Indiana Jones » toutes les étudiantes de la Fac doivent
être amoureuses de vous. Ecrivent-elles « I love you » sur leurs
paupières ?
Il faudrait
qu’elles soient au premier rang pour que je puisse m’en apercevoir ! Non,
plus sérieusement, je ne crois pas qu’elles soient amoureuses de moi !
Elles ont l’âge de ma fille ! A 20 ans, on ne fantasme pas sur des
écrivains de 50 ! « Indiana Jones », c’est un film; dans la
réalité, les choses se passent toujours différemment !
Ecrivez-vous
pour séduire ?
Forcément on
écrit pour séduire, et donc indirectement pour être aimé. Mais dans mon cas, il
y a une espèce de pudeur, d’élégance qui fait que je ne m’expose pas
directement puisqu’il y a un filtre créée par l’histoire. C’est différent d’un
romancier qui fait de l’autofiction, qui écrit à la première personne. En
écrivant à la troisième personne, je reste à l’écart. Je vais regarder les gens
aimer mes livres. Cela dit, je reconnais qu’il y a une part d’égocentrisme dans
tout ça : c’est vrai que lorsque je vois mes livres, mes affiches dans les
vitrines des librairies, c’est assez agréable. Mais, sincèrement, je suis dix
fois plus content de voir quelqu’un acheter mon livre, et le lire. C’est ça qui
me plait vraiment !
Vos
héroïnes sont des pin up, des femmes belles comme le jour. Etes-vous amoureux
d’elles au point de dire comme Balzac au moment de mourir :
« Appelez-moi Bianchon ! » (Bianchon étant le médecin de la
« Comédie humaine »)
Non !
D’une part, parce que je n’ai pas de héros récurrent, et puis mes héroïnes ne
sont pas toutes si belles ! Quand j’écris une histoire, je connais déjà la fin.
Dans « Nymphéas noirs », au premier chapitre, je sais que c’est
Stéphanie, qu’elle a 80 ans et qu’elle a raté sa vie. Après, si je tombe
amoureux de Stéphanie quand elle a trente ans, l’histoire est déjà écrite, donc
je ne peux pas éprouver le même sentiment ! Et puis, je me mets dans la
tête de Stéphanie, donc Stéphanie, c’est moi, je ne peux pas tomber amoureux
d‘elle puisque c’est moi !
Madame
Bovary, c’est moi !
En effet !
Quant à Balzac, peut être à la fin de sa vie, était-il devenu un peu fou au
point de croire que l’un de ses héros était un homme réel…
A
travers votre écriture, on vous devine esthète, sensible, affectif. Etes-vous
un sentimental ?
Oui, je
pense ! Et puis, je suis aussi nostalgique, mélancolique…
A la
question : « pourquoi écrivez-vous », Valéry répondait
« Par faiblesse », et Beckett « Bon qu’à ça ! » Et
vous, Michel Bussi, pourquoi écrivez-vous ?
Par
devoir ! J’ai en moi une espèce de certitude qu’il y a des histoires qui
doivent exister. C’est l’idée que quand on a une sorte de talent, de don, on
n’a pas droit de le laisser mourir…
C’est
une mission, alors…
Oui ! Une
mission ! Il y a une histoire qui s’impose et je me dis, il faut que je
l’écrive ! Il faut qu’elle existe et si en plus le succès est au
rendez-vous, alors allons-y !
Avez-vous
eu une enfance équilibrée ?
Oui, avec
quelque aléas…
Mauriac
disait : « notre vie vaut ce qu’elle nous a coûté d’efforts ».
Vous faites mille choses à la fois : prof de fac, vous dirigez un
laboratoire au CNRS, vous êtes un écrivain prolixe. Voulez-vous avoir mille
vies en une vie ou cherchez-vous à faire reculer la mort ?
Mille vies en
une vie ! Faire reculer la mort, c’est plus compliqué ! La seule
prise que l‘on ait, c’est d’avoir mille vies en une vie !
Pensez-vous
comme Hemingway qu’un écrivain est quelqu’un qui cherche à exorciser la
tragédie qu’il porte en lui ?
Oui ! Je
pense aussi que je suis né avec ce goût pour raconter des histoires. D’aucuns
peuvent avoir un certain nombre de traumatismes, une vie compliquée mais ils ne
seront jamais écrivains parce qu’ils n’ont pas de don. D’autres ont un don,
mais ils ne deviendront jamais écrivain parce qu’ils n’ont pas eu ce déclic.
L’écrivain, c’est la rencontre des deux, une alchimie, un don, une éducation qui
fait qu’on est capable d’écrire, qu’on a cette imagination, cette subtilité.
Hemingway
toujours. Il disait à son ami F. Scott Fitzgerald : « Il faut que tu
sois blessé à mort pour écrire ». Selon vous, est-ce à ce prix que l’on
écrit bien ?
Peut-être. Pas
à mort, mais oui, il faut être blessé parce que ce que l’on écrit le mieux, ça
vient des blessures, des fêlures. Après, l’élégance, c’est que cela ne se voit
pas trop. Quelqu’un qui aurait une vie lisse aurait plus de mal à se projeter
dans quelque chose qui relève du drame. Ou alors, il lui faut un talent
supplémentaire. Quelqu’un qui n’a jamais connu de déception amoureuse,
quelqu’un qui n’a jamais connu le deuil, peut-il imaginer toutes ces émotions,
cela semble peu probable…
Delphine
de Vigan dans son dernier roman « D’après une histoire vraie »,
écrit : « Ta famille a engendré l’écrivain que tu es. Ils ont créé un
monstre. Et le monstre a trouvé le moyen de faire entendre son cri. De quoi
crois-tu que sont faits les écrivains ? Vous êtes le produit de la honte,
de la douleur, du secret. Vous venez de territoires obscurs, innommés ou vous
les avez traversés. Des survivants, voilà ce que vous êtes, chacun à votre
manière, et tous autant que vous êtes. » C’est quoi votre secret, Michel
Bussi ?
Je ne suis pas
forcément d’accord avec ça. J’ai lu son bouquin qui est réussi d’ailleurs
(dedans, il y a une espèce d’impudeur intéressante, un flou entre la fiction et
la réalité, et on ne sait jamais si on l’est dans le vrai ou le faux.) Il y a
un vrai débat là-dessus : l’écrivain doit-il écrire une fiction ou doit-il
mettre ses tripes sur la table ? Je crois que chaque écrivain a sa propre
façon d’écrire mais il n’a pas forcément besoin d’écrire avec ses tripes. Pour
moi, c’est toujours une question de distance. On peut écrire au premier degré
ou être un écrivain fabuleux en écrivant à une distance folle de ce que l’on
est, parce que c’est cela qui est extraordinaire, puisqu’il devient presque
impossible de retrouver l’écrivain derrière ce qui a été écrit. On peut faire
des chefs-d’œuvre extérieurs à soi. Je pense à Tolkien et à tous ses livres qui
sont nés de son imagination. Ou à des femmes sages, mère de famille anglaise,
qui écrivent des horreurs.
Lacan
dit que « L’art, c’est l’inconscient qui parle à l’inconscient ».
N’est-ce pas les non-dits que l’on écrit ?
Oui c’est
ça ! Mais je trouve que c’est plus beau quand c’est inconscient.
Vos
romans sont sacrément bons. Impossible de les lâcher quand on les commence.
Est-ce parce qu’ils sont très construits ?
Je crois. Dans
« Nymphéas noirs », c’est une construction à plusieurs entrées, à
plusieurs niveaux, une espèce de toile. Ce type de construction marche quand ce
n’est pas trop linéaire, que ce n’est pas seulement un chapitre qui renvoie à
une fin ouverte. C’est quelque chose qui est fait de pistes multiples, ainsi
les lecteurs peuvent avoir des idées très différentes du roman. Je construis
mes romans en grande partie bien avant de les écrire, et au fil de l’écriture,
je les complexifie encore. Il faut que j’aie un vrai canevas en tête. La
psychologie naît de la construction. Et inversement. D’ailleurs, les deux sont
liées. Si l’on voit les coutures, si la construction arrive avec ses gros
sabots, cela ne marche plus. Je commence par travailler les coulisses et après
on voit la scène… Mais il n’y a que moi qui connais les coulisses !
Dans
vos romans, à la fin, il y a toujours un espoir. Comme si au fond de
l’abjection se levait un ange. C’est ça, la vérité de la vie ?
Je ne sais pas
si c’est la vérité de la vie parce qu’il y a plein de gens qui ne connaîtront
jamais cet envol de l’ange, hélas pour eux. Il y a forcément des gens qui vont
vivre des vies d’espoir, qui attendront toute leur vie cette grâce et seront
déçus, car ils partiront sans l’avoir connu. Dans mes romans, j’essaye d’avoir
une empathie pour mes héros, ce qui fait qu’il y a des fins douces-amères. Je
ne veux pas être dans quelque chose qui soit complètement noir et
« désespérant ». Je veux préserver cette note d’espoir… J’aime les
gens qui ont une fêlure mais qui ne s’apitoient pas sur leur sort. Ceux qui ont
cette petite étincelle en plus, cette petite lumière…
Michel
Bussi, aimez-vous les mots, les triturer, les agencer ? Etes-vous en
quelque sorte un travailleur du verbe ?
Oui, j’aime
beaucoup les mots. Et de plus en plus, d’ailleurs….
Justement,
votre style a de l’allure, il est enlevé, fluide, rythmé. Mais ce que j’aime le
plus dans vos romans, c’est votre subtilité. Vous êtes un homme perspicace…
C’est gentil…
Surtout que c’est rarement ce que l’on voit chez moi. Et ça me touche d’autant
plus. Souvent, les lecteurs, les libraires ou les critiques mettent en évidence
le fait que mes romans sont des romans à suspense et c’est sans doute ce qui
fait ma force ou ce qui plait au public. Mais, je trouve cela intéressant que
l’on me dise que j’ai de l’acuité…
Nietzsche
disait que pour être heureux, un homme doit trouver son lieu, son terroir, son
soleil. La Normandie présente dans tous vos romans semble vous enivrer
merveilleusement puisqu’au fil des livres, vous la décrivez inlassablement.
C’est votre côté géographe ? Ou cette terre, c’est votre mère ?
Je suis
normand ! Il y a forcément un côté géographe. Mais il y a aussi l’idée que
l’on écrit plus facilement, plus subtilement sur ce que l’on connait. Je
m’inspire des endroits que je connais pour créer des lieux.
Dans
votre premier roman « Gravé dans le sable » vous ne connaissiez pas
les codes du polar. Vous avez inventé, imaginé vos propres règles. Kant dit que
« Le génie c’est d’inventer ses propres règles » ! Mais peut-on
apprendre les codes de l’écriture du roman policier ? Y a t-t-il des
ateliers d’écriture pour ça ?
En effet, il y
a des codes pour le polar. Reste qu’ils ne figurent pas dans :
« J’apprends à écrire un polar pour les Nuls » ! Je pense
que l’on apprend en lisant et en se disant spontanément : « ce
rebondissement c’est bien, cette ficelle, ça me plait, pourquoi ça me
plait ? Pourquoi ça marche ? » Les codes sont faits pour être
dynamités. En effet, rien de pire que de faire un copier coller de trucs déjà
vu. Par exemple, si je prends le thème des« Nymphéas Noirs », c’est
une femme qui s’ennuie auprès de son mari et qui rêve d’une autre vie. Elle
rêve de rencontrer le Prince charmant. Elle se dit quand j’étais jeune, j’avais
beaucoup de talent, beaucoup de rêves et finalement, je suis en train de me
faner et de m’ennuyer avec ce « con ».C’est l’histoire de Madame
Bovary. Après, autour de cette idée on ne peut plus banale, je dynamite les
codes, je réécris cette histoire universelle mais différemment. Cela donne
« Nymphéas noirs ». Au final, l’impression qui reste, c’est que cette
femme était une gamine très douée, qu’elle a vécu ensuite auprès d’un meurtrier
qui s’entêtait à tuer tous les gens qui l’approchaient. C’est une métaphore.
Dans la vraie vie, les gens ne tuent pas les gens qui s’approchent de votre
moitié. Il n’empêche, on peut avoir auprès de soi, quelqu’un qui vous
vampirise, un cinglé qui vous éloigne de vos passions, soi-disant par amour…
Concernant les ateliers d’écriture, je crois qu’ils sont d’une utilité pour
ceux dont l’accès aux mots est compliqué, ceux qui souffrent d’une forme
d’inhibition, ceux qui n’arrivent pas à franchir le pas. Que quelqu’un les
incite à écrire, à écrire avec leurs propres mots, à inventer leur style, peut
être tout à fait stimulant. C’est comme un psy qui dirait : « vous
avez tout en vous, et je suis simplement là pour vous aider à faire sortir ce
qu’il y a en vous. »
Vous
dites que Serge Brussolo est votre maître. Qu’aimez-vous en lui ?
C’est un Dieu
pour inventer des mondes, des situations imaginaires ! Il a une façon
incroyable de filer les choses, il part d’une hypothèse improbable et après
tout se transforme, il y a une espèce de machine qui se met en marche qui fait
que l’on rentre dans son imaginaire. Il nous entraîne avec lui, dans son monde.
Oui, il y a une forme de génie ! En science-fiction, c’est un maître…
Votre
dernier roman s’intitule « Le temps est assassin». Je ne l’ai pas lu
encore mais j’ai remarqué que les romans qui marchent le mieux aujourd’hui,
ceux de Marc Levy et Guillaume Musso, s’entêtent à nous faire croire que nous
sommes immortels… Ils surfent sur cette peur, la peur panique de l’Occident
face à la mort, cette mort intolérable qui est la seule chose que l’on ne contrôle
pas actuellement. Pensez-vous que ces écrivains doivent leur succès au fait que
leurs romans rassurants anesthésient cette peur ?
C’est une bonne
hypothèse ça ! Par contre, chez moi, il n’y a pas cette dimension de
l’immortalité. Au contraire, j’explore plutôt la notion de filiation, de
paternité, de maternité, de rapport à l’enfant, de transmission….
De quoi
parle votre dernier roman ?
Cela se passe
en Corse. On suit d’abord une adolescente de 15 ans, dont la famille meurt sous
ses yeux lors d’un accident de voiture. Vingt-sept plus tard, on la retrouve a
42 ans. L’idée, c’est de confronter une adolescente à la femme qu’elle est
devenue à 42 ans. On reste sur le thème de la transmission, de
l’inter-génération.
Enfin,
ma dernière question : Vous n’avez pas une célébrité tapageuse. Cette
notoriété vous l’avez construite avec talent tout comme vous construisez vos
romans. Vous avez trouvé votre place sur terre. Vous vous payez même le luxe de
vous offrir une belle place dans l’imaginaire collectif. Comment faites-vous,
Michel Bussi, pour peser autant sur les événements extérieurs, pour prendre
votre vie aussi bien en main ?
Je ne suis pas aussi doué que vous le dîtes ! Vous idéalisez ! Je crois plutôt que l’équilibre est difficile à atteindre… Mais on y travaille !
Propos recueillis par Isabelle Gaudé
« Le temps est assassin »
de Michel Bussi, Editions Presse de la Cité, 532 pages, 21.50€.
Sortie le 12 octobre 2017 du
dernier livre de Michel Bussi « On la trouvait plutôt jolie ». A lire
absolument !
C’est vrai que Jacques
Lusseyran est un auteur injustement oublié de ses contemporains. C’est vrai que
peu de gens connaissent son nom, ou même ses livres. Mais Jérôme Garcin prouve,
une fois de plus, qu’il a une façon éclatante de réparer les oublis de
l’histoire. Depuis des décennies, le directeur littéraire du « Nouvel
Observateur » excelle à faire survivre ceux dont on n’ignorait jusqu’à
l’existence. Faisant ressurgir des limbes des auteurs méconnus, des destins
héroïques. « Une manière de leur donner une place qu’ils n’avaient pas »
souligne-t-il avec une vraie modestie. Procédé littéraire que pratiquaient déjà
les Anciens, notamment le poète Pindare en éclairant « le courage
invincible », les qualités morales d’êtres exceptionnels. Si les Grecs
composaient des poèmes, des chants de victoire à la gloire des héros
flamboyants, c’est parce qu’ils savaient bien que «privée de l’hymne qui la
loue, la valeur reste couverte d’une obscurité profonde ». Alors ils
célébraient leurs héros, exaltaient leur courage ou leur mérite, pour les
offrir en exemple à la postérité. Louer nos pairs, n’est-ce pas la plus belle
façon de louer la vie…
Cet art de l’éloge,
malheureusement, n’existe plus de nos jours. Avec Internet qui lui préfère la
culture de l’humiliation, la surexposition de l’égo, cette générosité d’âme n’a
plus cours. Pourtant, faut-il être un homme de cœur, avoir une infinie pudeur
et une précieuse élégance morale pour s’effacer au profit d’autrui, prôner
l’oubli de soi et tracer à la plume le portrait bienveillant des autres. Avec
un élan si pur, une admiration si sincère qu’elle nous bouleverse par son don
inimitable. Les esprits chagrins pourraient croire qu’il s’agit là de miroirs
dans lesquels l’écrivain Jérôme Garcin s’observe, se dévoile, miroirs
réfléchissant avantageusement les facettes de l’auteur; ou encore la recherche
d’un double à égaler. Mais Jérôme Garcin n’a que faire de ce mirage
narcissique. Cette âme pure et farouche, cette âme noble qui ne transige
jamais, cet homme qui ne suit aucune règle, mais les invente, brise les miroirs
où il se regarde. Il n’y a aucune complaisance chez Jérôme Garcin. Il y a
plutôt une immense foi en l’homme. Parce qu’il est profondément vivant, Jérôme
Garcin cherche plutôt à accueillir, à recueillir en lui d’autres destins pour
s’agrandir au maximum de ses possibilités. Pour vivre davantage. Pour renaître.
Pour se métamorphoser aussi. Oui, il s’agit bien là de transmutation, car seul
l’amour accorde cette puissance de création. Peut-être aussi pour devenir
« autrement le même » comme dirait Lacan. Grâce à ses multiples
métamorphoses, Jérôme Garcin enchante la vie des autres. De ces noces avec
l’altérité sont nés de magnifiques portraits dont celui de Barbara, de
Bartabas, de Jean Prévost, de Jean de la Ville de Mirmont, et du dernier né de la
fratrie, le benjamin Jacques Lusseyran. Une sympathique tribu dont on devine
les affinités électives avec leur pater familias. Grâce à Jérôme Garcin, tous
ces personnages en quête d’auteur ont trouvé un père tendre. Un père aimant qui
a le don d’extraire de chaque rencontre réelle ou littéraire son pesant de
joie, d’étonnement, et de raison d’espérer. De ces rendez-vous fulgurants sont
nés de somptueux romans dont le dernier « Le Voyant » est à couper le
souffle. Avec un talent insolent, une plume poétique inlassablement belle, une
grâce inimitable, Jérôme Garcin dessine le portrait vrai, vif, intime, vivant
d’un aveugle résistant, un homme exemplaire, un homme libre, un modèle pour ses
contemporains. « Le Voyant » c’est aussi une leçon d’espoir. Le parcours
incroyable d’un handicapé qui traverse l’Histoire d’un pas de conquérant. C’est
enfin de splendides pages sur la pensée de cet homme voyant mais aussi
visionnaire qu’était Jacques Lusseyran. « Le Voyant » est un cri, un
chant, un hymne, un magnifique hommage, une ode où la beauté d’un destin
éclate, presque une déclaration d’amour à un héros de notre temps, Jacques
Lusseyran. Ce faisant, Jérôme Garcin a convoqué une forme d’éternité. Grâce à
ce testament poignant, Jacques Lusseyran va survivre dans la mémoire
collective. Et c’est sans doute le plus beau cadeau qu’un grand écrivain puisse
faire à un autre écrivain…
Jérôme Garcin, votre
livre « Le Voyant » est-il un hommage aux résistants, aux
insoumis ? Un devoir de mémoire ? Un exercice d’admiration ? La
volonté de réhabiliter un homme Jacques Lusseyran ? Ou le secret désir de
faire entrer ce héros dans votre famille d’élection ?
C’est, vous l’avez
bien compris, tout cela à la fois. L’idée principale, c’était de faire
connaitre un homme qui était évidemment un héros mais aussi un écrivain que je
jugeais scandaleusement négligé pour ne pas dire oublié. C’est une méthode que
j’aime utiliser dans mes livres, je l’ai fait avec Jean Prévost, avec
Jean de la Ville de Mirmont et quelques autres. C’est aussi un exercice
d’admiration. Car Jacques Lusseyran n’a pas seulement surmonté sa cécité, il en
a aussi tiré une morale que je trouve exemplaire et très
contemporaine. C’est enfin, pour moi, une manière de constituer, livre
après livre, une sorte de grande famille littéraire où mes proches rejoignent
ceux que je n’ai pas connus, comme c’est le cas de Jacques Lusseyran. J’aime
l’idée que mes livres participent de cette volonté d’exprimer soit de la
gratitude, soit de l’admiration. J’aime bien l’idée aussi que Lusseyran soit à
côté de Jean Prévost et à côté de mon père puisqu’à quelques années
d’intervalle, même s’ils ne sont pas de la même génération, ils ont essuyé
leurs pantalons sur les bancs du lycée Louis-le-Grand, en khâgne. « Le
Voyant » est donc un livre militant qui visait à faire connaitre un
inconnu Jacques Lusseyran et à le faire rééditer, ce qui n’était pas le cas,
dans une collection de poche à grande diffusion. « Le Voyant » est
sorti au moment des attentats de Paris, il y a deux ans. Beaucoup de lecteurs
m’ont dit avoir trouvé chez Lusseyran, dans son exemple mais aussi dans ses
textes, une façon en 2017 de résister à tout ce qui menace l’humanité et son
intégrité. C’est un modèle de résistance à la barbarie et à l’obscurantisme, un
témoin capital pour aujourd’hui. Jacques Lusseyran n’est pas un homme du passé,
nous avons besoin de lui aujourd’hui…
Pour éclairer ?
Absolument ! Et
j’ai rarement lu des textes aussi lumineux et éclairants que ceux d’un homme
qui ne voyait pas…
Vous écrivez que la
France a négligé, que l’Histoire a oublié Jacques Lusseyran, cet écrivain
résistant. Qu’avait-on besoin d’oublier à travers l’oubli de Jacques
Lusseyran ? Que recouvre cette amnésie (volontaire ?) de la
France ? Jacques Lusseyran n’est-il pas un héros assez romantique ?
Il faut distinguer
deux choses. D’abord, le milieu littéraire a plutôt tendance à préférer, à
rééditer et à faire connaitre de cette période-là, des écrivains collaborateurs
auxquels on veut prêter un talent supplémentaire. C’est, je pense, une manie un
peu fâcheuse. Parce qu’il ne suffit pas d’avoir collaboré pour être Céline…
Ensuite, dans ce même milieu littéraire, on n’aime pas trop les bons sentiments
tels que les ont exprimés aussi bien Saint-Exupéry que Jean Prévost ou Jacques
Lusseyran. Par ailleurs, l’Histoire ne retient pas tout. On oublie beaucoup, ce
qui est normal, puisqu’on ne peut pas se souvenir de tout le monde. Mais on a
fait entrer au Panthéon, et à juste titre, des femmes comme Geneviève De Gaulle
qui était au mouvement Défense de la France avec Lusseyran. Lusseyran aurait,
lui aussi, sa place au Panthéon. Et c’est vrai que j’ai voulu combattre cette
amnésie. Mais en même temps, je suis reconnaissant à l’époque dans laquelle on
vit : depuis deux ans, les livres de Jacques Lusseyran se vendent. Ils
touchent un énorme public. Il y a des projets de films, on appose des plaques
commémoratives à son nom, on donne même son nom à des rues, à des collèges. Il
se passe quelque chose que je ne pouvais même pas imaginer… C’est formidable !
Ses enfants et ses petits-enfants aussi se réjouissent de cette merveilleuse
reconnaissance.
Lorsque Jacques
Lusseyran devient aveugle, il a sept ans et demi. Lors d’une bousculade
involontaire, il perd les deux yeux. Pourtant il ne s’enfonce pas dans la nuit.
Il opère sa révolution intérieure et découvre la lumière. Platon dans « Le
Banquet » écrit que « Les yeux de l’esprit ne commencent à être
perçants que quand ceux du corps commencent à baisser »…
C’est exactement ce qu’affirme Jacques Lusseyran ! Il écrit dans « Et la lumière fut » : « Je ne voyais plus avec les yeux de mon corps, je voyais avec les yeux de mon âme ». Dans sa cécité, il n’était pas, disait-il, plongé dans l’obscurité. Tout au contraire, il voyait des formes, il attribuait des couleurs, même si celles-ci devaient beaucoup à ses souvenirs. Il n’empêche. La nuit dans laquelle il vivait, cette nuit faite de formes, de couleurs, de reliefs, était toujours la traduction de ses autres sens. Quand il décrit une forêt aux Etats-Unis, il ne la voit pas, mais ce sont les parfums et même le vent dans les branches qui lui permettent de traduire la couleur de l’arbre. Il faut savoir que ce handicap, Jacques Lusseyran en faisait non seulement sa force, mais il était presque reconnaissant au destin de l’avoir privé de sa vue. Pour lui, c’était une chance. Il voyait mieux que les autres en ne voyant pas. Il voyait autre chose.
Vous écrivez que
quelques mois avant son accident, Jacques Lusseyran fond en larmes parce que
c’est la dernière fois, il en est convaincu, que les couleurs lui sont
offertes. Il devine que bientôt il ne verra plus le jardin, le ciel, les
fleurs. Il sent qu’il va devenir aveugle. C‘est incroyable ! C’est
vrai ?
C’est tellement vrai
que cela a été dit et raconté par sa mère.
Alors, il est
extra-lucide…
Ce n’est pas le seul à
pressentir ce genre de drame, beaucoup ont ce genre d’intuitions. Mais c’est
vrai que Jacques Lusseyran a un instinct infaillible. Ce qu’il faut savoir,
c’est que c’est déjà un enfant, même s’il est fasciné par la lumière, qui voit
mal, il a des lunettes, il est myope. Et c’est vrai qu’il a le sentiment que
c’est par la vue que viendra son changement de vie… Ce qui fait qu’il atteint
une maturité sidérante très tôt. Juste après l’accident, il devient un homme incroyablement
fort et entreprenant.
A 17 ans, Jacques
Lusseyran a aussi le pouvoir de déceler dans une tessiture de voix le caractère
d’un être…
Oui, on a une preuve
de cela. Au moment où il crée le mouvement des « Jeunes volontaires de la
liberté », c’est uniquement par la voix qu’il procède au recrutement des
lycéens candidats à la résistance. Il les soumet à un long entretien. Jacques
Lusseyran voit « à travers la surface des gens » et pense qu’il
existe une « musique morale » dont la voix est l’outil infaillible.
Comme s’il avait un sixième sens, il sait d’instinct distinguer dans la voix de
son interlocuteur l’homme loyal de l’infidèle, le courageux du pleutre. Il
entend tout : l’hypocrisie et la panique, l’indécision et la témérité. Et
Lusseyran se fie à son intuition, car « la voix ne ment pas aussi aisément
que nos gestes ou nos écrits ». Le Voyant voit juste, puisqu’en avril
1943, il se prononce clairement contre le recrutement d’un étudiant en médecine
Elio Marongin, dont il juge la voix trop basse, trouble, ambiguë. C’est ce même
homme qui infiltrera le journal « Défense de la France » sous le
pseudonyme d’Elio. Ce traitre qui, quelques mois plus tard, les fera tous
tomber en remettant à Pierre Bonny la liste des noms des résistants qui seront
conduits au Siège de la Gestapo allemande.
Pensez-vous qu’une
voix dit tout ?
Je pense qu’une voix
dit beaucoup ! Mais je suis incapable de répondre à votre question, étant
bien- voyant. Cela dit, depuis la sortie de ce livre, j’ai rencontré beaucoup
de non-voyants, tous m’ont confirmé non seulement qu’en perdant la vue, les
autres sens se décuplent, mais en même temps qu’ils s’aiguisent. Et
effectivement, la lecture d’une voix par un non-voyant est quelque chose de
stupéfiant.
Cronin dit que
« L’enfer c’est d’avoir perdu l’espoir ». Jacques Lusseyran, lui, ne
perd jamais l’espoir…
La chose la plus
incroyable chez lui, c’est que même au fond d’une cellule de Fresnes, même
durant près de deux ans dans ce camp de la mort de Buchenwald, même au fond de
la dépression après la Libération, il n’a jamais perdu l’espoir… Jacques Bloch
qui fut déporté en même temps que Jacques Lusseyran à Buchenwald, affirme que
Lusseyran « ne semblait pas souffrir des conditions abominables dans lesquelles
nous vivions, avec notamment un seul robinet d’eau pour deux mille prisonniers.
Et surtout, il croyait dur comme fer qu’on s’en sortirait et gardait, chevillé
au corps, un optimisme sidérant ». De Buchenwald, Lusseyran écrira même en
1945 à ses parents cette phrase incroyable, cette phrase qui n’a pas
d’équivalent dans toute la littérature concentrationnaire et qui explose comme
une bombe à la tête de tous les bourreaux : « J’ai appris ici à aimer la
vie et vous aimer plus que jamais ». En remontant plus loin, même après
l’accident dramatique qui lui a couté ses deux yeux à 8 ans, Jacques Lusseyran,
là aussi, n’a jamais perdu l’espoir. C’est lui-même enfant qui redonne de
l’espoir à ses parents… De toute évidence, il voulait vivre comme les autres.
Il ne voulait pas être différent.
En 1941, à 17 ans,
Jacques Lusseyran crée son propre réseau de résistance « Les Volontaires
de la liberté ». Il est à la tête de 700 lycéens. Malheureusement, en
1943, il est trahi puis arrêté par la Gestapo, incarcéré à Fresnes puis
déporté à Buchenwald où il survivra malgré son handicap. De janvier 1944 à
avril 1945, il est parqué dans le bloc des invalides, là où sont entassés fous,
culs-de-jatte et paralysés. Seule la poésie que déclame Lusseyran a le pouvoir
de provoquer un silence collectif. Là-bas, Baudelaire, Hugo triomphent. De la
poésie comme remède ?
Jacques Lusseyran
relate cette anecdote dans son autobiographie « Et la Lumière fut ».
Contrairement aux autres déportés, il connaissait des pages entières de poésie,
que sa mémoire phénoménale avait classées, répertoriées. Il en a donc fait
profiter les autres. Mais ce qui est extraordinaire, c’est que non seulement il
récite à haute voix des vers en langue française mais surtout il est compris
par les déportés qui ne parlent pas le français mais qui entendent la musique
des mots. Comme si la poésie allait au-delà des mots, comme si le sens était
presque secondaire en poésie…
Le 15 avril 1945,
Jacques Lusseyran sort de l’enfer concentrationnaire mais découvre un autre
enfer, la dépression…
Il y a très peu de rescapés des camps. Déjà, d’avoir la vie sauve, d’être un survivant, cela doit lui sembler dur à porter. Ensuite, il arrive en France où se passe cet autre drame. Jacques Lusseyran a toujours voulu être professeur, il a toujours souhaité se présenter au concours d’entrée à l’Ecole Normale Supérieure. Pendant l’occupation, cela lui avait été interdit, au nom d’un décret de Vichy en 1942 d’Abel Bonnard, le ministre de l’Instruction publique du gouvernement de Vichy. Les invalides ne pouvaient prétendre à un poste de professeur, il leur était interdit officiellement d’être candidat. Mais Jacques Lusseyran ne comprend plus que dans une France libérée on continue encore à l’empêcher d’enseigner, car cette loi ne sera abrogée que plus de quinze ans après la Libération, le 20 juillet 1959. Donc, cela, il le vit très mal et c’est la raison pour laquelle, il finit par partir pour les Etats-Unis, où il devient le professeur qu’il aurait rêvé d’être en France. Aux Etats-Unis, dans les trois Universités où il passe, il est un professeur charismatique, humaniste dont on se souvient encore aujourd’hui. Un professeur remarquable qui reçoit en 1966 le prix Carl-Wittke du meilleur enseignant d’université. Il a une voix, une connaissance, une culture absolument subjuguantes. A la fin des cours, les étudiants ovationnent chacune de ses interventions, ils se mettent debout pour l’applaudir pendant plusieurs minutes. Jean-Marie Domenach atteste que lorsque Jacques Lusseyran «montait à la tribune, guidé par sa femme, et faisait les plus beaux cours que j’aie jamais entendus sur la littérature –notamment sur Proust. C’était extraordinaire, avec une voix qui portait loin, une vigueur, une éloquence, mais sans emphase.»
Jacques Lusseyran
Vous ne souhaitiez pas
écorner son image mais vous évoquez tout de même, avec honnêteté, son rapport
aux femmes, à sa famille. Etait-il un bon père ?
Ce n’est pas à moi de
juger. En revanche, cela me permet de constater avec satisfaction que ce n’est
pas un être surnaturel, c’était bien un homme ! Bien sûr qu’il a eu
plusieurs femmes. Bien sûr qu’il n’a pas toujours été attentif à ses enfants.
S’il n’avait pas eu ces défauts d’homme, il aurait été un saint, et cela
m’aurait embarrassé. Non, c’était un homme ! Mais quel homme ! Son
frère le voyait comme « un élu », « un appelé ». Il y a
chez Jacques Lusseyran une grande spiritualité, une foi en un au-delà, qui lui
a donné une force incommensurable, y compris au pire moment de sa vie, dans les
camps de la mort à Buchenwald où sans cette force spirituelle, il n’aurait
jamais survécu.
Jacques Lusseyran
est-il entré dans la résistance pour accomplir son rêve d’une fraternité
idéale ?
Quand il s’engage dans
la résistance à 17 ans, c’est surtout parce qu’il a compris qu’il faut opposer
la voix de la vérité aux mensonges que diffusent les occupants, les allemands,
via la presse, via la radio. La radio de Paris ment. Lui, il veut un journal
qui dise la vérité. La fraternité cela vient en plus.
J’ai été bouleversée
par l’évocation que vous faites des dernières lettres des résistants français
qui n’ont pas vingt ans et qui meurent en héros. Il ne leur reste que trois ou
quatre heures à vivre et avant leur exécution, ils disent adieu à leur famille.
Le résistant Henri Gautherot, 20 ans, écrit à la sienne : « Vive la
France ! Je saurai mourir comme meurt un Français ! » Ou Marcel
Bertone, 22 ans, qui écrit à sa fille avant de mourir « Ton papa est mort
en criant « Vive la France ! » Ou encore Robert Busillet, 19 ans, qui
écrit avant de mourir « Si tu savais comme je suis calme maman
chérie »…
J’ai voulu évoquer le
courage, la vaillance, la sidérante sérénité de ces condamnés pour montrer que
Jacques Lusseyran n’était pas un cas unique. Je suis frappé de voir ce que les
grands moments historiques suscitent comme vocation à l’héroïsme. J’ai cherché
à mettre en parallèle le destin remarquable de Jacques Lusseyran et celui de
ces très jeunes hommes âgés de 16 à 20 ans, ces fusillés qui ont résisté, se
sont battus, ont même été pour certains au supplice comme on monte au front,
avec exaltation. Leur mort leur semble une délivrance et, parfois même, une
victoire. Bien sûr, Guy Mocquet fait partie de ceux dont on se souvient mais il
y a eu beaucoup d’autres oubliés. Evidemment, quand on pense aux adolescents
d’aujourd’hui, on tombe des nues ! Cela dit, je ne crois pas qu’il faille
les comparer dans la mesure où ce sont les situations qui souvent suscitent des
vocations.
Jérôme Garcin, votre
livre « Le Voyant » a rencontré un tel succès que des producteurs se
disputent l’histoire incroyable de Jacques Lusseyran. On parle même de Martin
Scorsese…
Effectivement, il n’y
a pas si longtemps d’ailleurs, Martin Scorsese a mis une option sur
l’autobiographie de Jacques Lusseyran « Et la lumière fut » pour
faire de lui le héros d’un de ses films. L’année dernière, de façon très nette,
Martin Scorsese a ajouté que si ce livre, un jour, était porté à l’écran, il
souhaiterait que le film soit réalisé par un cinéaste français et non par un
américain. Et que financièrement, il aiderait à la réalisation de ce film, si
cela devait se faire.
Sur quoi
travaillez-vous actuellement ?
Je viens de finir un livre qui sortira en janvier 2018 sur ma parentèle médicale. Il se trouve que mes aïeux sont médecins jusqu’à Napoléon, j’ai voulu ajouter ce chapitre à mon autobiographie. Par ailleurs, je suis en train de terminer la réédition augmentée d’un livre que j’avais consacré à Barbara, « Barbara, claire de nuit ». Le 24 novembre 2017, on va fêter les 20 ans de sa mort. Pour Gallimard, j’ai donc refait une nouvelle édition, augmentée de photos nouvelles et de textes inédits. Pour raconter la vie de cette femme que j’ai beaucoup aimée.
« J’ai tellement aimé ma mère que j’aime toutes les femmes »
Dans les livres
de Frégni, il y a de la passion, du plaisir, de la folie, du génie, de la rage,
de la révolte, de l’amour fou, de la volupté, « du bruit et de la
fureur ». C’est tout le sud de Giono qui gronde entre ces lignes, avec la
force d’un rugissement, d’un roulement de tambour, d’un bouillonnement. On est
éclaboussé de lumière, ébloui par le soleil et par l’ombre, on flirte avec Dieu
et le Diable, entre fulgurance et fracas. C’est un cri, c’est un don. C’est
flamboyant comme l’été dans les collines à Manosque… C’est Giono au XXIème
siècle.
Dans les livres
de Frégni, il y a de la passion, du plaisir, de la folie, du génie, de la rage,
de la révolte, de l’amour fou, de la volupté, « du bruit et de la
fureur ». C’est tout le sud de Giono qui gronde entre ces lignes, avec la
force d’un rugissement, d’un roulement de tambour, d’un bouillonnement. On est
éclaboussé de lumière, ébloui par le soleil et par l’ombre, on flirte avec Dieu
et le Diable, entre fulgurance et fracas. C’est un cri, c’est un don. C’est
flamboyant comme l’été dans les collines à Manosque… C’est Giono au XXIème
siècle.
Lire René
Frégni, c’est se régénérer. On entre avec délectation dans son dernier roman «
Je me souviens de tous vos rêves » qui fleure bon la Provence
flamboyante. On tombe dans sa lumière, enivré par cette nature aimée, cette
nature belle comme un fruit, et on en ressort ému, foudroyé, « autrement
le même » comme dirait Lacan. Durant deux cents pages, on tutoie les
étoiles, électrisé par ses mots percutants qui ne sont finalement que le miroir
de cette personnalité hors du commun. Car René Frégni est un tempérament
ardent, un cœur de poète et « une forteresse de pudeur », il est
surtout un immense écrivain qui a l’art de conférer à toute chose une beauté
aiguë. C’est pourquoi chacun de ses romans est une rencontre. Une rencontre
inoubliable…
On l’aura
compris, il n’y a rien de tiède ni de mitigé, rien de petit ni de mesquin chez
ce marseillais généreux qui anime depuis des années des ateliers d’écriture
dans les prisons. Grâce à la magie des mots, cet écrivain a offert aux détenus
la possibilité de s’évader, de fuir l’ombre pour la lumière, de retourner à la
vie. Il leur a restitué un imaginaire. Avec René Frégni, la route est belle…
Rencontre avec un écrivain solaire.
René
Frégni, vous racontez merveilleusement (dans l’émission littéraire « La
Grande Librairie ») que vous avez appris à lire sur les genoux de votre
maman. Que les histoires, en l’occurrence « Les Misérables » de
Victor Hugo, qu’elle vous lisait enfant, se sont imprégnées de l’amour,
irriguées de la chaleur de l’épiderme maternel. « L’enlaçant de tous mes
bras, je recevais sa voix par tout mon corps », écrivez-vous. Et vous
pleuriez devant la laideur du monde, devant l’abjection des Tenardier et de
Javert, et vous pleuriez devant la beauté du monde, devant l’amour de Fantine
pour Cosette. Les mots ne vous sont pas entrés par les yeux (vous souffriez d’un
fort strabisme étant enfant qui vous empêchait de lire) mais par les oreilles.
Peut-on dire comme Nietzsche, que cela a développé en vous « une troisième
oreille », celle qui permet de tout voir et de tout entendre, et
d’entendre même ce que l’on ne dit pas ?
Dans votre
première question, vous apportez vous-mêmes, et déjà, toutes les réponses. Dès
que je suis entré au Cours Préparatoire, à l’âge de six ans dans une école de
Marseille, les enfants se sont moqués de moi parce que je portais des lunettes.
J’étais le seul. Ils m’ont surnommé « Quatre oeil ». Pendant des jours
tous m’ont appelé « Quatre oeil ». Il a suffit de ces quelques jours
pour que je prenne en horreur l’école.
Un soir j’ai
jeté mes lunettes dans une bouche d’égout. Les sarcasmes ont cessé. Je n’avais
plus que deux yeux qui n’y voyaient rien. Quand le maître me demandait de lire,
la page de mon livre était comme une épaisse nuit de brouillard, je
bredouillais et le maître me jetait dans le couloir. La classe n’était qu’une
salle de torture. J’ai grandi dans le silence protecteur du couloir, dissimulé
sous les manteaux des enfants, afin que le directeur ne m’aperçoive pas en
faisant sa ronde.
Seule ma mère a
compris l’immensité de mon désarroi. Chaque soir, dès l’âge de sept ans, elle
me hissait sur ses genoux, prenait un livre et devant le poêle à charbon de
notre cuisine me lisait quelques pages des Misérables ou du Comte de Monte
Christo. Comme tout ce que me disait ma mère était juste et vrai, j’ai cru que
ces histoires l’étaient aussi. Je pleurais avec Fantine et Cosette, j’aurais
voulu écrabouiller Javert et les Ténardier, comme j’étais au côté d’Edmond
Dantès lorsqu’il s’évadait du Château d’If et éliminait toutes les crapules qui
l’y avaient envoyé croupir.
Rien n’a jamais
été plus beau, plus grand, plus émouvant que la voix de ma mère lorsqu’elle me
lisait les phrases de Victor Hugo. Les mots vibraient doucement dans sa
poitrine et je m’endormais contre la chaleur protectrice de ses seins. Toute la
beauté et les horreurs du monde entraient par mes oreilles. Mes yeux m’avaient
coupé du monde, la voix de ma mère m’y ramenait.
Votre
langue, c’est la langue de l’amour. Vous avez un rapport très sensuel aux mots.
Les mots sont vivants pour vous, charnels, gorgés d’émotion, doux et tendres
comme la peau soyeuse d’une femme. Est-ce pour cette raison que vous dites que
« rien n’est plus érotique que l’écriture » ?
Ma mère était
une femme simple. Intelligente, très sensible, mais simple. Pour organiser la
maison elle n’employait que des mots simples, des mots qui parlent de jardins,
de saisons, de chats et d’enfance. Des mots aussi humbles et discrets qu’elle,
des mots presque silencieux et gorgés de vie. Elle ne m’a jamais dit où était
la vérité, elle me disait où était la vie. Elle n’était jamais dans
l’idéologie, dans le jugement, elle palpitait d’émotion. J’ai compris plus tard
la phrase de Balzac: « Plus on juge, moins on aime. » Ma mère n’a
jamais jugé personne, elle essayait de comprendre, elle aidait. Je crois
qu’elle comprenait tout. Si j’aime autant la présence des femmes, c’est que
j’ai adoré plus que tout être près de ma mère, dans cette cuisine, sur les
chemin des collines, dans les rues de Marseille. Tenir la main de ma mère,
regarder son sourire et entendre sa voix. Tous les mots me viennent de ma mère,
ils sont comme sa peau, doux, bienveillants, sensuels, gorgés d’émotion. Ils me
protègent.
Dans
votre dernier roman « Je me souviens de tous vos rêves », vous
écrivez « Je suis vivant parce qu’un cahier m’attend, vierge, encore blanc
(…). Il m’oblige à être vivant ». Tirez-vous votre force, votre vitalité
des mots ?
Je suis vivant
parce qu’un cahier m’attend… Quand j’écris ma mère est vivante. J’écris au
stylo sur un cahier d’écolier et je suis à nouveau un enfant. J’invente des
voyages, je traverse des forêts d’émotions. J’écris le mot « gare » et
je monte dans un train qui n’existe pas. Chaque mot que je dessine à l’encre
bleue repousse l’anxiété de devoir disparaître un jour. Je ne suis plus un
homme de cinquante ans, de soixante ans, je suis les routes, les ports, les
cafés, les gens que s’y rencontrent, s’y déchirent, s’aiment et s’en vont. Je
suis la lumière de toutes les saisons, l’écorce d’un arbre, la fuite des
nuages, la grâce des femmes. Chaque mot repousse la mort hors de mon cahier. Je
suis apaisé. Mon corps prend les dimensions de l’univers. Tant que j’écris je
suis immortel. Dès que je referme mon cahier, la mort est devant moi, hideuse.
J’ai besoin de ce berceau blanc, de ce voilier qui éloigne le temps. Je ne fuis
pas le monde en écrivant, je le regarde vivre et respirer beaucoup plus
intensément. J’invente, j’écris, je suis vivant.
Estimez-vous
que les mots vous ont sauvé ?
Ce serait
énorme que de dire que les mots m’ont sauvé. Chaque jour il m’aident à vivre, à
être plus tolérant. Pour écrire il faut descendre dans nos mers profondes,
aller très loin à la rencontre de la beauté et des monstres qui sommeillent en
nous. La littérature est un combat entre la vie et la mort, le bien et le mal.
Quand j’écris, je suis Cosette et Ténardier, Dutroux et Mozart. Je suis la
douceur de la peau d’une femme et la cruauté qui habite nos entrailles depuis
la nuit des temps.
Sans les mots,
je serais certainement devenu un voyou, j’en prenais le chemin. Mes parents
étaient pauvres dans un quartier pauvre, très tôt j’ai percuté l’injustice et
la méchanceté, j’aurais pu devenir méchant. Il y a eu les mots de ma mère,
l’amour de son regard. « L’amour est une main douce qui écarte lentement le
destin. » Si je n’avais pas eu cette mère, je serais devenu quelqu’un de
très violent. Les mots ne suffisent pas, il faut qu’ils traversent l’amour.
Ecoutez le fracas des mots de haine.
Vous
écrivez dans le préambule d’un de vos romans : « Plus vous croyez
bien faire et plus vous vous enfoncez dans la nuit ». Dans ce roman, coup
de poing, « Tu tomberas avec la nuit », on découvre avec horreur qu’à
cause de votre bonté, vous êtes entraîné, malgré vous, dans une série de
situations stupéfiantes, humiliantes, insensées, quasi kafkaïennes. La bonté,
est-ce un aimant qui attire le malheur ?
Non, je ne suis
pas meilleur qu’un autre. Je ne suis pas Saint-Paul. J’ai eu besoin il y a une
dizaine d’années de quelqu’un de redoutable pour disperser une bande de cinglés
qui nous harcelaient ma fille et moi. J’ai fait appel à un truand qui avait été
mon élève dans la prison des Baumettes, il a joué son rôle de molosse, d’ancien
tueur. Pour remercier cet homme j’ai ouvert avec lui un restaurant. Je n’avais
pas prévu la suite qui, certes, a ressemblé durant dix ans au Procès de Kafka.
Le juge était plus venimeux que la horde de petites frappes… Heureusement que
la vie aussi est un roman, pour le meilleur et pour le pire. Là, j’ai traversé
le pire et une fois de plus j’en ai tiré, grâce aux mots, le meilleur, ce livre
« Tu tomberas avec la nuit ». Je n’ai pas eu besoin de tuer le juge, je
l’ai marqué à l’encre bleue.
Dans
votre roman « L’été », vous relatez la passion brûlante, diabolique,
destructrice que le héros éprouve pour une femme incendiaire, calculatrice,
manipulatrice, dépourvue de scrupules. A nouveau, j’ai envie de vous
demander, René Frégni, si en amour aussi, les gens tendres, sentimentaux,
affectueux ne sont pas les proies idéales des prédateurs ?
Dans un couple
sado-maso, on ne peut pas rendre responsable le sadique, les deux sont
complices. Il en est de même dans la passion. C’est parfois une souffrance
recherchée, une douleur exquise. Cette femme incendiaire était aussi
manipulatrice. Elle aimait mal, parce qu’elle avait été mal aimée. Elle avait
souffert et faisait souffrir. Elle était aussi belle que cruelle et froide. Là
aussi les mots m’ont soigné, ont refermé les plaies, éloigné les insomnies:
» Je n’aurais jamais cru que la cicatrice fut aussi douce à
sentir. » disait Musset. Comme le juge, cette femme diaboliquement belle
m’a offert un roman. Chaque roman est un miroir dans lequel se reflètent tous
nos crimes, démons et merveilles qui étaient en nous et que nous ignorions.
Dans un
monde où la perversion se généralise, où « le plus malin » règne en
maître et cherche à s’approprier le pouvoir, toutes les vertus humaines,
l’honnêteté, la bonté, l’affectivité transforment-elles ceux qui les possèdent
en victime ?
A l’âge de
vingt ans j’ai cru que la générosité pouvait l’emporter sur l’égoïsme. J’ai été
marxiste, tiers-mondiste, guévariste… J’étais persuadé que la vérité
appartenait au camp des généreux. Ce camp n’existe pas. Partout le capitalisme
a vaincu, le profit a vaincu, le pouvoir a vaincu. Le goût du pouvoir est en
chacun de nous, il se développe partout, même dans le camp des généreux.
L’URSS, la Chine, l’Amérique Latine, tous ces pays et continents ont basculé
dans les puissances obscures de l’argent et du pouvoir. Il n’y a pas les bons
et les méchants, cette fable est pour les enfants. Chacun de nous porte en lui
Hitler et Jésus, Pol Pot et Mozart, Dutroux et Flaubert. Chacun de nous est
responsable de cette dérive sombre des continents.
Gide a
un beau mot pour dire que tout ment dans notre monde : « Dans un
monde où chacun triche, c’est l’homme vrai qui fait figure de charlatan »…
D’accord avec lui ?
Les mots sont
le pire et le meilleur. Ils ont façonné Rimbaud, Flaubert, Camus; ils
permettent aux grands manipulateurs pervers de dominer les foules, de les
subjuguer. Le pouvoir appartient à ceux qui savent parler, à ceux qui utilisent
le langage pour tricher, pervertir, corrompre, séduire. Hitler était plutôt
laid, malingre, il possédait la magie du verbe… Cervantès a utilisé les mots
pour servir la justice, Hitler pour détruire l’humanité. Les mots nous guident
vers la beauté ou vers la haine.
Les
pages de vos romans transpirent la fraternité, l’amour du prochain. Vous aimez
tous vos frères d’infortune, les réprouvés, les rejetés, les reclus, les
truands, « les misérables », vous aimez ceux qui ont eu une vie
cabossée. Vos romans célèbrent l’entraide. D’où vous vient une telle empathie
pour le genre humain ? Avez-vous envie de sauver les autres ?
Ma mère n’était
que tendresse, générosité, amour. On m’a tiré de sa chair. Elle m’a appris que
personne ne naissait monstrueux, c’est la société qui développe en nous le
monstre, c’est l’absence de tendresse, les tours de béton, le chômage, la
violence.
Il y a plus de
vingt ans que je vais dans les prisons animer des ateliers d’écriture, je n’y
rencontre presque que des enfants de la rue et du béton, des enfants grandis
dans la violence et la haine. Je suis comme Don Guichotte, je me bats contre
l’injustice, contrairement à lui, je sais d’avance que j’ai perdu.
Vous
animez des ateliers d’écriture dans la prison des Baumettes depuis 20 ans. Vous
dites aux détenus « Posez vos calibres, prenez un stylo ».
Pensez-vous que le stylo soit la plus puissante des armes ?
Je vous le
disais plus haut, les hommes de pouvoir ne portent pas de calibres, ils ont les
poches pleines de mots, de mots malins, tricheurs, pervers. Ils laissent aux
autres le soin de s’entretuer. Les mots que je fais entrer en prison parlent de
voyages, de saisons, de la beauté des femmes. Ce sont des mots qui fabriquent
de vrais hommes dans une université qui n’enseigne que le crime.
René
Frégni, vous avez un destin tout à fait romanesque. A 19 ans, vous désertez
l’armée, vous fuyez à l’étranger sous une fausse identité, vous êtes rattrapé
et enfermé dans une prison militaire dans le Sud de la France. Un aumônier de
la prison vous prête alors un livre pour vous permettre de vous évader
mentalement. Il s’agit du premier roman de Giono, « Colline ». Vous
avez l’impression que la Provence, les incendies d’été, les collines d’or, le
soir bleu, la chaleur, le parfum de la lavande entrent par les barreaux de
votre cellule. C’est un éblouissement pour vous, lequel vous poussera à devenir
écrivain. On dirait le destin de Jean Valjean, dans « Les
Misérables », sauvé par un prêtre ! On en revient aux
« Misérables ». C’est l’éternel retour, non ?!
Oui, je suis
resté six mois dans cette prison militaire, mon cachot faisait sept mètres
carrés, il était sombre et glacé. Dans ce cachot j’ai découvert la littérature.
Chaque matin j’ouvrais un livre et je partais en voyage, c’est comme si le
directeur de la prison m’avait donné les clefs. « Le vent sentait la tuile
chaude et le nid d’hirondelle. » Giono me permettait d’être en Provence,
dans ces hameaux perdus du Contadour, alors que mon corps immobile tremblait de
froid dans sept mètres carrés. J’ai compris dans cette cellule la grandeur des
mots. Nos vrais amis sont dans les livres, ils ne nous abandonnent jamais.
Depuis,
vous avez pour modèle Giono. Vous avez vécu tous deux à Manosque. Comme lui,
vous êtes un autodidacte et un voyageur immobile. Tous deux, en écrivant, vous
arpentez chaque jour vos « chemins d’encre ». Giono est un immense
romancier, qui crée un langage dans le langage, une poésie. Qu’est-ce qui vous
émeut chez lui ?
Giono est avec
Proust et Céline, à mon humble avis, l’un des trois grands écrivains du XXème
siècle. A chaque ligne il réinvente le monde. Victor Hugo soulevait le monde,
Giono le fait chanter, respirer, palpiter, vivre… Je suis comme Giono,
j’écris en marchant. Je fais un pas, je ramasse un mot, je fais un autre pas,
j’attrape un autre mot. Nos collines sont pleines de lumière, de personnages
étranges et de mots.
René
Frégni, vos personnages vous ressemblent. Vos héros sont-ils vos miroirs ?
Tout grand
livre est un miroir. J’ai été Bardamu, Meursault, Raskolnikov, Julien Sorel,
Angelo Pardi. Tous ces personnages ont modelé l’homme que je suis devenu. Mes
personnages sont des extensions de moi-même, comme les branches d’un arbre
ramifient le tronc. Qu’ils soient bons ou cruels, ils sortent de moi, je les
portais en moi comme on porte un enfant. J’ai accouché de mes monstres et de
mes saints dans la joie, la souffrance et la concentration, tous sont aussi
beaux et laids que chacun de nous. Chacun de nous est un héros de roman qui
s’ignore.
René
Frégni, croyez-vous en la chance ou pensez-vous que tout est écrit
d’avance?
Malheureusement
presque tout est écrit d’avance. Certains enfants possèdent six cents mots de
plus que d’autres, dès l’entrée au Cours Préparatoire. Tout est presque dit,
décidé à cet instant de la vie. La chance ou le hasard sont minuscules face au
poids pyramidal de la naissance. La famille, la classe sociale, le quartier
sont tellement plus déterminants que le contre poids de l’école. Comptez sur
les bancs du Parlement combien d’ouvriers, de petits paysans, de chômeurs, vous
ne remplirez pas une main. Le pouvoir appartient à ceux qui naissent dans les
mots, la musique, la tendresse. Tous les pouvoirs, celui d’émerveiller,
d’agrandir, d’éclairer ou celui de tromper, de dominer, de corrompre. Victor
Hugo a tout dit dans une phrase: « La tête de l’homme du peuple… cette
tête cultivez-là, défrichez-là, arrosez-là, fécondez-là, moralisez-là,
éclairez-là, utilisez-là; vous n’aurez pas besoin de la couper »
Shakespeare
écrivait « nous sommes de l’étoffe dont les songes sont faits ».
Avez-vous encore des rêves que souhaiteriez voir se réaliser ?
J’espère vivre
encore mille ans et marcher pendant mille ans dans les collines. Chaque jour
j’ouvre les yeux et je suis ébloui. Comment ai-je eu la chance d’arriver un
jour sur cette planète merveilleuse. J’écoute de moins en moins la folie des
hommes à la radio, je pars sur les chemins. Les saisons y sont merveilleuses.
Chaque jour je regarde et les rêves arrivent. Ecoutez la formule de Pessoa
: »Je ne suis rien, je ne serai jamais rien, je ne veux rien vouloir être,
à part ça je porte en moi tous les rêves du monde. » Ma seule ambition est
de vivre encore mille ans et de ramasser sur le bord des chemins des rêves
lumineux.
Vous
aimez les femmes, vous en faites des portraits somptueux. Sont-elles des appels
de fiction pour vous, comme l’écrivait Roland Barthes ?
J’ai tellement
aimé ma mère que j’aime toutes les femmes. Près de ma mère j’étais heureux,
léger, confiant. Les enfants se moquaient de mes yeux. Ma mère m’a dit un jour:
« Tu as de très beaux yeux de velours. » J’ai cru ma mère. Je suis
persuadé que toutes les femmes trouvent que j’ai de très beaux yeux de velours.
Comment ne ferais-je pas de ces femmes des portraits somptueux.
Vous écrivez
« Rien n’est plus beau au monde qu’un beau visage de femme ». Pour
vous, c’est un paysage, un voyage ?
Quand je suis
triste ou inquiet je regarde un très beau visage de femme… Ma peur disparaît.
C’est un paysage et un voyage, c’est le seul voyage qui m’emmène de l’autre
côté de la mort. La beauté est immortelle.
Que
pensez-vous de cette phrase de Paul-Jean Toulet sur l’amour : « amour
divine flamme, amour triste fumée » ?
C’est la
passion qui est divine flamme, triste fumée. Rien n’est plus violent, sublime,
éphémère et douloureux que la passion. Le vrai amour est indestructible. J’aime
ma mère comme au premier jour. Le vrai amour vous construit, vous protège, vous
rend éternellement beau. La passion vous rend jeune et beau, six mois plus tard
vous êtes vieux, laid et bête.
Vous
avez écrit un roman magnifique, un roman déchirant sur votre maman :
« Elle danse dans le noir », dont la dédicace est « A ma mère morte.
A ma mère vivante ». C’est un grand cri d’amour pour une mère qui se
meurt. Vous dites que « mortes, nos mères veillent encore sur nous ».
Proust disait que « les morts vivent ». Grâce à ce roman qui est de
toute beauté, vous avez offert à votre maman un « cercueil de
papier ». Vous lui avez offert sa résurrection…
Oui, ma mère
n’est pas morte. Elle me tenait la main dans les rues de Marseille. Elle m’a
ouvert les portes du monde et de la sensualité. Marseille était bleue dans le
sourire de ma mère. Ma mère m’accompagne partout où je vais, elle veille sur
moi et je veille sur elle. Rien n’est plus grand que cette douceur. Si j’étais
passé sous les roues du tramway, enfant, elle se serait occupé de moi sans
jambes. Je m’occupe d’elle, sans vie. J’écris des livres où elle est vivante et
elle est partout autour de nous.
Sur
quoi écrivez-vous actuellement René Frégni ?
J’écris comme
le jour où j’ai pris un stylo dans l’obscurité de cette prison militaire et que
j’ai dessiné le premier mot. J’écris sur la lumière, sur la laideur, sur le
silence, sur le bien et le mal, sur l’amour et la souffrance. Quand j’écris
j’oublie le temps, je suis immortel, ceux que j’aime sont immortels.
Ma mère me regarde écrire, quand je suis en panne elle trouve le mot juste, le plus simple. Elle sourit de me voir penché sur mon cahier d’écolier, moi qui lui ai apporté tant de cheveux blancs. J’écris pour oublier la méchanceté du monde et je vais dans les prisons, ces cités du crime, à l’écart des villes, apporter ce que j’ai de meilleur, la musique de quelques mots. J’écris pour être aimé. J’écris pour aimer. J’écris pour mettre entre la mort et moi l’infini beauté des femmes vêtues de mots.
Propos recueillis par Isabelle Gaudé
« Je me souviens de vos rêves », de René Fregni. Collection Blanche, NRF, Editions Gallimard. 160 pages. 14€.
Paru le 4 mai 2017, le dernier
roman de René Frégni « Les vivants au prix des morts » aux éditions
Gallimard
Lundi 15 janvier 2018,
« Le Prix des Lecteurs Gallimard » a été décerné à René Frégni, le
grand écrivain manosquin, pour son roman « Les vivants au prix des
morts ». Parmi 4000 internautes, un grand nombre de lecteurs ont été
conquis par ce magnifique livre. Ils ont tous goûté l’ivresse des mots, la
succulence des sensations, la fête sensuelle, la féerie fruitée de cette
littérature vibrante. Cette littérature du sud qui réchauffe comme une lumière
d’été. Alain disait de Giono « Vous comprenez ma joie d’homme de trouver
un homme dans un livre ». On pourrait en dire autant de René Frégni. Il y
a dans ces pages une présence inoubliable. Une présence poétique qui
transfigure à jamais la matière des mots. L’âme transparente d’un homme qui ne
triche pas, qui ne masque pas, ne dissimule pas, qui s’expose et expose son
cœur avec une sincérité saisissante. Il se montre comme dirait Rousseau
« dans toute la vérité de la nature ». Le lecteur éblouit par ce
joyau pur qui réverbère l’éclat de ses propres émotions, se reconnait dans ces
mots qui l’éclairent sur lui-même. C’est un rencontre, presque une communion.
Car un grand livre, c’est toujours une rencontre entre un lecteur et un auteur.
Dans ces pages où surabonde la grâce, il y a aussi toute la beauté de la vie, la
beauté de l’amour, la laideur de l’injustice, celle de la mort. L’histoire d’un
homme qui coule une vie paisible, amoureux de la belle institutrice de son
village, qui assiste désarmé à l’irruption violente et subite du drame dans sa
vie. Par la personne d’un voyou évadé des Baumettes qui lui demande de l’aide.
A croire qu’il y a toujours un prix à payer pour vivre heureux. Celui d’un
inévitable malheur.
« Les vivants au
prix des morts » est un grand livre.
Le lundi 15 janvier
2018, vous avez reçu le «Prix des Lecteurs Gallimard » des mains d’Antoine
Gallimard…
En effet, depuis trois
années consécutives, les éditions Gallimard en partenariat avec Babelio
organisent le « Prix des Lecteurs Gallimard ». Ils proposent à
des lecteurs (4000 internautes cette année) d’élire leur roman ou leur récit
préféré parmi les publications de l’année des éditions Gallimard. Cette année,
la liste comportait 135 titres. Les lecteurs ont voté. Avec une première liste
de 15 finalistes et des participants prestigieux, des stars comme Modiano, Le
Clézio, Jean-Christophe Rufin, Daniel Pennac, Philippe Djan, Yannick Haenel,
des académiciens, des Prix Nobel, des Prix Goncourt, Médicis… J’étais
déjà étonné d’être dans les quinze premiers ! Je ne m’attendais pas du tout à
recevoir ce prix ! Lorsqu’Antoine Gallimard m’a dit en me remettant le
Prix que c’était « Le Prix du cœur », j’ai très ému. Et impressionné
aussi par l’homme. C’est Antoine Gallimard qui dirige la plus grande maison
d’édition du monde, la plus connue à l’étranger, celle qui a édité les plus
grands auteurs du XXème siècle dont Céline, Proust, Giono, Genet, Camus, celle
dont le fonds mondial est exceptionnel. Depuis tout petit, pour moi, ce nom de
Gallimard est le plus prestigieux. L’Edition c’est Gallimard. Gallimard, c’est
La Pléiade, c’est Folio. Donc se voir remettre un prix par Antoine Gallimard en
personne, c’est très impressionnant. Et recevoir « Un prix du cœur »
encore plus ! Si Antoine Gallimard a parlé de « Prix du cœur »
c’est parce qu’il a senti dans les réactions des lecteurs à mon égard beaucoup
d’enthousiasme, de chaleur, d’affection et même de tendresse. Sans compter que
beaucoup de régions ont voté pour moi.
Lors de la soirée
donnée en votre honneur, vous avez dédié ce Prix des lecteurs Gallimard à une
femme, à votre maman. Est-elle toujours dans vos pensées ?
Plus que jamais… Elle
est morte, il y a plus de vingt ans. Mais nous nous sommes adorés ma mère et
moi. C’est vraiment la femme qui m’a permis d’aimer toutes les femmes.
Quand une maman vous aime à ce point, ensuite vous aimez toutes les femmes,
même celles qui vous font du mal. Vous ne pouvez pas en vouloir aux femmes
parce que vous vous dites que d’une femme, rien de mauvais ne peut
arriver. Et j’ai toujours ressenti ça. Pourtant il y a des femmes qui m’ont
fait souffrir, je ne leur en veux pas, j’ai l’impression que toutes les femmes
sont un peu comme ma mère. Donc, je dédie mon prix à cette femme qui m’a
construit, qui m’a donné confiance en moi, moi qui ait tout raté durant mon
enfance et ma jeunesse. Maintenant, je suis en train de réussir ma vie, puisque
je fais ce que j’aime le plus, écrire… Mais j’avais tout raté jusqu’à l’âge
de 30 ans, ma scolarité, j’ai déserté l’armée, j’ai fait de la prison, ma mère
était désolée. Quand elle a vu mon premier roman dans une librairie à Manosque
où elle habitait, elle m’a téléphoné. Elle m’a dit j’ai vu ton livre dans la
vitrine d’un libraire, je me suis cachée sous un porche, j’ai longtemps fixé
ton livre avec ton nom dessus. J’étais si heureuse, si fière, seulement
personne ne l’a acheté… Elle pensait qu’il n’y avait qu’un exemplaire de mon
roman dans toute la librairie…
Elle aurait été si
fière de vous aujourd’hui…
Elle aurait été
heureuse de voir cet itinéraire. Elle a connu le temps où j’écrivais mes
deux premiers romans, puis elle est morte. A l’époque, bien sûr, personne ne me
connaissait. Aujourd’hui, je suis un tout petit peu plus connu et j’aurais
vraiment été heureux qu’elle puisse s’en réjouir. C’est pour cela que je me
convaincs que là où elle est, elle peut me voir, elle continue à veiller sur
moi, et c’est pour ça que je réussis des petits trucs comme ça. Je pense
qu’elle continue à veiller sur moi et elle sait maintenant que ma vie est plus
légère, que je fais ce que j’ai toujours aimé passionnément, lire et écrire.
Cette immense
tendresse que vous avez pour votre maman n’est pas sans faire penser à l’amour
de Romain Gary pour sa mère. Il a cette magnifique phrase dans « La
promesse de l’aube » : « Je continuais donc à recevoir de ma
mère la force et le courage qu’il me fallait pour persévérer, alors qu’elle
était morte depuis plus de trois ans »…
La mienne aussi, vingt
ans après, me soutient, m’accompagne partout où je vais et veille toujours sur
moi… La plus grande force c’est l’amour, elle est immortelle.
Elle vous aurait voulu
écrivain ?
Non, elle voulait que
je sois instituteur.
Romain Gary, encore,
disait de sa maman « J’aurais voulu lui offrir le monde, et plus
encore ». Vous, vous lui avez offert l’immortalité…
Dans mes livres, elle
est vivante… Quand j’écris, j’entends sa voix, je vois son sourire, nous
marchons ensemble dans les rues de Marseille et les chemins bleus des
Basses-Alpes.
Avec ce « Prix
des lecteurs Gallimard » 2017, vous succédez à Leïla Slimani. Aujourd’hui
consacré comme vous l’êtes, vous sentez-vous davantage écrivain ? J’ai lu
dans l’une de vos interviews que vous disiez « Je ne me sens toujours pas
écrivain »…
Je me sens rarement
écrivain parce que j’ai longtemps été refusé par les maisons
d’édition parisiennes et j’ai l’impression qu’on a fini par me faire un
cadeau en publiant mon premier roman. C’était presque un lot de consolation.
J’ai toujours cette peur en moi d’arriver à Paris, de déposer mes manuscrit et
qu’on les refuse. Même aujourd’hui… Même après ce Prix des lecteurs.
Finalement, je ne me sens écrivain que lorsque j’écris. Quand j’ouvre mon
cahier, je suis bien. Je suis calme. Je dessine les mots, j’invente des forêts,
des villes, des amours. J’écris le mot port et je monte sur un bateau qui
n’existe pas. Chaque matin, j’ouvre mon cahier, la page est calme, douce, je
n’ai plus qu’à inventer un chemin. Je fais un pas, je ramasse un mot, un autre
pas, j’aperçois un autre mot… Chaque jour, je m’évade sur des chemins de
mots. Durant ces heures merveilleuses, je me sens libre, je me sens écrivain.
Ce ne sont pas les prix qui font l’écrivain, c’est juste le mot suivant. La
ville que l’on découvre au loin dans la brume et qui sort lentement de notre
imagination.
Cette belle
récompense, pour vous, est-ce une victoire ? Une consécration ?
Oh non, ce n’est pas
une consécration, un prix n’est qu’un prix. Le véritable bonheur, c’est de
recevoir de toutes parts des messages de soutien, d’affection, d’encouragement.
Des gens qui me disent « j’ai lu votre livre à l’hôpital, ça
m’a permis de m’évader de mon lit et de ma peur pendant huit jours ».
Là, c’est un bonheur, ce n’est pas une victoire. Le bonheur de chaque jour est
d’offrir des petits plaisirs aux lecteurs. Que cela leur permette de s’évader
d’un lit d’hôpital, d’une cellule de prison, d’une solitude ou d’un chagrin
d’amour. Les gens s’évadent par la lecture, la lecture est un bonheur
qui retarde la vieillesse et la maladie. Quand vous recevez des messages
de soutien, quand Antoine Gallimard me dit que j’ai reçu Le prix du coeur, eh
bien cela renforce mon cœur, mon corps, cela me donne de la force !
Vous avez reçu « Le
prix du cœur » peut-être parce que, mieux que personne, vous savez
toucher le cœur de vos lecteurs…
J’ai toujours dit que
la qualité de l’écrivain n’ést pas sa science infuse ou sa grande culture.
Les écrivains sont des gens sensibles, parfois fragiles qui ne parlent que de
ce qu’il y a de plus profond en eux. L’autre jour, chez Gallimard, j’ai employé
ce terme «descendre dans nos mers profondes ». Il faut savoir descendre
dans nos mers profondes, et ramasser les émotions les plus urgentes. Si
vous êtes authentique dans vos émotions, les gens le sentent tout de suite.
Après, faire des phrases, aller sur Google, trouver des sujets à la mode, cela
me semble impersonnel, l’écriture n’est pas un sujet à la mode. Lorsque vous
touchez aux émotions des lecteurs, en parlant de vos propres émotions, vous
parlez à tout le monde. Les émotions sont universelles. Des romans très simples
comme « Le petit prince » ou « L’étranger » d’Albert Camus
ont touché le cœur de tous. Giono disait « Si tu veux être universel,
parle de ton village. » Il faut parler de son village avec sincérité. Si
j’écris une page que je ne sens pas, je la déchire et je la réécris tant que je
ne la sens pas vraiment. Parce qu’il n’y a qu’une seule chose qui compte dans
l’écriture, c’est l’authenticité. Cela ne veut pas dire la vérité. Cela veut
dire que l’on parle de ce que nous sommes profondément.
Sur quoi
travaillez-vous actuellement ?
Je continue à travailler sur mes cahiers, sur ce que je suis profondément. Sur l’authenticité d’un homme qui, bien entendu, a vieilli (quand je regarde mes mains, mes yeux, je vois que je vieillis) et il y a ce temps qui ne passe pas quand j’écris. Ecrire est un moyen d’abolir le temps, la mort, la vieillesse. C’est une manière de se soigner de tout. Je ne travaille pas, j’écris. J’écris, j’oublie que je suis mortel. Je suis aussi léger que le bond d’un chat, qu’un nuage, une goutte de rosée, un mot.
Propos recueillis par Isabelle Gaudé
« Les vivants au prix des
morts », de René Frégni. Prix des lecteurs Gallimard 2017.